Une place à l’ombre pour Pierre Mérot

« La tour où travaille l’oncle est entièrement composée de bureaux. Elle porte un joli nom : elle s’appelle Siamoise 1. Elle a une soeur juste à côté : Siamoise 2. Il y a une cantine surpeuplée dans un sous-sol. Les néons sont violents. Les cadres ont des sourires artificiels. … Les parkings des Siamoises sont surchargés. L’oncle découvre enfin une place vide. C’est un rectangle dans un sous-sol lugubre. Il l’adopte pendant quelques jours. On lui met des mots sur son pare-brise. Comme il croit que c’est de la publicité, il ne les lit pas. On insiste. le troisième mot est menaçant : »cessez ce petit jeu avec moi ou vous allez voir ! » Soudain, on braque des phares sur lui. Un homme sort d’une voiture. Il a visiblement guetté pendant des heures. Il est nerveux et inquiet. C’est un cadre anodin, un père de famille. On lui a pris son emplacement. Depuis une semaine, il dort très mal. Il ne fait plus l’amour. Le triangle de sa femme est devenu un rectangle angoissant. Le clitoris klaxonne. Les grandes lèvres clignotent. Il a peut-être un fusil dans son coffre. L’oncle présente beaucoup d’excuses. L’oncle a vraiment l’air sincère. l’oncle ignorait les lois siamoises. Cela ne se reproduira pas ! L’homme est rassuré mais déçu. Il rêvait de western d’entreprise, de poursuite en bagnole. Il aurait terrassé l’oncle, reconquis le rectangle, et fêté la victoire dans sa femme géométrique. »

Texte Pierre Mérot (Mammifères, 2003).
Dessin © dominiquecozette

Salvayre : deux siècles d’aveuglement

« Je pense que les institutions bancaires sont plus dangereuses pour nos libertés que des armées entières prêtes au combat. Si le peuple américain permet un jour que des banques privées contrôlent leur monnaie, les banques et toutes les institutions qui fleuriront autour des banques priveront les gens de toute possession, d’abord par l’inflation, ensuite par la récession, jusqu’au jour où leurs enfants se réveilleront sans maison et sans toit sur la terre que leurs parents ont conquise.
Devine qui l’écrit ? Thomas Jefferson, président des Etats-Unis. Devine quand ? En 1802, tu entends : 1802 ! Deux siècles d’aveuglement volontaire ! LA PASSION D’IGNORER. LA PASSION D’IGNORER. LA PASSION D’IGNORER. »

Texte de Lydie Salvayre.  (BW. Ed. Fiction & Cie 2009)
Photo © dominiquecozette

Dans ce bouquin, Lydie Salvayre prend la plume pour raconter l’histoire de son compagnon éditeur, BW, qui devient aveugle. Il évoque particulièrement une enfance humiliante car ils étaient pauvres et il ne pouvait pas le cacher, d’abord parce qu’il était le seul boursier. Sa mère lui fabriqua un blouson en skaï bleu, immettable, qu’il planquait avant d’arriver à l’école, mais il devait quand même garder le pull tricoté main marron à rayures vertes, car il n’avait rien en dessous,  et faire comme si c’était délibéré. Il avait des pantalons aux ourlets rallongés. Son père, hors une camionnette de service, n’avait qu’une mobylette avec un chariot dans lequel il emmenait parfois son fils, la honte totale. Je vous raconte tout ça parce que c’est un sentiment que j’ai pu aussi frôler, jeune, plus parce que mes parents n’avaient pas le souci du paraître et qu’ils étaient très occupés par leur boulot que par leur niveau de vie qui était convenable. A côté d’autres enfants toujours très bien « tenus », il y avait toujours un truc qui clochait. Mais j’aime bien avoir eu ça.

A quoi rêve JP Dubois ?

