Pipin, un premier livre, un dernier concert

 

Tout arrive en même temps pour Ramon Pipin. Ramon Pipin, oh les filles oh les filles s’en souviennent encore mais il a tourné la page. Au Bonheur des Dames est devenu Odeurs, oui, c’est plus rance déjà. S’ensuivent des tas de réalisations d’albums, de musiques de films etc. je ne vais pas vous faire une nécro. Bref, Pipin qui s’appelle aussi Alain Ranval, a fait énormément de choses à part rocker sur scène. Pendant ma période pub, on a fait beaucoup de séances dans son studio Ramsès, on s’est toujours marrés et on est devenus potes, comment faire autrement ?
Et voilà-t-il pas qu’il décide de nous refaire — encore, car il l’avait fait il y a deux ans — trois concerts au Café de la Danse (à la Bastoche), messieurs-dames. C’est pas rien. Il nous sort de nouvelles chansons, gags, sketches en tout genre, et pendant ce temps, écrit l’histoire d’une jeune fille saute-au-paf qui pratique l’auto-enlèvement et le dépucelage aussi facilement que Pipin le torchage une chanson poilante.
On commence par quoi ? Le concert. Si je vous en parle, c’est parce qu’il reste encore une date mais gaffe, c’était blindé de chez blindé l’autre soir et je peux vous affirmer que le public a surkiffé. Deux heures et demie de spectacle hilarant avec quelques reprises, notamment de la porte de derrière (en fait non, la porte du jardin, qu’est-ce que j’insinue donc ?) pour entrer dans le vif du sujet si je puis dire et sans prémisses puisque ça démarre comme ça. Des compos tordues de 140 notes, comme les 140 signes des twitts, il appelle ça des twongs, et lecture de  twitts farfelus par un complice desprogien en diable.
Vers la fin apparaît une marionnette pipinesque, puisque c’est lui que Legan a modelé et qu’il fait danser au bout de ses ficelles : c’est drôle, mignon, touchant. Et un dernier morceau en feu d’artifice, standing ovation et le Génie de la Bastille qui vient voir ce que c’est que ce boucan de l’enfer.
   Puis le livre. Il s’appelle une jeune fille comme il faut, mais évidemment, c’est une jeune fille comme il faut être pour les faire tomber tous. Et ils tombent, les cons, principalement notre petit puceau, Fabien Gourniche, fils du flic à la retraite qui a libéré cette fille, Naja, prise en otage dans un bled paumé. Donc le môme boutonneux, tricotilomane, que ses parents ont eu sur le très tard (et peut-être sur le tréteau) tombe en amour avec cette bombe qui lui explose le cœur. Et pas que le cœur.
Désespoir des parents mais il n’y a rien à faire contre ça. Juste à constater, impuissants qu’ils sont, que leur futur hypokhâgneux (il va s’occuper des chevaux, imagine Naja) se met à d’autres tribulations, drogues, vol etc. Je ne vous raconterai rien des aventures abracadantesques de ces jeunes et de leur bande de nases, ni du père qui, bien qu’ex-flic, a la collectionnite aigüe pour les guitares les plus pointues mais se voit moucher, dans son échoppe préférée, par un jeune glandu qui fait une démo de dingue. Parfois, on se demande si Pipin n’a pas écrit certains passages avec son médiator.
Page 45 et suivantes attention ! Passage remarquable  à tous points de vue sur le laçage des lacets. Personne n’a jamais parlé des lacets comme ça, je vous jure que mes larmes commençaient à apparaître quand ouf, l’action déjantée est repartie de plus belle d’un coup de scooter.
Alors, plutôt que de vous trancher les veines ou de vous pendre dans le grenier de votre grand-mère devant la perspective du monde qu’on nous donne à voir et à entendre dans les médias, sacrifiez vos économies chèrement acquises pour ces deux moments de bonheur concoctées par Pipin le farceur qui, jamais, ne vous laissera tomber jamais.

Ramon Pipin Band in « the Worcestershire sauce tour » le 9 novembre au Café de la danse, détails ici.

Une jeune fille comme il faut de Ramon Pipin, éditions Carpentier, 2015. Illustration d’Olivier Legan. Préface extra de Tonino Benacquista. Postface (inattendue) de Pipin himself. 170 p. 18,90 €

Texte © dominique cozette.

