Si je m’en réfère à Eric Chevillard, je viens de lire un bouquin inutile. Voir sa critique ici. Une littérature facile. Il n’a pas tord et, en refermant Les Souvenirs de David Foenkinos, je me demande encore si c’est de la bonne littérature. N’aurait-t-elle pas trop de sucres ajoutés, de graisses hydrogénées, d’émulsifiants, de colorants, d’exhausteurs de goûts, de conservateurs… ?
Bref, je me pose la question. Bref, qu’allez-vous pensez de moi ? Bref, allez-vous crier Mon Dieu !!! Elle apprécie DF !!! C’est pas possible, on va se désabonner, ignorer, boycotter… bref, vous allez me lâcher.
En même temps, je vous rétorque que David Foenkinos a fait partie des goncourables. Ce qui n’est pas une référence, m’assènerez-vous. Vous n’aurez pas tort : nos vieux jurés se sont probablement projetés dans les aïeuls de l’auteur, pour une fois qu’on les met en scène dans un récit touchant…
Toujours est-il que j’ai passé un bon moment avec le héros du livre — gardien de nuit dans un hôtel pour pouvoir écrire — dont le grand-père adoré meurt sans qu’il lui ait dit je t’aime (l’angélisme de Foenkinos). Sa grand-mère, un jour, se casse la margoulette chez elle, alors ses trois fils la mettent dans une « maison », contre son gré. Notre héros, le petit-fils, lui rend visite et voit bien qu’elle n’a pas sa place ici, qu’elle n’est pas assez gâteuse. Même qu’elle lui demande pour son anniversaire de la conduire chez elle pour revoir son appartement, y prendre quelques affaires. Hélas, ses fils l’ont vendu sans le lui dire. Alors un jour, elle disparaît. Elle fugue. Elle veut vivre. Et elle vit de drôles de choses ainsi que son petit-fils. Des hasards, des déceptions, des rencontres qui se font et se défont…
Dans ce bouquin même pas indigeste, Foenkinos a aménagé des trous normands, en italiques, des souvenirs de personnes ayant un rapport plus ou moins lointains avec l’histoire, Gaudi, Wayne Shorter, son futur beau-père, un employé des pompes funèbres, un pompiste…
Et puis on apprend qu’il a été achevé d’imprimer sur Roto-Page par l’imprimerie Floch, en Mayenne, le 14 juin 2011 ! Incroyable.
En sortant son smartphone de son duffle-coat juste pour vérifier qu’il n’y avait pas quelque chose de plus important que moi « à traiter » par mail ou SMS, Luka fit tomber « absolument débordée », cette critique acerbe des collectivités territoriales…
– Ah tiens, tu lis ce genre de bouquin, toi, m’exclamai-je en essuyant ma moustache de café. Tu t’intéresses à la vie publique ?
– Je kiffe compètement ! Ce million et demi de fonctionnaires qui ne glandent rien et sont payés par nos impôts ! En fait, c’est un vrai pamphlet, elle l’a écrit sous pseudo. Tu peux pas imaginer le gâchis dans la fonction publique, cette joyeuse bande de profiteurs …
– très souvent incompétents, comme dans le privé, remarque…
– qui pratiquent le népotisme à grande échelle , la flagornerie éhontée, la réunionite sans objet , et utilisent toutes sortes de subterfuges pour remplir un emploi du temps vide de sens et de tâches.
– Et ils font quoi ? Des suduku (mon mot du jour) ? des séances de jambes en l’air ? questionnai-je en m’essuyant à nouveau la moustache de café (ces horribles cafés mousseux de ces horribles lieux post-modernes équipés de wi-fi, sombres et qui se la pètent en tuant tous nos petits bistrots Le Père Tranquille ou Le Bar des Amis où, certes, le patron est souvent patibulaire, mais les sandwiches patrimoniaux et l’ambiance audiardienne. Bref…
– Probablement tout ça, mais aussi des déplacements inutiles et coûteux, des séminaires de formation à rien d’utile, des pots pour toutes les circonstances de la vie privée et publique, des jeux sur internet etc… C’est une charge énorme contre le service public (tiens, je n’avais pas remarqué qu’il avait un oeil plus petit que l’autre)
– Le problème, c’est que ça donne du grain à moudre à l’actuel président ! Lui qui veut tout privatiser avec ses frères, non ?
– Peut-être. En même temps, c’est un livre drôle, caustique on va dire (mon pote Luka est adepte de l’expression on va dire), distrayant mais… très énervant pour ceux qui, comme moi, prônent la justice sociale comme valeur fondamentale à la démocratie.