« Tu veux savoir de quoi je rêvais ? d’une femme qui me trompe, qui me fasse voir les pierres, qui laisse du rouge à lèvres sur tous ses mégots de cigarettes, qui se douche en talons aiguilles, qui se teigne en blonde, qui roule dans des cabriolets, qui croise ses jambes très haut, qui passe sa langue sur ses dents, qui vive en lingerie et qui me traite comme un domestique. Et je vis avec toi, brune, réservée, douce, toi qui ne m’as jamais  donné autre chose que quatre enfants de taille moyenne et des repas à heure fixe. »

Texte Jean-Paul Dubois (« Parfois, je ris tout seul »)

« Moi, c’est le contraire. J’ai toujours rêvé d’une belle brune ardente, chaude comme une braise mais fidèle, très sexuelle avec moi mais très sage et très timide, qui fasse un petit boulot de secrétaire chez le comptable d’à côté, qui finisse tous les soirs à la même heure, passe faire les courses et prépare mon repas en chantant, m’apporte mes pantoufles en me demandant comment s’est passée ma journée, et qui m’annonce fiévreusement un soir qu’elle attend un bébé, notre bébé. Au lieu de quoi je n’ai rencontré que des harpies belles et vénéneuses, de ces nanas qui font rêver les hommes mais sont invivables, qui n’aiment pas baiser, qui bousillent ta voiture en allant s’acheter des cigarettes, qui les laissent se consumer sur la commode ancienne, qui ne savent pas faire le lit ni le café, qui te piquent de l’argent dans tes poches et te quittent en te traitant de pauvre type. »
Moi je dis : on est toujours à lorgner ailleurs si y aurait pas autre chose que ce qu’on a. Par exemple, on est à Milan et on se dit que ça aurait été plus sympa d’être à Rome, au lieu de se dire que ça aurait pu être pire si on avait atterri à Hénin-Liétard. Non ? Ben si, moi je trouve.

Texte et dessin © dominiquecozette

Réveil des dents de Nicolas Baker

« J’ai le nez très bouché maintenant, et quand je dors mes dents se dessèchent parce que je respire par la bouche, alors mes lèvres se collent à mes dents comme à des ardoises restées au soleil, et ce rictus figé me réveille, et puis vient ce moment délicieux où l’on tend les lèvres pour les décoller de sorte que les dents se ré-humidifient. Elles commencent par résister, et puis leur glissant revient d’un seul coup, et on peut alors s’arroser les dents comme un rôti et remettre la langue, qui a elle aussi souffert d’une heure de privations asséchantes, en action. »

Nicolas Baker* (Une boîte d’allumettes)
photo © dominiquecozette

* Auteur qui se situerait (le conditionnel car de quoi me mêlè-je ?) entre Delerm (en mieux, bien sûr) et Perec (en moins bien, idem) pour sa description des choses de tous les jours qui n’intéressent en fait que les gens qui sont intéressés par l’écriture (cette phrase est d’une finesse). Disons, comme Queneau, qu’il s’agit là,  d’un exercice de style, genre la plume qui fait les pointes aux quatre coins de la page. Là, c’est pire que tout, veuillez m’excuser…

De la mode by Chi Li

« Elle portait un fuseau noir, Dieu sait qui a inventé ce genre de pantalon. A la taille, il y a une ganse élastique ; en bas des jambes est fixée une bande qui passe sous le pied. La matière est de la fibre synthétique qui, dès qu’on bouge, se couvre de poussière attirée par l’électricité statique. Même si la matière est de qualité, le style est surprenant : à quoi cela rime-t-il de faire passer une bande sous pied ? »

(Chi Li. Pour qui te prends-tu. 1995)*
photo © dominiquecozette
* Très chouette bouquin chinois, très drôle.

Aïe aïe aïe Ballard !

Chez Leroy Merlin
Chez Leroy Merlin

« Nous vivons dans une dictature soft. Notre liberté est une illusion. Dieu est  mort. Nous n’avons plus de grande guerre européenne. La démocratie est devenue une plaisanterie. Les politiciens sont des techniciens corrompus qui gouvernent nos pays comme s’ils manageaient une grande entreprise. La seule chose qui nous reste : le consumérisme. Le danger serait de nous en lasser, car au-delà du consumérisme, il ne nous reste plus rien ! »

J.G. BALLARD. Millenium people

Photo © dominiquecozette

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