Les gens dans l'enveloppe : belle idée

Isabelle Monnin, écrivaine et journaliste, achète un jour des photos sur ebay, des photos de famille banales. Un jour, elle décide de donner vie à ces personnages dont elle ignore tout car rien n’est écrit au dos des clichés. Il faut leur trouver une parenté, leur inventer une identité, un nom, un prénom, un surnom et les accompagner vers ce destin fictionnel. Les gens dans l’enveloppe — titre de l’ouvrage — prennent vie dans un roman assez triste, poignant même, c’est vrai que les photos ne sont pas follement joyeuses dans ce décor de petit bled inconnu où demeure un homme qui semble plaqué brutalement par une femme qui veut vivre, vivre ! Elle en laisse même sa fillette, sa famille et ne donnera plus signe de vie. Plus tard, la jeune fille enquêtera sur sa mère et ira jusqu’en Argentine. La retrouvera-t-elle ?
Quand elle a fini l’histoire, Isabelle Monnin pense qu’il serait légitime de retrouver ces personnes, de les informer de ce projet et de voir qui ils sont dans la réalité. L’enquête révèle vite le nom du bled grâce au petit clocher original derrière la maisonnette. Chance : c’est la région dans laquelle vit Isabelle.
Petit à petit, avec l’aide de certains habitants, elle renoue les fils entre ces gens et rencontre les principaux survivants. Non sans la mauvaise conscience de se voir critiquer cette irruption dans leur vie privée. Le père, un taiseux, sensible à cet événement, accepte de dérouler son histoire d’homme rejeté, mal aimé. Et ses secrets. La mère, qui était partie aussi, comme dans le roman, se raconte sans problème.  L’ultime rencontre, la fillette, devenue une femme du même âge que l’auteure, s’appelle comme dans la fiction. Mais ne correspond en rien au personnage fictif. Et une amitié se trame avec tout ce petit monde simple et sympathique.
Au milieu du livre se trouvent les photos et à la fin, un CD d’Alex Beaupain inspiré par toute cette histoire. Les principaux héros de l’histoire ont accepté d’y poser leur voix à côté de celles de Clotilde Hesme et de Camilia Jordana. Je ne l’ai pas encore écouté mais le livre m’a emballée. Il est extrêmement émouvant et attachant. En plus d’être très original et arty : ça frôle le Sophie Calle.

Les gens dans l’enveloppe d’Isabelle Monnin aux éditions JC Lattès. 2015. 382 pages + un CD. 22 €.

Ce qui vient de Thomas Stangl

Pas envie de faire de trait d’esprit pour titrer l’article quand on sort d’un tel texte. Edith Noublanche, sa traductrice, a découvert ce livre dans sa version allemande et est tombée en amour avec le formidable texte, à tel point qu’elle a tout fait pour qu’il sorte en français. Des mois et des mois de travail et voilà. Ce qui vient existe. Les éditions du Sonneur ont craqué pour cet auteur dont ce n’est pas le premier ouvrage mais le seul traduit en français.
Thomas Stangl est en fait autrichien, et il vit à Vienne. Je l’ai vu la semaine dernière lors d’une rencontre à la très belle librairie polonaise, à St Germain. L’entretien, mené avec brio par Edith, (photo) était tellement passionnant que je me suis jetée dans le livre à peine assise dans le métro. Le problème avec ce livre, c’est qu’il ne se résume pas. Ce n’est pas une histoire. C’est la vie, les pensées, les sensations, l’entourage de deux jeunes gens de 17 ans, à Vienne — Vienne étant l’un des personnages importants du livre. Ils ne sont pas contemporains puisqu’on est en 1937 avec Emilia, et en 79 avec Andreas. Ils vivent tous deux avec leur grand-mère, c’est à peu près leur seul point commun. Pour elle, l’arrivée du nazisme est palpable mais la vie avance. Pour lui, c’est derrière, il n’a pas connu mais en porte-t-il encore les traces ? Il est trop mal dans sa peau pour s’en être bien sorti.