– Ah, c’est nouveau ! Toi qui arnaques en toutes circonstances…
– Pas la justice sociale, Arlette ! Je te rappelle que je suis délégué syndical !
– Oh, pardon ! Donc, l’auteure ? demandai-je en essuyant derechef ma moustache cappucineuse…
– L’auteure, Aurélie Boullet de son vrai nom, essaie de déjouer sa démarche qu’elle dit mal interprétée par nous (tu iras voir sur Google ici y a plein d’articles sur elle). Elle dit que quand elle vu l’étendue de cette farce, elle a bien essayé d’attirer l’attention des responsables sur le gâchis en question
– Et alors ? intervins-je en ignorant ma nouvelle moustache
– ils n’en avaient rien à foutre, mais rien de rien ! alors, elle s’est mise à écrire ce texte, le soir, chez elle, pour se consoler de son immense désillusion face à la réalité de la mission qu’elle avait briguée avec passion.
– Tu causes bien, Luka…
– Merci, Arlette. Donc, après une suspension de plusieurs mois sans solde, elle a été réintégrée à Bordeaux. Alors qu’elle avait été acceptée en Picardie !
– pourquoi en Picardie ? C’est tristouille la Picardie…
– C’était pour s’éloigner de ceux qu’elle avait stigmatisés. Et tu sais la plus belle ?
– Ben non, dis-je en sortant le paquet de préservatifs de mon sac pour lui signifier qu’il était temps de passer aux choses sérieuses
– Ils ont préféré la garder et lui donner un autre poste. Vous avez dit bizarre ?
– Heu.. non, mais j’aurais pu, ajoutai-je en ouvrant la boîte de Durex et comptant combien il restait de coups à tirer.
– Et tu sais quoi ? L’affaire n’est pas prête de se tasser
– n’est pas près de, Luka. pas près de se tasser. Tout le monde confond mais si tu veux, je peux te donner le truc pour t’en souvenir…
– Je m’en bats les couilles ! T’es contente ? T’es vraiment chiante par moment. Ça me fait débander ! Pffff
– Excuse-moi. Luka. Donc pas près de quoi ?
– pas près de se tasser puisque les droits du bouquin ont été achetés pour le cinoche. Ils vont nous coller Ludivine Sagnier, Franck Dubosc et Antoine Duléry et ça va faire un tabac, cette histoire de planques en or que nous avons l’honneur de financer avec notre TVA et accessoirement nos impôts !!!
– Rassure-moi : il y en a quand même des bons, des fonctionnaires territoriaux, non ?
– J’ose l’espérer. Des mecs sérieux, attachés à bien faire et désireux de servir, on en trouve encore. On plie ?
Il a déjà décampé, me laissant régler le tip et lâchant la porte sur ma pomme pour bien me prouver qu’il n’a pas l’hypocrisie de se montrer galant alors qu’on leur demande juste, à ces braves garçons, de nous faire passer un bon petit moment sexuel et sans conséquence.
Absolument dé-bor-dée ou le paradoxe du fonctionnaire, par Zoé Shepard, Albin Michel 2010 (déjà ou bientôt en poche, sûrement)
Le livre s’appelle Désolations, mais en anglais plus sobrement Caribou Island, c’est le deuxième d’un auteur talentueux, David Vann, dont le premier a reçu le Médicis étranger 2010.
Ça se passe dans le riant (!) Alaska où il fait moche, où les villages sont moches, où le temps n’est pas terrible et où l’ennui rôde avec les ours affamés. Je ne vais pas vous narrer le pitch mais sachez que j’ai trouvé l’aventure de ces quelques couples passionnante, qui interroge sur l’amour, le mariage, la (ou l’in) fidélité, la pertinence à rester coûte que coûte ensemble alors que chacun pourrait sauver sa peau loin de l’autre et que tout irait mieux, même pour les grands enfants. L’égoïsme pharamineux du mari qui, équipé d’oeillères et rétif à toute anticipation, décide d’aller construire une cabane pour y habiter avec sa pauvre femme affligée brusquement d’une migraine monstrueuse et insoignable. Le lieu : une île inhabitée, sans rien donc, ni électricité ni eau ni réseau. Ils y accèdent en barcasse, essuient des tempêtes, en attendant d’y être bloqués par les glaces. Le premier problème : il ne sait pas comment ça se construit, une cabane. Il ne fait pas de plan, improvise, esclavagise sa femme malade, lui fait trimballer les rondins, les plaques de tôles. J’espère toujours qu’elle va le laisser à son destin, dans sa hutte, et reviendra à une vie plus normée mais que voulez-vous, elle ne peut pas vivre sans lui. Un roman d’amour ? Euh, l’amour a un sale goût, je vous le dis tout net !
