Vous croyez que je parle de notre mois pourri ! Que nenni, je parle du joli mai 62, merveilleusement filmé par Chris Marker et Pierre Lhomme. Aussi pourri que le nôtre, très froid mais moins de pluie. Qui sort flambant vintage sur nos écrans.
Le réalisateur s’est intéressé au Paris des accords d’Evian qui mettait fin à la guerre d’Algérie, et a filmé un panel de personnages y vivant, y travaillant, y purgeant leur peine ou leurs amours.
Bistrotiers, ouvriers, commerçants, amoureux, petites bourgeoises, on y croise tous ceux que j’ai connus ado. Les témoignages, même quand ils sont longs, sont toujours instructifs et il est surprenant de voir comme cette année-là, en plein mitan des Trente Glorieuses, est tristouille, grisâtre et pauvrette, disons-le tout net. Pas de bling-bling ni de rêves plus gros que le portefeuille — souvent plat — à tel point que les gens ne savent pas ce qu’ils feraient d’une grosse somme d’argent à part un logement et des loisirs très banals. Des petits rêves, des ambitions étriquées. C’était un temps où n’osait pas péter plus haut que son cul, si je peux me permettre.
Oui, c’était une vie simple où l’on rêvait mariage et enfants. Et santé. Les logements sont souvent insalubres, moches, sombres, sans confort, sans parler des bidonvilles. Une femme pleure de joie quand on lui annonce qu’elle est relogée (elle qui vit dans 2 pièces avec son mari et ses huit z’enfants) ! Mais ce nouvel appartement qui la comble de joie, c’est à peine si on oserait y entreposer quelques préciosités. C’était ça, le bonheur, rien, pas grand chose.
Quelques femmes timides, elles laissent parler leur homme à leur place, une femme à chats qui préfère vivre seule que de se colleter avec l’inhumanité de la société, trois jolies soeurs au discours politique rudimentaire et contradictoire. Le général qui vient saluer ses morts, une boîte où l’on twiste mais sur une musique de jazz (c’est quoi, ce travail, Michel Legrand ?), les jeunes femmes en petites robes et colliers de perles, les jeunes gens en costards et chaussures cirées.
Un charmant jeune homme noir puis un autre, algérien, non moins charmant, se confient sur leur vie pas facile et sur le racisme latent, un boursicoteur râle parce qu’on interviewe de jeunes commis et que ce n’est pas à eux de prendre la parole (« pourquoi ne pas interroger des bébés de deux mois ? » ajoute ce monsieur bien-penchant), un cafetier rieur nous vante son quartier de la la Mouffe. Un mariage comme ils étaient avant avec ses tontons bourrepifs qui entonnent le Clair de Lune à Maubeuge et la mamie hilare avec ses lunettes-nez-moustache à la Groucho…
Et beaucoup de visages fermés, soucieux, froncés : non, ils ne sont pas heureux, ces Parisiens, conclut le film avec la voix slamée d’Yves Montand.
Avec le recul, c’est vrai qu’on était premier degré à cette époque. Les gens râlaient mais n’étaient pas hargneux, la jeunesse sortait son nez mais respectait les anciens, les politiques étaient chenus, les hommes portaient cravate et veste, les femmes ne votaient pas, à quoi ça aurait servi ?, les embouteillages régnaient,les cheminées fumaient, les flics couraient ridiculement avec leur pèlerine au vent, les yéyés — le peu qu’on en voit — circulaient en Deudeuche avec les pieds sortant du toit. Il y avait encore la Roquette, prison de femmes et de bonnes soeurs, non chauffée, à la Bastoche, et les morts du métro Charonne dans les mémoires. Et les grèves.
Chris Marker, mort l’an dernier à 91 ans, avait tourné une soixantaine d’heures de rushes pour un film au départ de 7 h. Il eut plusieurs récompenses notamment le Lion d’or de Venise. Il vient d’être restauré et reformaté (2h30) pour sa re-sortie. Il a d’ailleurs été présenté à Cannes cette année. Superbe témoignage.
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Le joli mai de Chris Marker et Pierre Lhomme, restauré, actuellement sur les bons écrans.
texte © dominiquecozette