Ce livre n’est pas facile. Il entrecroise les deux destinées de ces jeunes gens dans une sorte de réseau mystérieux à ramifications improbables comme quand notre pensée se perd dans des méandres dont nous seuls connaissons les tenants et aboutissants. Pour autant, on se retrouve toujours auprès de l’un(e) ou de l’autre protagoniste, à partager ses pensées intimes, ses idées infimes, ses sensations, ses goûts ou ses dégoûts, ses réflexions minuscules. Car tout est fait ici de petites choses simples, de sensations tactiles (beaucoup), d’odeurs,  de supputations édifiées telles des châteaux de sable aux bases fragiles. Le vocabulaire est simple mais les phrases sont longues, souvent complexes. Quand on apprécie, c’est mon cas, on aime les suivre comme des chemins secrets, des itinéraires rares et peu fréquentés.
Pour finir, sachez que Thomas Stangl a reçu l’insigne récompense du ministère de la culture autrichienne (si j’ai bonne mémoire) par une bourse de trois ans qui permet à de grands écrivains d’écrire, simplement d’écrire. Un écrivain tous les trois ans. C’est dire.

Ce qui vient de Thomas Stangl, traduit par Edith Noublanche. 2015 aux éditions du Sonneur. 250 pages, 17 €.

Texte © dominique cozette

Singulières amours impossibles d'Angot

Car dans le « roman » de Christine Angot, Un amour impossible, on note le singulier alors que l’auteure tente de démêler les pelotes dont sont faites les amours principales qu’elle vit ou dont elle est témoin : l’amour d’une fille pour sa mère, d’une mère pour sa fille, et d’une femme pour un homme, le père de sa fille donc qui est aussi son violeur.
Ça m’ennuie de dire du bien de cette écrivaine qui fut tellement arrogante à une époque mais je dois reconnaître qu’elle écrit terriblement bien. Si on ne connaissait le nœud de l’histoire, l’inceste, on aurait l’impression d’avoir le décor et les personnages mais sans l’histoire.
Car le début est sobre : la rencontre entre cet homme qui se veut d’un milieu élevé et de cette très belle femme. Ils s’aiment et il la prévient qu’il ne l’épousera jamais. Il est cependant d’accord pour lui faire un enfant, Christine, donc, qu’il mettra du temps à reconnaître. Ils ne vivent pas dans la même région, se voient peu, parfois pas du tout jusqu’au jour où elle apprend qu’il s’est marié et qu’il aura des enfants. Effondrement.
Christine vit sa vie d’enfant dans ce que Rachel, sa mère, appelle une famille, elles ne sont que toutes les deux, éprises l’une de l’autre et confiantes, même si elles doivent déménager de la belle maison de la grand-mère décédée pour un appartement de la ZUP. Puis l’installation à Reims où Christine n’est plus née de père inconnu, où elle passe de Schwartz à Angot. L’irréparable se profile alors.
Puis la sale période entre elles deux, Christine ne peut plus dire maman, rester avec elle, manger avec elle. A cause des non-dits concernant l’inceste. La mère essaie inlassablement de réparer cet amour, de s’excuser de n’avoir rien vu, rien dit, rien fait mais ça ne recoud pas la plaie.
Enfin, bien plus tard, quand la mère a 80 ans, elles s’expliquent, elles peuvent en parler, Christine a trouvé sa théorie sur le pourquoi de cet inceste. Qui a quelque chose à voir avec le fait que Rachel est juive et modeste, ce qui cadre parfaitement bien avec les souvenirs enfouis. Car, depuis l’inceste et aussi son mariage, Rachel n’a plus voulu évoquer cet homme qu’elle avait tant aimé. Sa mort l’a laissée indifférente.
C’est donc la fin du livre, sa résolution, pourrais-je dire, qui donne tout le piment à l’ouvrage, qui explicite la sorte de tranquillité apparente du début. C’est une très belle fin, c’est finalement un livre superbement construit, comme un film au montage très cut, très méticuleux, qui laisse parfois sur sa faim tant il est taillé « au plus près de l’os » (comme on dit aujourd’hui) et qui n’ennuie jamais.

Un amour impossible par Christine Angot chez Flammarion, 2015. 218 pages, 18 euros.