Ça fait sinistre, ça l’est, mais il y a les aventures parallèles de leurs enfants en couple, les pièges tendus, le suspense d’une trahison. Ça égaie vaguement l’île perdue, le froid, la tempête, le conflit qui monte dans ces tentes glaciales où agonise le lien parental.
C’est écrit au cutter, c’est acide mais, avantage certain, ça fait apprécier la couette sous laquelle on est bien au chaud pendant que la glace commence à prendre dans les dernières pages de ce roman … sans issue ? J’ai adoré et vais me jeter sur le premier livre, Sukkwan Island de cet écrivain insulairophile.
Large extrait de l’Express ici. Ça donne une idée de l’ambiance.
L’écologie en bas de chez moi de Iegor Gran est réjouissant. Parce qu’il s’attaque à un tabou : la posture écologique. Oui, je sais, vous allez me dire, on a déjà eu Allègre puis actuellement Bruckner qui tourne sur les plateaux et dont l’argumentation, ou la présentation, est plutôt agaçante. Gran, lui, commence avec un truc qui me plaît bien car il s’attaque, dans un courrier à Libé, au monument (de fallaciosité) qu’est Home d’Artus-Bertrand — que je peux me vanter de ne pas avoir vu — dont il a violemment critiqué la forme esthétisante qu’il a comparée aux films de Leni Riefenstahl défendant la cause d’un certain Adolf.
La critique porte aussi sur son caractère d’obligation à être vu : projection simultanée dans 130 pays, gratuite sur les Champs, Central Park, You Tube etc… comme un lavage de cerveau adressé à nous tous. Ayant reçu un flot de critiques, constatant comment les gens révèrent cette nouvelle religion qu’est l’écologisme, fustigeant cette cause de dissension violente avec ses amis et ses voisins, il décide d’écrire ce bouquin, très argumenté d’ailleurs, d’une plume incisive et extrêmement réjouissante. Non que je me réjouisse des saccages infligés à notre bonne vieille terre ! Mais comme il dit, ce n’est pas en triant nos ordures ou « en faisant un geste pour la planète » (la pub de Gaz de France et consorts), qu’on s’en sortira. Là- dessus, il n’a pas forcément raison mais c’est bon que quelqu’un s’attaque à la bien-pensance de ceux qui font commerce (ô combien fructueux) de cette cause ! Et puis il aborde toutes sortes de domaines avec une mauvaise foi qui n’a d’égale que sa causticité.
Gérard Collard, le tintin des libraires, nous en touche un mot ici. Et vous pouvez lire cette critique des Inrocks qui en dit plus. Pour vous mettre en bouche, quelques impressions. Sur les voisins ;
« Les voisins, il faut les aimer. Les voisins sont toujours bienveillants, valeureux et civiques. Et je ne dis rien de leur beauté — cette force intérieure qui rayonne, ce sens du tact, cette poésie ! Mieux qu’une voyante, ils savent ce dont on a besoin. Mieux qu’un docteur, ils soignent nos égoïsmes. Il sont vigilance, ils sont probité. »
Sur l’autofiction : « A quoi sert-elle ? A protéger la planète. Car quand l’écrivain fabrique ses libres avec des bribes de sa vie insignifiante, il recycle […] Misérable est l’écrivain qui se sert de son imagination pour produire des textes nouveaux. Que d’énergie dépensée ! Gâchis de neurones et d’heures de sommeil ! Et dans quel but ? produire un texte qui ira gonfler la marée des écrits […] L’imagination pousse à la surconsommation. A contrario, l’écrivain d’autofiction est un écrivain responsable. ll ne perd pas de temps à se documenter : il a tout sur place, au fond du nombril et dans son cul, il n’a qu’à se baisser pour cueillir l’inspiration. Il est auto-suffisant, comme ceux qui se lavent à l’eau de pluie et font du compost pour faire pousser leurs radis, leurs courgettes. »
Pour finir d’être complètement énervant, ce bouquin est bourré d’immenses notes de bas de pages en corps 6 dont la somme des signes est, je le parie, plus importante que celle du texte lui-même.
Je viens de finir Priez pour nous de Lionel Duroy dont « le Chagrin », paru l’an dernier, m’avait bouleversée.
