Journal d’un vide

Dans ce livre, Journal d’un vide, madame Shibata est une trentenaire employée dans une entreprise de contrôle de tubes en carton. C’est d’autant moins passionnant comme job qu’étant la seule femme de toute l’équipe, c’est à elle qu’incombent les tâches dites féminines dans les sociétés machos comme le Japon : rangement des salles de réunion, café à faire, à servir, à débarrasser etc. Un jour, elle en a marre, la vision et l’odeur de mégots dans un fond de café l’écœurent, alors, pour couper court à cette corvée, elle déclare qu’elle est enceinte et que cela lui donne des nausées.
Elle n’est pas enceinte, elle vit seule, n’a pas de liaison. Elle travaille face à un employé comme elle qui ne cesse de l’observer, de la scruter.
Elle tient bon. Du coup, elle accède aux privilèges réservés à son état : quitter tôt, être respectée, ne plus accepter certaines tâches. Elle découvre les heures de pointe de l’après-midi mais aussi le plaisir de trouver encore des produits frais au super market et d’avoir le temps de cuisiner, et même de prendre des cours de gym prénatale.
Il lui faut adapter son physique au mensonge. Ça commence par des tissus enroulés sur son ventre puis, comme elle mange beaucoup et qu’elle grossit, elle s’en passe. C’est un peu là où le bât blesse, ainsi que la séance d’échographie. Tout ça manque un peu d’explications crédibles. La fin est un peu schématique aussi. Certes, ce n’est pas un chef d’œuvre mais l’intérêt de cette fable est de nous faire découvrir le monde du travail au Japon où la femme a encore fort à faire pour une certaine égalité…

Journal d’un vide d’Emi Yagi, 2020. Traduit par Mathilde Tamae-Bouhon. Aux éditions de poche 10/18. 212 pages, 8,60 €.

Texte © dominique cozette

Et nos yeux doivent accueillir l’aurore

Drôle de titre pour ce livre de Sigrid Nunez, qui est extrait de la chanson Restless Farewell de Bob Dylan, morceau fétiche des deux héroïnes. Rien à voir avec le titre anglais The last of her kind (la dernière de son espèce). Et nos yeux doivent accueillir l’aurore est, outre une histoire des mœurs américaines des années 70 aux années 90, celle de deux amies qui se sont rencontrées sur le campus d’une petite université. La narratrice, George (pour Georgette) a fui son milieu familial moche, violent, ennuyeux, et sa copine de chambre, Ann, a fait de même pour des raisons opposées : elle ne veut plus de la vie de luxe de ses parents, leur héritage culturel foireux et cette fortune créée sans aucun doute sur le dos de l’esclavage. Totalement radicalisée, elle souhaite même avoir une copine pauvre et pourquoi pas noire ?
La suite, une fois n’est pas coutume, je la vole à Babelio car j’ai la flemme d’éplucher la densité de ce roman :
« Au travers de la relation d’amitié chaotique entre Georgette et Ann, c’est l’histoire récente des USA qui nous est racontée : du vent de liberté apporté par les années 60 au puritanisme des années 90 en passant par Woodstock, les hippies, les mouvements pour les droits civiques, les Black Panthers et le Weatherman, l’apparition du sida. Georgette, narratrice, nous montre le contraste entre une époque de libertés et d’expériences en tous genres (sexe, drogues), de luttes et de convictions, et celle qui, à peine deux ou trois décennies plus tard, apparaît tout aussi précaire mais beaucoup plus dure, étriquée, dangereuse. Avec cette question paradoxale : pourquoi, comment est-on passé de l’une à l’autre ? »
« Voici quelques uns des thèmes intéressants dans ce roman : féminisme, militantisme, hippie, anti-racisme, drogues, inégalités, « sex, drug and rock’n roll ». D’autant que ces sujets sont traités de façon originale et décalée. Le point de vue d’Ann, la jeune fille de bonne famille, riche, trop empathique, se confronte à celui de Georgette, issue d’un milieu très défavorisé qui cherche à s’élever socialement, et enfin à celui de Solange, la fugueuse junkie bipolaire qui a décidé de « vivre à fond »… le tout saupoudré de nombreuses références, souvent intelligentes, toujours documentées. Avec parfois des longueurs (particulièrement un épisode de trip entre sœurs ou le récit carcéral de fin d’ouvrage). »
Mais malgré tout, il y a beaucoup à piocher dans ce livre plein d’idées, de références, d’anecdotes et même d’un résumé de la vie de Simone Weil, la philosophe.