Texte © dominique cozette

Fairyland ou pas, un livre bouleversant

Fairyland avec son sous-titre un poète homosexuel et sa fille à San Francisco dans les années 70 avait tout pour me plaire et le mot est faible. Il m’a emballée, il est formidable. Alysia Abott est journaliste et critique littéraire, elle est née en 72, comme ma fille, mais sa mère est morte dans un accident mystérieux. La famille, tante et grands-parents, a proposé d’élever cette délicieuse gamine mais le père, Steve Abott, qui l’aimait tant, n’a pas voulu se séparer d’elle. Il désirait faire d’elle une personne libre et épanouie à son image. Car dans les 70’s, on ne pouvait pas ne pas l’être quand on était bi, poète, bohême et qu’on se fichait pas mal de l’argent.
Ils sont donc partis s’installer loin, à San Francisco, l’endroit où il fallait être, dans le quartier gay de Castro. Pour de bonnes bases culturelles, Steve a inscrit Alysia à l’école franco-américaine. Ça coûtait une blinde pour qui n’avait pas vraiment de revenus réguliers. Alysia, avec sa vie de dépenailles, ne s’est pas vraiment intégrée. Elle ne s’est intégrée nulle part, ayant toujours eu honte de dire que son père couchait avec des hommes, qu’elle croisait régulièrement dans le petit deux-pièces bordélique dans lequel il était hors de question d’inviter ses amies, autre cause de marginalisation. Les amis de son père la trouvaient mignonne mais Steve ne s’accommodait pas facilement de la privation de sa liberté. Bien souvent, petite, elle devait rester dans son coin sans faire de bruit quand il taquinait la plume ou qu’il alimentait le courant littéraire qu’il avait contribué à créer. Plus tard, ado, elle s’en est un peu mieux sortie puis, l’âge venant, elle a eu envie de se tirer. Ce qu’elle fit. Sans scène, ni éclat car c’était bienvenu pour eux deux.
Ils s’aimaient toujours très profondément et s’écrivaient beaucoup.
Puis un jour, la séropositivité, les copains qui meurent. Et le sida qui se déclare et le père, voyant ses jours comptés, qui exige qu’elle vienne l’aider. Ce fut la période la plus sombre de leur relation. Ils n’avaient personne d’autre car les grands-parents avaient coupé les ponts et elle n’avait pas de confidente. Les pédés sont très mal vus, Harvey Milk, maire gay-friendly, est assassiné et le fameux quartier devient une zone sinistre.
Un épisode assez drôle, c’est quand elle vient faire un stage à Paris et qu’elle doit bosser pour avoir un peu de thune, son père ayant toujours été fauché : elle raconte son travail au noir harassant à la Marée, resto chic de Neuilly qui n’engageait que des étudiants étrangers pour les exploiter honteusement.

Ce livre est extrêmement bien écrit dans le sens où tout est dit, décrit et démonté. L’auteure ne prend pas de pincettes pour évoquer les passages difficiles de cette vie qu’elle a malgré tout adorée et rend bien compte de ces terribles années sida qui ont ravagé tout une population d’hommes jeunes. Très beau document.

Fairyland d’Alysia Abott aux éditions Globe l’école des loisirs, 2013 pour l’édition originale, 2015 pour la traduction de Nicolas Richard. 380 pages. 21,50 €

Texte © dominique cozette

Pécher et pêcher, Jim Harrison pratique les deux

Ce bon vieux Jim H. nous ressert ses passions : la pêche à la truite, la nature, les fesses des femmes et les culs des bouteilles. Il s’incarne cette fois en flic à la retraite, fatigué de la nature humaine et de ses vils penchants dont il ne s’exclue pas l’usage, lubrique qu’il est en permanence, guettant le cul de sa voisine pendant son yoga, lorgnant le corps de sa fille adoptive elle-même nympho s’offrant à son beau-père, donc vieux queutard alcoolo qui, voulant se retirer peinard dans un cabanon pour pêcher, se voit confronté à la violence inouïe de ses nouveau voisins, les Ames, amoraux, feignants, incestueux, brutaux. Lui-même tombe amoureux de la jeune fille de la famille, la seule qui sache cuisiner, quarante ans de moins mais initiée dès le plus jeune âge à la sexualité par les mâles de son sang. Il l’installe chez lui en ville puis l’embarque au Mexique dont elle rêve. Elle se dit enceinte du lui.

Son grand amour reste son ex-femme qui l’a quitté car il était trop pénible à vivre mais qui continue à le voir, recevoir ses confidences, le rasséréner si besoin est. Ils iront ensemble en France, à Paris. Vont-ils renouer les liens ténus du désir ?