Si vous trouvez que votre enfance n’a pas été extrêmement épanouissante, qu’elle fut même calamiteuse — il y a miteuse dans calamiteuse — entrez dans celle de Duroy. Il a écrit ce bouquin en 1990 après, comme on dit, l’avoir porté longuement. Il faut dire que vivre chez les Duroy, c’est plus proche de l’enfer que du purgatoire. Une mère mégère qui vit plus haut que son cul, un père à la ramasse qui essaie de se démerder pour éviter les catastrophes, qui ment, échafaude des plans foireux, sacrifie la scolarité de ses aînés aux exigences hystériques de mon Minou, sa femme, celle qui crie, qui le tape, qui le griffe, qui fait la grève de tendresse sauf une fois par ci par lç et ça loupe pas, qui se retrouve enceinte à chaque coup de rein. Le père, Toto, qui appelle ses gosses « mon vieux », il en aura dix, plus un petit mort. Les aînés seront ses complices, traités comme des sbires. Les petits, on n’en parle pas, ils sont quelque part au fond d’un appartement agrippés aux basques de la mère mal-aimante ou de la bonne Thérèse, trop bonne celle-ci.
Le jour où tout bascule c’est quand ils sont expulsés manu militari et publiquement du bel appart de Neuilly. Puis recasés dans deux logements mitoyens d’une HLM dans une cité ouvrière. La mère ne vit plus, son standing est définitivement pulvérisé. Le père n’arrête pas de promettre que tout va s’arranger mais ils vont de Charybde en Scylla, plus de gaz, plus d’électricité, plus d’école privée — l’école laïque étant inenvisageable — plus de fric, rien à bouffer, plus de boutons aux manteaux. La mère devient folle, déprimée, on l’enferme plusieurs mois.
L’enfant Duroy se débat dans cette vie pourrie sans horizon, sans espoir, sans amour, si, celui de son père qui le traite comme un homme pour son plus grand malheur. Il faudra quitter ce merdier où rien n’est possible. Ce qu’il fera avec un aîné. Mais, peu armé, peu formé au bonheur dont il ne connaît pas le schéma, il a toutes les chances de reproduire cette situation invivable dès ses premières années de grand en mettant son amoureuse en cloque. A cette époque, c’est pas gagné !
Duroy s’est évidemment gravement brouillé avec tous les membres de sa familles en publiant son histoire. En grattant sous les croûtes, en fouillant dans les ordures, en exhibant leur misère. Mais il le fallait. Ce livre est formidable. C’est du Zola mais avec un zeste de Petit Gibus et du Truffaut des 400 coups.
Priez pour nous, par Lionel Duroy chez J’ai lu. Le Chagrin est aussi en poche. Pour voir une vidéo ou l’auteur parle de ces livres : site ici
Ce bouquin, c’est comme une friandise interdite par le Régime. On le pique en cachette et on fait comme si de rien n’était. C’est un livre aux phrases souriantes, aux aphorismes délicieux, aux notules amusantes (il y est aussi question de rotules qui dansent, je ne sais plus) et aux apartés incongrus. Pour ce qui est de la forme, c’est parfait. Pour ce qui est du fond, c’est … plus classique. Comme on dit : « boy meets girl ». C’est une histoire d’amour, puis une histoire d’amour. DF, l’auteur, nous fait avaler les couleuvres de la deuxième histoire d’amour de l’héroïne. On n’y croit pas, on ne veut pas y croire, puis on se dit : au fond, si cet homme lui plaît. Bon, OK,OK. On se régale, toujours sur la forme, mais le fond remonte à la surface et lorsque le livre s’achève on se dit : « Est-ce que ce livre est bien ou pas ? Est-ce que je ne vais pas me faire tacler si j’en dis du bien autour de moi. » Et aussi : « Mais pourquoi me posé-je cette question ? » Hein ?
Parce que. Parce que ce livre est plein de bons sentiments,de trop bons sentiments. La fille est parfaite c’est à dire que même ses défauts sont parfaits et ses qualités nuancées. On la voit. On se dit : tiens, et ce serait qui, si on faisait un film ? Ce serait sans hésiter Audrey Tautou. Non, pardon. Ça serait Amélie Poulain. Et voilà-t-il pas que j’apprends que DF vient de tourner cette histoire avec… Audrey Tautou. Finalement, ça devient un livre avec Tautou.
Je me dis alors : « Allez, quoi, ne sois pas snob, ce livre t’a procuré du plaisir, y a pas de quoi en faire un pâté ou te foutre la honte. ». Je me réponds : « tu as raison ».