Et nos yeux doivent accueillir l’aurore de Sigrid Nunez (2005 aux USA, 2014 en France). Traduit par Sylvie Schneitter. Au Livre de Poche. 540 pages, 9,70 €

© partiel dominique cozette

Fabriquer une femme

C’est le dernier livre de Marie Darrieussecq, une autrice qui ne me passionne pas toujours. Dans Fabriquer une femme, elle reprend les deux filles qu’elle nous avait présentées dans d’autres romans (que je n’ai pas lus), Rose et Solange, habitant un bled nommé Clèves où elle a déjà situé ses histoires. Ces deux ados, les meilleures amies du monde, habitant l’une en face de l’autre, commencent à diverger à l’âge de quinze ans. Car à quinze ans Solange accouche très très douloureusement d’un môme dont elle ne voudra pas, dont elle ne sait pas trop qui est le père. C’est la cata. Rose, elle, continue son petit bonhomme de chemin, sage, studieuse et commence à se dévergonder gentiment lorsqu’elle va étudier « en ville ». Elle découvre l’alcool, les fêtes, le sexe.
Ce qui est marrant dans ce livre, c’est qu’il nous est raconté par les deux bouts de la lorgnette, d’après Rose, puis d’après Solange. Ce ne sont pas les mêmes sons de cloche, bien sûr. L’une fait ses études, retrouve ses parents le week-end, une famille solide, aide ses voisins etc. Le garçon dont elle est tombée amoureuse très jeune deviendra son amoureux officiel et aura le droit de passer ses après-midi dans la chambre de la jeune fille, porte fermée. Tous deux sont à la découverte de leurs corps et de leurs émois, inexpérimentés, hélas pour leurs premières expériences fatalement décevantes. Mais elle l’aime, c’est réciproque et elle sait qu’il sera son mari et le père de ses enfants.
Solange quant à elle vit mal sa vie de famille qui n’est pas une bonne famille. Elle abandonne le bébé à sa mère qui l’a prénommé Thierry, aïe, en souvenir d’un bébé qui est mort avant Solange. Pour Solange, la vie, c’est le théâtre, le cinéma, la télé, séduire, vivre à la marge. Ce trajet l’emmènera jusqu’à Hollywood (via Londres) où elle peut enfin briller. Enfin pas toujours. Elle gagne super bien sa vie mais est-elle heureuse ?
Elles se reverront plus tard, adultes, dans la grande métropole californienne, lors d’une première où toute la famille de Rose est invitée ainsi que les parents de Solange et son fils, grand ado handicapé mental. Car le film doit consacrer Solange. Mais mais mais…
Ce livre est distrayant, Marie manie la plume avec talent mais je trouve que tout ceci manque de sincérité. Je veux dire que c’est un peu clinquant, on cite des noms de lieux, de people, on peut même coucher avec… j’ai eu l’impression que MD nous faisait faire une visite guidée dans années 80-90. Avec Internet, ces intrusions dans le passé sont devenues courantes, précises et faciles. A part ça, comme je l’ai dit, ça se lit bien, que demander de plus ?

Fabriquer une femme de Darrieussecq, 2024 chez P.O.L. 334 pages, 21 €

Texte © dominique cozette

Retrouver l’assassin de sa sœur

Ce livre de rage et d’amour s’intitule L’Invincible été de Liliana et a été écrit par la sœur de Liliana, Cristina Reverza Garza, trente ans après son l’assassinat par son « petit ami », harceleur qu’elle avait décidé de quitter. Ça se passait au Mexique, l’un des pays les plus violents pour les femmes, où les féminicides ne se comptent plus.
Trente ans après donc, Cristina tente de faire rouvrir le procès et retrouver l’assassin qui a pris la fuite après le meurtre par étouffement. Certes, il n’est pas facile de retrouver tous les proches de la jeune femme, morte à vingt ans en 1990, étudiante brillante en architecture, grande, sportive, libre, curieuse, drôle, appréciée de tous et qui avait pour projet de continuer son cursus à Londres l’année suivante. Cristina s’est acharnée à rencontrer toutes ces personnes et surtout à décrypter dans la myriade de notes, dessins, mots, archives de toutes sortes jamais datées, l’historique de la jeune vie de Liliana. On se rend compte de par son vocabulaire et ses poésies qu’elle cogitait intelligemment, se posant de bonnes questions sur la vie et les relations humaines. Et surtout qu’elle ne se voyait pas s’installer avec le jeune hommes qu’elle fuyait souvent mais avec qui elle se réconciliait souvent aussi. Personne de son entourage, ni même sa sœur qui faisait ses études aux Etats-Unis n’était au courant de la relation toxique du gars, de sa brutalité et de sa violence, elle gardait ça pour elle, elle ne s’est jamais plainte. Même si parfois, cela rejaillissait sur son humeur ou sa peau.
Mais c’est bien lui qui s’est introduit dans son bout d’appartement en coloc cette nuit-là, très discrètement, et qui a étouffé sous un oreiller celle dont il refusait la rupture. Chanson connue, pourtant.
Le plus dur, pour les parents, c’est qu’ils étaient partis plusieurs mois en voyage pour clore agréablement leur vie de labeur par un long périple aux quatre coins de l’Europe, leur superbe récompense. Ils étaient injoignables… Les obsèques ont été célébrées sans eux, ils ont appris cette immense tragédie à leur retour au village.
C’est un livre plein d’amour pour une jeune femme qui promettait, comme on dit, dont l’avenir semblait radieux. Et plein de rage aussi contre non seulement l’assassin mais aussi le système patriarcal dans son ensemble qui perpétue les crimes fats aux femmes.