Ce bouquin où il s’interroge sur sa valeur mentale et les péchés qui  l’ont marqués dans son enfance, manque un peu de fluidité. Certains événements arrivent brutalement dans un paragraphe sans qu’on y soit préparé alors que des passages s’étirent langoureusement sous nos yeux, notamment dans les descriptions de la nature, les oiseaux, les paysages, la pêche bien sûr.
Ce roman est aussi l’occasion pour Jim de nous envoyer quelques nouvelles de l’Amérique et ses occupants, les armes, la maltraitance infligée aux enfants, la vie stupide qu’on mène.  Il y a toujours quelque chose à prendre chez cette vieille icône francophile, mais ça s’amenuise et il ferait peut-être bien de freiner sur le domaine Tempier (cité encore dans ce livre, un de ses vins préférés). Pour ce qui est de la couverture du livre avec cette petite jeune femme rouquine, je ne vois pas très bien le rapport. Mais enfin, il y a des gens chez les éditeurs qui sont payés pour ça, ils doivent savoir ce qu’ils font, non ? Non !

Péchés capitaux par Jim Harrison, 2015. Flammarion, 350 pages, 21 €.

 

Texte © dominique cozette – Photo © JL Bertin

Eva ou l'éternel féminin de Liberati

Eva Ionesco a cinquante ans. Je revois la petite fille et les photos qui paraissaient dans de beaux magazines, une petite fille aux allures de pute manipulée par sa mère, photographe glamchic de cette époque bains douches qui accoucha de nombreuses icônes dont beaucoup n’ont pas survécu. La mère était Irina Ionesco, nom d’emprunt. Jeune mère à cette époque, je ne comprenais pas qu’on puisse abuser de sa fille comme ça, en faire un objet sexuel pour hommes mal finis. Je m’inquiétais pour le sort de la petite.
C’est en partie pour ça que j’ai acheté le livre, Eva, et aussi parce que j’en ai eu de très bons échos. L’écriture, ou le style, m’a rappelé le plaisir que j’avais éprouvé à lire Ingrid Caven de Schuhl. On a aussi affaire à un dandy, ici, maniaque du beau, esthète du détail, inconditionnel du chic décadent. Le style s’en ressent, tout parfumé aux accents de ceux qui savent user de mots caressants et veloutés pour habiller une pensée banale. Sophistiquer une description. Enluminer la routine. Car il l’aime sa routine qu’Eva viendra casser, voire saccager. Salir ses beaux draps de lin à son chiffre, hurler pour un rien, foutre le bordel partout.
Et ça l’enchante en fait car Eva, c’est sa Lolita à lui. Il a fantasmé sur elle depuis les années Palace, inconsciemment, sans savoir qu’elle faisait son chemin dans son âme pour apparaître et se donner enfin à lui.
Ce n’est pas un livre biographique, c’est une quête. Il recherche avec opiniâtreté les souvenirs enfouis, car ils sont là, de rencontre en rencontre, planqués sous des poussières de cocaïne ou parmi d’épaisses vapeurs d’alcool. Pas assagis depuis. Buvant, se dopant, se hurlant dessus, s’aimant, se haïssant. Une relation sauvage et extravagante comme leur vie. On apprend au passage tout ce qu’elle a enduré, les viols, la prostitution forcée par la mère, les procès avec celle-ci pour récupérer son droit à l’image que sa mère continuait à brader aux pédophiles des cinq continents, la DASS, les TS, les OD, des trucs insensés. Sa mère, est-ce une excuse, était née de la relation incestueuse de sa propre mère avec le grand-père. Ambiance. Quant à son père, inconnu au bataillon, assassiné quand la gosse avait huit ans, déjà devenu un objet de convoitise, son enfance aussi assassinée. A l’époque, les années 70, on ne s’offusquait pas de si peu. Pensez-vous, c’était de l’art, madame Placard.
Bref, tout ce fond d’écran pour tenter de camper le personnage d’Eva dont il dit au début, même s’il ne trouve pas cela rebutant, qu’elle parlait peuple, qu’elle faisait charcutière, qu’elle transpirait et que ses propos orduriers auraient pu lui valoir un grand succès comme politicarde d’extrême-droite. Pour un dandy, c’était de l’inédit. Le personnage gardera les hurlements hystériques déjà remarqués chez la fillette lorsqu’on ne lui passait pas un caprice. Mais sera devenue pudique, voire mutique sur cette vie d’avant dont elle a conté l’histoire dans un film en 2011 où Isabelle Huppert jouait sa mère.
C’est un beau livre, un peu répétitif parfois, mais qui donne beaucoup de plaisir.