C’est un livre de poche dont on parle beaucoup parce qu’il a reçu 10 prix, c’est louche, qu’il se vend comme des petits pains (c’est chelou) et que son auteur fait le tour des plateaux (c’est lourd). J’espère (c’est idiot) qu’il ne va pas se retrouver dans le peloton des Gavalda, Olivier Adam et Moix et Moix et Moix, parce qu’il est bien sympa, ce David. Un précédent livre « qui se souvient de David Foenkinos », regard acerbe sur le glorieux travail de l’écrivain, m’avait bien amusée. Mais il n’était pas aussi Marshmallow.
Bon, c’est tout, vous en faites ce que vous voulez…
Jim Fergus, venu en France pour la promo de son succès Mille Femmes Blanches, y rencontra une dame qui avait connu sa mère. Marie-Blanche, d’origine française, fille de Renée, française, qui connut un destin bien tragique. Jim, qui en savait forcément long sur l’alcoolisme de sa mère, fit des recherches sur les deux femmes, retrouva le journal de sa mère et tricota ce que furent leurs deux vies, faites d’excès et d’incompréhension. Ce livre vient de sortir.
Comme dans un montage cut, le récit alterne l’histoire de l’une et de l’autre, comme s’il fallait comparer la force de caractère de l’une à la dévalorisation de soi de l’autre. Née en France à la fin du XIXème, Renée fut donnée clandestinement à un couple d’aristos stérile. Joviale et futée, la petite observa la nature humaine de ses différentes cachettes et ne tarda pas à découvrir la turpitude de sa mère qui s’envoyait en l’air avec son beau frère, un homme capricieux, audacieux, brutal et priapique. Elle en fit son modèle de vie : savoir comment faire pour obtenir ce qu’elle voulait quels qu’en soient les moyens. Cet oncle deviendra son père adoptif à tendance pédophile, puis son amant et son mari. Riche producteur de coton sur la Nil, il forme la nièce à sa vie et, comme c’est raconté crument, à son vit à la taille impressionnante. Renée, bien que surveillée, n’en fera qu’à sa guise et se servira de cet homme — qu’elle aima passionnément — pour assouvir ses désirs d’argent, de fête, de séduction. Un mariage forcé plus tard, elle décide d’avoir un enfant, puis un autre car le premier, Marie-Blanche, ne lui convient pas. Elle les abandonnera au père pour suivre un don Juan mais, chaque fois qu’elle verra cette enfant ratée, elle ne se privera pas de lui répéter comme elle est moche et bête.
Cette pauvre Marie-Blanche n’aura pas forcément une enfance malheureuse, et sera récupérée par un de ses beaux-pères, riche industriel américain (d’où la nationalité de l’écrivain). On réussit à la fiancer à un aristo de belle engeance mais le père de celui-ci veut lui faire goûter ses meilleurs vins. Elle finit fin saoule, se vomissant dessus et couchant avec le frère du fiancé. Fin des beaux projets. Un jour, secrètement, elle épouse un bel homme tendre « mais » sans fortune. Il l’emmène vivre dans un bled. Et malgré l’amour et la gentillesse, l’alcool va ruiner sa vie. C’est la père (dont Jim Fergus ne parle pas) qui s’occupe des trois enfants dont l’un, le préféré forcément, est mort faute de surveillance à 7 ans. Drame, reproches, culpabilité… Marie-Blanche fait cure sur cure mais elle replonge sans cesse dans l’alcool jusqu’à se suicider. L’histoire ne dit rien de l’enfance forcément dramatique de l’écrivain.
Passionnant, très bien écrit, avec force descriptions, dialogues et traits d’humour, ce pavé nous embarque dans une extraordinaire épopée à cheval sur trois continents et plus d’un siècle, auprès de personnages forts en gueule, outranciers, sans gêne et vraiment infréquentables !
Matt Madden a eu l’heureuse idée de réaliser 99 exercices de style selon les contraintes similaires à celles de l’Oulipo, l’Ouvroir de Littérature Potentielle initialisé en 47 par Queneau, Jacques Roubaud, Perec, François le Lionnais, tapez Google, merde quoi.
Cette hilarante BD d’Oubapo (Ouvroir de Bande Dessinée Potentielle pour ceux qui ne suivent pas mais qui se demandent comme moi pourquoi ce « a ») représente six années de boulot et comme le dit l’auteur auquel je laisse l’entière responsabilité de cette formule : c’est le plus grand corpus de contraintes transformatrices.