L’Invincible été de Liliana de Cristina Reverza Garza, traduit par Lise Belperron. 2024 aux éditions Globe. 392 pages, 23 €.

texte © dominique cozette

Ah les mères toxiques !

Jeannette McCurdy raconte son histoire. Génial, ma mère est morte est ce qui lui est arrivé depuis qu’elle est petite fille et que sa mère a décidé d’en faire une vedette du petit écran. Leur vie, alors, est assez pourrie. Le père est d’un pénible épouvantable, les frères oui bof et la maison est carrément une déchetterie. Tout s’y empile, s’y entasse, les différentes pièces sont emplies jusqu’à la garde de saletés à tel point que les chambres d’enfants ne peuvent plus servir. Alors chaque soir, ils déplient des espèces de matelas, des futons peut-être, sur le parquet du « salon » (du salaud, oui). Horreur. Les factures ne sont jamais honorées, c’est l’enfer.
C’est là que la mère a une idée lumineuse. Puisque sa fille Jeannette, qu’elle adore et qui l’adore, est mignonne, pourquoi ne pas en faire une mini-vedette des séries enfantines ? Alors, la machine se met en route. De casting en casting (lever à cinq heure du matin) de cours de maintien en conseils de comportement pour se faire aimer des agents, la petite affronte le monde terrible du show-business sans aucun plaisir. Elle déteste. Mais elle aime tellement sa maman qu’elle lui obéira aveuglément pendant de nombreuses années (sa mère continuera à la doucher jusqu’à l’âge de seize ans. Pour mieux la contrôler, bien sûr).
Et ça marche, même si le vedettariat est un peu long à démarrer. Grâce à la petite qui commence à faire son trou, l’argent rentre chaque mois, c’est formidable.
Mais aïe, à onze ans, des petits seins pointent. Ah, non, pas de ça Jeannette ! Tu es une enfant vedette, tu dois rester une enfant. Le fait qu’elle soit un petit modèle arrange déjà bien les choses, mais il faut empêcher les hormones d’entreprendre leur travail de sape. Alors hop ! Régime draconien. Et quand je dis régime, je dis famine. L’anorexie s’annonce sans que la fillette s’en émeuve. Elle est contente de déguster sa feuille de salade puisque c’est sa mère qui le lui demande. Jusqu’au jour où elle découvrira que vomir, c’est aussi une bonne solution. Donc boulimie.
En même temps, sa mère souffre d’un cancer du sein, il ne s’agit pas de la mécontenter. L’amour de la gamine déborde de partout, pauvre gamine. Mais la mère ne meurt pas encore, elle s’en sort, s’y remet avec rage, elle tutoie tous les importants, les paparazzi sont ses potes, elle fait le buzz pour qu’on parle de sa fille et la gloire arrive suivie de toutes ses odeurs de rance.
C’est un livre extrêmement bien conçu car évidemment, on prend parti pour la môme qui raconte bien et qui se moque d’elle-même. C’est frais, désespérant et très drôle. Les courts chapitres traitent chacun d’un thème important au royaume des mini-stars et des bêtes d’Hollywood, on comprend comment les choses se trament, on y voit la douleur, les sacrifices, les désillusions et bien souvent les addictions avec tous les produits auxquels les victimes s’accrochent pour se consoler d’être autant exploitées. La déglingue, l’alcool, la dope, le sexe sont entrés dans la vie de la jeune star, qui dépérit de mal-être, de désespoir, de honte et de dégout d’elle-même, merci maman. Qui finira par mourir. Mais pour autant restera le grand amour de sa fille, même si elle apprend, par des cures, qu’elle a fait preuve d’une profonde maltraitance à l’égard de sa fille.
Ce n’est pas un livre glauque, la jeune femme a su faire de son histoire le fond de commerce hilarant de ses spectacles qui sont très appréciés.

Génial, ma mère est morte de Jeannette McCurdy (I’m glad my mum died, 2022), traduit par Corinne Daniello, livre dédié à ses trois frères cités. Edition JC Lattès, 2024. 396 pages, 22,50€.

Texte © dominique cozette


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