Salinger, l’attrape-coeur piège à filles.

Elevée par une mère exubérante et avide de gloire  pour elle ou ses filles, Joyce Maynard s’exprime bien très tôt et écrit beaucoup. Elle est publiée à 18 ans, en 72, dans le New York Times Magazine, pur son long article sur la jeunesse des années 60. Immense succès, énorme courrier. Parmi les lettres, une de J.D. Salinger à laquelle, flattée, elle répond. Une correspondance serrée s’initie entre cet homme de 53 ans — qu’elle n’a pas lu —  et elle, timide, effacée, sans ami(e)s ni amoureux.
Joyce souffre de divers complexes dont celui d’avoir un père alcoolique, des problèmes d’alimentation  et une inadaptation sociale. Après que des liens épistolaires solides se soient instaurés, elle passe un week-end chez lui, dans sa retraite. Il faut savoir que cet écrivain, misanthrope total,  vit en ermite. Elle tombe amoureuse. Elle est vierge et, malgré le désir,  son corps refuse l’amour. Quelques mois plus tard, elle  s’installe dans cette campagne isolée, chez cet homme sociophobe, austère, dominateur, intolérant. Parfois, son fils de 12 ans et sa fille de 16 viennent pour la journée. Lui passe de très longues heures à méditer, à écrire et à travailler sur l’homéopathie. Il soigne ses voisins et ses enfants,  cherche un remède pour le problème sexuel de Joyce — qu’un autre saura résoudre par un minimum d’attention — qu’il contraint, par le fait, à des fellations.
Elle est totalement sous influence, elle fait tout ce qu’il faut, croit-elle, pour qu’il l’aime. Elle partage son régime drastique, graines de tournesol et courges,  un peu de pain spécial. Il lui apprend à vomir quand, par hasard, ils absorbent les aliments « défendus » chez de rares hôtes. Il tente de lui faire passer ses rêves de célébrité, son intérêt  pour les rencontres intéressantes, son désir de vivre à New-York. Pourtant, grâce à son article, on lui offre une place en or dans le prestigieux magazine, mais elle y renoncera pour rester avec lui. De même qu’elle  renonce à tout ce qui fait les petites joies de la vie, ses goûts, ses loisir. Puis, un jour, elle sera congédiée de façon brutale et grossière, sans préavis ni explication.
Il faudra qu’elle apprenne à vivre avec cette blessure et cet amour qu’elle croit inguérissable. Elle y arrivera et aura même la force, bien plus tard, de retourner voir cet homme pour lui dire ce qu’elle pense. Elle verra avec étonnement une autre jeune femme otage de cet homme devenu un vieillard. Elle apprendra aussi qu’elles ne furent pas les seules à vivre avec lui. Sa dernière illusion, celle de s’être crue unique, tombe alors.
Lorsqu’elle  retrouve, lors d’un déménagement, les nombreuses lettres de Salinger, elle les vend à un collectionneur sans même les relire.
Ce n’est qu’après la quarantaine qu’elle décide d’écrire ce livre,  brisant le sacro-saint  silence de Salinger sur sa vie. En fait, elle y raconte son enfance, mais aussi sa vie d’après, sa solitude, son mariage, ses enfants, ses séparations, sa survie. Et c’est passionnant.
Passionnant parce qu’on y voit l’american way of life dans ce qu’elle a de plus légendaire, la vie des campus avec la libération de la jeunesse, mais aussi l’implacable processus de domination d’une personne sur une autre pour en faire sa victime non pas consentante, mais totalement sous influence.
Elle est écrivain et journaliste, comme elle l’avait rêvé enfant. L’un de ses livres  a été adapté au cinéma par Gus van Sandt, avec Nicole Kidman et Matt Dillon « to die for » (prête à tout) dans lequel elle joue un petit rôle.

Joyce Maynard. « Et devant moi, le monde ». 2011.  Ed. Philippe Rey. (1998 pour l’original « at home in the world : a memoir ».)

Texte © dominiquecozette

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