Eva par Simon Liberati, 2015, aux Editions Stock. 278 pages, 19,50 €.

Texte © dominique cozette

L'énorme bûche de Ken Kesey

Suite de ma plongée dans les 60’s où je vous reparle de Ken Kesey, le protagoniste « joyeux luron » (Merry Pranksters) du bus psychédélique (voir mon article sur Acid test de Tom Wolfe). Avant de faire ce trip bourré de came, Ken Kesey avait déjà écrit Vol au-dessus d’un nid de coucou avec le succès que l’on sait et ce mahousse roman Et quelquefois j’ai comme une grande idée, son meilleur selon lui.
C’est un engin énorme, lourd, dense, foisonnant mais pas du tout dans la veine hallucinatoire, bien que quelques passages écrits sous champignons bizarres. C’est une terrible épopée dans le noyau dur des bûcherons de l’Oregon qui se battent jour et nuit contre les éléments, les pluies diluviennes, la marée qui remonte le courant du fleuve, le froid, le relief pentu, les accidents de travail pour vendre leurs grumes, autrement dit les arbres qu’ils débitent dans cet Oregon quelque peu inhospitalier.
En scène une famille de mecs ultra burnés —  où un doigt tranché est aussi insignifiant qu’une piqûre de libellule  — qui résiste au puissant syndicat et à ses appels à la grève. Dans ce lieu trou-du-cul-du-mondesque  où les caractères les plus trempés (c’est le cas de le dire) se défient à mort, on va assister à l’affrontement de deux frangins, demi-frères, l’un une vraie brute de décoffrage, fort comme trois Turcs et l’autre, un étudiant de la ville sans cals aux mains, revenu au pays pour filer son aide. Officiellement. En fait pour dézinguer son frère après ce qu’il lui a fait jadis. Et pas que jadis. De la grosse merde, quoi. Et qui, malgré sa délicatesse d’intello, va se révéler opiniâtre et barjot.
Autour de cette famille (où vivent d’autres figures mémorables dont la femme du premier, jolie, non soumise, intello aussi) gravite un monde de brutes, de femmes larguées, de types starbés, qui se retrouvent dans le bar local pour se mettre minables et se foutre des danses.
Le vieux père des frères, sorte de Kirk Douglas recousu de partout, fort en gueule, n’est pas encore fini. D’ailleurs, le livre ouvre sur son bras arraché suspendu à une corde, faisant un doigt d’honneur à la communauté. On saura pourquoi.
C’est un roman sylvestre, tronc, écorce, engins qui pètent, os broyés, sang qui gicle mais aussi extraits de chanson du cru (des années 50 souvent),  poésie, citations de shakespeare ma chère ! et une ribambelle de noms d’oiseaux, de petites bêtes, de végétaux dont je ne suis pas sûre d’avoir entendu parler. Du Jim Harrisson puissance x.

Donc un bouquin énorme, formidable, lourd (1200 g. je l’ai pesé) dans les deux sens du terme, bourré de mousses (lichen et bibine), d’odeurs de terre, de flotte, de  maisons emportées par des ruptures de berges.  Il paraît qu’un film en a été tiré, faut voir…
L’éditeur, Monsieur Toussaint l’Ouverture, en a bavé. Si vous voulez savoir pourquoi, lisez cet article de Libé ici. Pareil pour le traducteur ! Et le lecteur n’est pas en reste car il y a très souvent des enchaînements non signalés d’un personnage à l’autre, des « je » qui se suivent dans des bouches différentes. Kesey nous aide parfois en ajoutant des parenthèses ou en mettant des italiques. Mais ce n’est pas la règle générale. Idem pour les glissements d’époques, comme dans les rêves où l’hier et l’aujourd’hui se fondent. Mais on s’en sort !
Bref, un travail de titan, un monstre de littérature.

