Se sacrifier pour ses enfants ou pas

Joyce Maynard, vous savez, cette écrivaine qui toute jeune fille fut pratiquement enlevée et mal traitée (oui, en deux mots) par J. D. Salinger (voir article ici), de 38 ans son aîné, en est à son dixième roman avec Où vivaient les gens heureux, mais comme les gens heureux n’ont pas d’histoire, ils ne le furent pas très longtemps. Le thème de la famille, exploité ici, est affiné par celui du devoir sacrificiel, à savoir : doit-on tout dire à ses enfants pour qu’ils comprennent ce qu’il s’est passé dans le couple des parents et pourquoi ils en sont arrivés là. Eleonor décide de la fermer et la cruauté de la vie fera qu’elle y perdra énormément, jusqu’à l’amour de ses enfants. Partiellement.
Le début est un peu compliqué car il grouille de personnages, tous ceux que l’on retrouvera dans les chapitres suivants qui content la genèse des relations entre eux. Il s’agit du mariage de la fille aînée du couple, devenu garçon, d’une partie de la famille recomposée et du voisinage. Outre Eleonor, l’autre personnage principal est la grande vieille ferme en pleine campagne où se passe la fête, où s’est passée la vie heureuse puis tragique des personnages.
Cette ferme, Eleanor l’achète lorsqu’elle a dix-huit ans, avec l’argent des livres pour enfants qu’elle vient de publier. Ce n’est pas un château, tout est à faire, le lieu est isolée, les vieilles pierres, l’immense hêtre et le cours d’eau en-bas : un coup de foudre. Ses parents, alcooliques, mondains, égocentrés, qui ne vivaient que pour eux sans jamais lui montrer de preuves d’amour, sont morts deux ans avant dans un accident. Elle continue sa série de petits livres qui se vendent très bien et, un jour de foire, elle rencontre l’homme de sa vie, Mac, un très grand mec plein de cheveux roux, coolissime, chaleureux, gentil.
Tout de suite, il lui annonce qu’il veut plein de bébés avec elle, ce dont elle rêve aussi. Deux fillettes naissent puis un petit gars, terriblement suractif, intelligent, avec un plumeau roux sur la tête, comme son père. Le père qui gagne très mollement sa vie en sculptant des bols en bois qu’il vend par-ci, par-là. Sans jamais se biler. Ni stresser. Il sait faire tellement de choses, il est tellement fait pour vivre en pleine nature avec ses petits, il aime tellement l’amour avec sa femme. Tout est beau.
Sauf que l’argent ne rentre pas toujours. Et qu’il s’impatiente de ce qu’elle le lui demande pour qu’il contribue aux charges. Il trouve qu’elle ne pense qu’à l’argent, que c’est négatif.
Un jour, un premier drame frappe la famille, un terrible accident sur un des enfants. Par une faute d’inattention de Cam qu’elle ne peut pardonner. Mais l’amour est là qui va remédier au handicap. Puis un autre drame qui va scinder la famille. Pour ne pas détruire l’image de leur père, et tenir la promesse de ne jamais dire du mal de l’autre, Eleonor va devenir peu à peu la méchante, amère, pleine de ressentiment, celle par qui tout le malheur arrive, celle qui est partie, celle qui a fait tellement souffrir son mari. Et pourtant, c’est à cause de lui que tout est arrivé. Lui qui, en plus, n’a jamais subvenu aux besoins de tous, lui qui, plus tard, ne lui sera même pas reconnaissant pour son abnégation qui la grille auprès de ceux qu’elle aime le plus. Et dont profite tellement.
Cette très longue partie du livre est très agaçante pour la lectrice que je suis. Cette injustice me fait mal, l’attitude des enfants est tellement blessante, l’image du père est tellement indûment valorisée…
C’est un gros livre sentimental qui, comme beaucoup de romans américains, décortique à l’envi les sentiments de tous, va chercher dans leur entourage d’autres caractères qui vivent aussi leurs bonheurs et leurs drames tout en étayant l’épaisseur des protagonistes. Une saga bouleversante qui court sur des décennies en accompagnant subtilement l’évolution de la société américaine.