La matrice montre un jeune homme quittant son bureau/ordinateur, passant dans une pièce où montre un escalier d’où sort un phylactère demandant l’heure. Il lui répond en ouvrant le frigo, puis devient songeur en regardant à l’intérieur, se demandant ce qu’il était venu y chercher.
A partir de là, Matt Madden a brodé 99 (ou 98 ?) façon de raconter cette simple anecdote : Le point de vue de la fille qui demande l’heure, celui du voisin d’en face, celui du frigo, la narration de la scène par le héros, le récit en flash-back, en déjà-vu, en une case, en trente cases, façon manga, polar, western, anticipation et tellement d’autres plus fun, tragiques, décousus, mensongers, sinistres, plats, mini— ou maximalistes… Une grande leçon d’imagination !
99 exercices de style / 99 ways to tell a story (2005). L’Association 06 Collection Ciboulette.
Prix du livre France Inter, c’est un drôle de bouquin tramé par une drôle d’auteure, Olivia Rosenthal, qui aime se documenter pour raconter ses fictions. Pour ce livre, dont le titre le rend plus léger qu’il n’est, elle voulait d’abord parler des animaux, car tout le monde aime les animaux. Puis, en structurant son récit, elle a compris qu’elle devait aller là où sont traités les animaux : labos, boucheries, élevages en batterie ou non, abattoirs. Donc il s’agit aussi de l’interaction entre l’homme et l’animal en même temps que de la similitude entre élevage et éducation. Le récit principal est celui d’une enfant qui rêve d’un animal vivant à la maison mais qu’elle n’aura jamais. Ou alors un animal dont elle ne rêve pas, un canari, échappant au pire : le poisson. On pense qu’elle voulait un mammifère. Puis cette enfant grandit et renonce à des tas de choses, face à ses parents qui ne la comprennent pas, pas plus que le reste de la société, les étudiants, son mari, ses collègues, qui l’obligeront à composer avec ces données pour pouvoir s’en sortir. Comme les animaux de laboratoire ou d’élevage qui peuvent trouver quelque part un certain confort à vivre ce qu’on leur inflige, car, si l’on en croit l’auteure, leur pauvre vie s’y déroule dans les meilleures conditions possible concernant leur bien-être.
Ce livre passionnant est plus compliqué à expliquer qu’à lire car il se compose de courts paragraphes alternant sur les lois éthiques, les aménagements, l’imprégnation, la dépendance etc, dans un style très clinique. Il fait aussi référence à quelques films fondateurs pour l’héroïne tels King-Kong, Rosemary’baby et surtout la féline de Tourneur où elle attend la métamorphose de la femme en animal dangereux, ou libre, comme elle-même attend la sienne.
Pour en savoir plus sur sa démarche, lisez son interview ici.
Chaque phrase est un coup de poing dans la gueule. C’est trapu, le danger guette à chaque page. Des esseulés, des cabossés, des ultra perfectionnés convergent à Coca, ville imaginaire et exotique d’un pays comptant encore des Indiens qui voient d’un sale œil ces killers technocrates détruire les tombes de leurs ancêtres et massacrer leur lopin de territoire. Des écolos qui conchient la géante construction susceptible de liquider quelques poissons, algues, papillons et autres raretés de cette embouchures vibrante mais réussissent à stopper l’érection malfaisante quelques semaines, le temps que certains ailés puissent nidifier. Il y a des Chinois, des gens de Marne la Vallée ou de l’Ontario, et les fameux Indiens acrobates capables de faire les cons, ce qu’ils font, au sommet des tours du pont, menaçant les services de sécu. Il y a des femmes qui rament pour ne pas être en retard malgré les coups dans la tronche de leur époux éclopé ou de leur aîné perdu pour la société, il y a des bars où se diluent la sueur et les larmes, il y a là-haut, tout là-haut, un coït improbable dans la cabine du grutier aménagée en love room pour une petite heure, il y a des coups de couteau dans des bides, il y a des passés qu’on essaie d’enterrer mais qui resurgissent dans les boues, et puis des mots et des phrases qui t’explosent la tête, c’est violent et beau, c’est rêche, ça rentre au chausse-pied dans le crâne : du pur XXL, une écriture vingt dieux de vingt dieux! Faut aimer ça, c’est amer, acide et ça pique ! Moi, j’ai trouvé ça énorme, ça m’a scotchée. C’est du lourd. Prix Medicis, remarquez, ce qui ne veut souvent rien dire !