Et quelquefois j’ai comme une grande idée, de Ken Kesey chez Monsieur Toussaint l’Ouverture. Edité en 64 sous le titre Sometimes a Great Notion, et en 2013 en France, traduit par Antoine Cazé, couverture réalisée par Blexbolex. 800 pages, 160 mm sur 235 sur 40 mm d’épaisseur. 24,50 euros.

Texte © dominique cozette

Dans la famille beat generation, je demande le bus…

Sur ma lancée des années beat qui se transforment peu à peu en années hippies, je continue avec cette histoire hallucinigène du bus des Merry Pranskers. Quel rapport ? Cassady, toujours. L’inénarrable Neal Cassady  que l’on retrouve au volant de cet improbable moyen de locomotion. Mais que fait-il là ? Le con, comme d’hab. Et puis il conduit, sans les mains, sans les yeux, sans les pieds. Comme tout le monde est camé à l’intérieur, ça baigne.
C’est Babbs et Ken Kesey, vous savez, celui qui a écrit le formidable vol au-dessus d’un nid de coucou qui a eu cette idée, après avoir expérimenté diverses drogues et constaté que le LSD, tout nouveau, ouvre l’esprit complètement. Quoi de mieux que de le faire savoir à tout un chacun ? Voilà le pourquoi de ce bus scolaire qu’il a racheté et, avec toute sa bande de farfelus explosifs, relooké aux couleurs psychédéliques et fluos des amateurs de champignons. Avec des aménagements insensés, toit ouvert pour y mettre l’orchestre, principalement les Grateful Dead, son hyper sophistiqué pour tout entendre, faire entendre partout, avec écho etc…, lumières, caméras (un film de 40 h. a été tourné). Le convoi s’ébranle pour semer la pagaille avec ses shows d’acid test un peu partout où chaque volontaire reçoit un diplôme.

Celui qui raconte cette folie, c’est le journaliste et romancier Tom Wolfe (le bûcher des vanités) qui fait accessoirement partie de la troupe, qui s’est aidé des films, des écrits, des enregistrements et témoignages des nombreux participants. Je ne dis pas que c’est facile à lire à moins (peut-être) d’être stone soi-même tant l’écriture est parfois confuse et allumée.
Néanmoins, cette épopée où les Merry Pranksters (joyeux lurons) ont rallié les terribles et impitoyables Hell Angels à leur cause ainsi que bien des populations, est assez rigolote. C’est quand même toute cette équipe qui a lancé le mouvement hippy et le graphisme psychédélique.
Pour échapper à ses condamnations pour usage de marijuana, Ken Kesey a dû se suicider avant de s’enfuir au Mexique pour retrouver le bus et continuer les tournées. L’histoire du suicide raté est à tomber. Comme son retour clandestin. Puis tout ça finira en Californie pour cause de flicage et peut-être d’usure normale.
Cassady, pour en revenir à lui, passe son temps à jongler avec un marteau, une masse de 2 kg qu’il lance et rattrape sans regarder, à longueur de temps, comme on mâche un chewing-gum. Outre sa conduite complètement délétère. Et ses excès de substances que le bus fournit en abondance. Document très intéressant. Enfin pour moi.
Au fait, quelqu’un a-t-il lu l’autre livre de Kesey Et quelquefois j’ai comme une grande idée, pavé de 800 pages paru en France récemment ?

texte © dominique cozette

Acid test par Tom Wolfe écrit en 68. Traduit par Daniel Mauroc en 78. Dans la collection Points. 534 pages, 8,30 €

Dans la famille Beat, je demande Carolyn (Cassady)