Où vivaient les gens heureux de Joyce Maynard, 2021 aux Editions Philippe Rey (titre original : Count the Ways.) Traduit par Florence Lévy Paolini. 550 pages, 24 €.

Texte © dominique cozette

Salinger, l’attrape-coeur piège à filles.

Elevée par une mère exubérante et avide de gloire  pour elle ou ses filles, Joyce Maynard s’exprime bien très tôt et écrit beaucoup. Elle est publiée à 18 ans, en 72, dans le New York Times Magazine, pur son long article sur la jeunesse des années 60. Immense succès, énorme courrier. Parmi les lettres, une de J.D. Salinger à laquelle, flattée, elle répond. Une correspondance serrée s’initie entre cet homme de 53 ans — qu’elle n’a pas lu —  et elle, timide, effacée, sans ami(e)s ni amoureux.
Joyce souffre de divers complexes dont celui d’avoir un père alcoolique, des problèmes d’alimentation  et une inadaptation sociale. Après que des liens épistolaires solides se soient instaurés, elle passe un week-end chez lui, dans sa retraite. Il faut savoir que cet écrivain, misanthrope total,  vit en ermite. Elle tombe amoureuse. Elle est vierge et, malgré le désir,  son corps refuse l’amour. Quelques mois plus tard, elle  s’installe dans cette campagne isolée, chez cet homme sociophobe, austère, dominateur, intolérant. Parfois, son fils de 12 ans et sa fille de 16 viennent pour la journée. Lui passe de très longues heures à méditer, à écrire et à travailler sur l’homéopathie. Il soigne ses voisins et ses enfants,  cherche un remède pour le problème sexuel de Joyce — qu’un autre saura résoudre par un minimum d’attention — qu’il contraint, par le fait, à des fellations.
Elle est totalement sous influence, elle fait tout ce qu’il faut, croit-elle, pour qu’il l’aime. Elle partage son régime drastique, graines de tournesol et courges,  un peu de pain spécial. Il lui apprend à vomir quand, par hasard, ils absorbent les aliments « défendus » chez de rares hôtes. Il tente de lui faire passer ses rêves de célébrité, son intérêt  pour les rencontres intéressantes, son désir de vivre à New-York. Pourtant, grâce à son article, on lui offre une place en or dans le prestigieux magazine, mais elle y renoncera pour rester avec lui. De même qu’elle  renonce à tout ce qui fait les petites joies de la vie, ses goûts, ses loisir. Puis, un jour, elle sera congédiée de façon brutale et grossière, sans préavis ni explication.
Il faudra qu’elle apprenne à vivre avec cette blessure et cet amour qu’elle croit inguérissable. Elle y arrivera et aura même la force, bien plus tard, de retourner voir cet homme pour lui dire ce qu’elle pense. Elle verra avec étonnement une autre jeune femme otage de cet homme devenu un vieillard. Elle apprendra aussi qu’elles ne furent pas les seules à vivre avec lui. Sa dernière illusion, celle de s’être crue unique, tombe alors.
Lorsqu’elle  retrouve, lors d’un déménagement, les nombreuses lettres de Salinger, elle les vend à un collectionneur sans même les relire.
Ce n’est qu’après la quarantaine qu’elle décide d’écrire ce livre,  brisant le sacro-saint  silence de Salinger sur sa vie. En fait, elle y raconte son enfance, mais aussi sa vie d’après, sa solitude, son mariage, ses enfants, ses séparations, sa survie. Et c’est passionnant.
Passionnant parce qu’on y voit l’american way of life dans ce qu’elle a de plus légendaire, la vie des campus avec la libération de la jeunesse, mais aussi l’implacable processus de domination d’une personne sur une autre pour en faire sa victime non pas consentante, mais totalement sous influence.
Elle est écrivain et journaliste, comme elle l’avait rêvé enfant. L’un de ses livres  a été adapté au cinéma par Gus van Sandt, avec Nicole Kidman et Matt Dillon « to die for » (prête à tout) dans lequel elle joue un petit rôle.

Joyce Maynard. « Et devant moi, le monde ». 2011.  Ed. Philippe Rey. (1998 pour l’original « at home in the world : a memoir ».)

Texte © dominiquecozette

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