Résumé pour ceux qui n’ont pas suivi : Kerouac a écrit sur la route en s’inspirant de son ami Neal Cassidy, un frappadingue de première (voir mon article sur la route le rouleau original, sorti récemment, non censuré donc). J’ai lu dans la foulée la correspondance de Neal Cassidy. (Deux superbes livres, l’un ici , et l’autre ici). Explosif, complètement déjanté. Des histoires insensées. Bien que marié (parfois bigame), notamment avec Carolyn, fille cultivée, de bonne famille, dingue de lui malgré ses absences, infidélités, humiliations, dilapidation. Et cette Carolyn a écrit  Sur ma route, donc l’histoire de son point vue à elle. Introuvable en commande, quelques exemplaires sur Amazon, dans aucune médiathèque parisienne, mais à Montélimar. Je fonce. Un pavé qui, effectivement, raconte de façon moins décousue leur histoire qui n’est vraiment pas triste.
Malgré ses frasques infernales, Cassady s’est beaucoup soucié de ce foyer (il en avait un autre à New-York) et adorait ses trois enfants. Première déconvenue de cette fille éduquée de façon bourgeoise : la tôle. Car son mari n’est pas un enfant de coeur. Deuxième déconvenue : le sexe, qu’il pratique de façon désagréable et brutale alors que c’est un garçon attentionné et tendre par ailleurs. Troisième déconvenue : sa bougeotte. Cassady est monté sur ressorts, tous ses amis le disent, il soutient des conversations à trois niveau, il a une soif inextinguible de connaissance et de connaissances aussi, c’est un embobineur, il séduit tout le monde, il fait se qu’il veut de sa vie sans aucune contrainte, c’est l’être le plus libre qui soit. Sauf qu’il a des périodes de doute, de manque (son père et sa mère trop vite disparus) et surtout d’excès, drogues, alcool et sexe, autre déconvenue pour l’épouse qui tente d’élever ses enfants aux normes, en dépit d’un père trop fantasque.
Quand les enfants sont encore tout petits, il fera plus de deux ans de tôle pour usage de drogue, en fait des joints qu’il avait filé à des types qui étaient flics. Condamnation très lourde, personnalisée. Carolyn ne veut pas payer la caution en vendant la maison, c’est la seule chose qu’ils possèdent, échaudée par une trahison récente de son mari : il a fait passer sa nouvelle maîtresse pour sa femme pour claquer la grosse somme d’argent qu’il venait de toucher en indemnités d’un accident de travail. Elle aura du mal à lui pardonner.
Après accalmie de sortie de prison, il retrouve sa vie dissolue. Alors ce sont les flics qui passent tous les dimanches matins pour tenter de l’arrêter. Plus tard, il déserte puis débarque dans la maison familiale avec des hipsters, sa nana du moment, penseurs, alcoolos, junkies et hippies très tendance comme les Grateful Dead. Pour le plus grand plaisir de leurs ados.
Elle explique dans ce livre sa love story avec Kerouac, encouragée par Neal lui-même. Qui s’est traduite par un ménage à trois très harmonieux. Ils se sont tous aimés jusqu’au bout sauf qu’à la fin de leur courte vie, Kerouac et Cassady se détruisaient tellement que le dialogue ou même le contact devenaient difficiles. Neal est est mort à 46 ans, en 68 et Jack un an plus tard.

Elle qui vivait sainement et malgré cette ébullition permanente, elle est morte à 90 an, en 2013. Et a écrit ce livre bien après la mort de ses deux amours. Elle cite beaucoup d’extraits de lettres d’eux, d’Allen Ginsberg aussi et d’autres. C’est donc bien après la mort de Neal qu’elle a découvert l’étendue de la vie de patachon de son mari. Mais n’empêche qu’elle s’est toujours arrangée pour voir le bon côté des choses et éviter à ses gosses d’être mêlés à tout ça.
Lire les différentes versions d’existences réelles est toujours passionnant. Outre les abondants courriers qu’ils écrivaient tous, je suppose qu’elle remplissait régulièrement son journal tant fourmillent les détails de leur histoire mais aussi de leurs discussions philosophiques. C’était quand même tous des intellos qui suivaient nombre de conférences, se refilaient des titres de livres ou de philosophes à suivre, les philosophies orientales, en particulier.
Lorsque Neal est mort, à 42 ans — elle n’en a connu les circonstances que beaucoup plus tard — c’est sa dernière maîtresse qui l’a fait incinérer au Mexique à la requête de Carolyn (d’après le souhait de Neal). Carolyn a eu un mal fou à récupérer les cendres puis devant le harcèlement de la nana plusieurs mois durant, elle a fini par lui consentir une cuillerée de cendres que la jeune femme a déposées dans le caveau de Kerouac.

Sur ma route, ma vie avec Neal Cassady, Jack Kerouac, Allen Ginsberg et les autres, par Carolyn Cassady. Titre original off the road, 1990. Traduit en 2000 par Marianne Véron, pour les éditions Denoël et Ailleurs. 556 pages, 149 francs.

Texte © dominique cozette

Social media & sharing icons powered by UltimatelySocial
Twitter