Eva Ionesco a cinquante ans. Je revois la petite fille et les photos qui paraissaient dans de beaux magazines, une petite fille aux allures de pute manipulée par sa mère, photographe glamchic de cette époque bains douches qui accoucha de nombreuses icônes dont beaucoup n’ont pas survécu. La mère était Irina Ionesco, nom d’emprunt. Jeune mère à cette époque, je ne comprenais pas qu’on puisse abuser de sa fille comme ça, en faire un objet sexuel pour hommes mal finis. Je m’inquiétais pour le sort de la petite.
C’est en partie pour ça que j’ai acheté le livre, Eva, et aussi parce que j’en ai eu de très bons échos. L’écriture, ou le style, m’a rappelé le plaisir que j’avais éprouvé à lire Ingrid Caven de Schuhl. On a aussi affaire à un dandy, ici, maniaque du beau, esthète du détail, inconditionnel du chic décadent. Le style s’en ressent, tout parfumé aux accents de ceux qui savent user de mots caressants et veloutés pour habiller une pensée banale. Sophistiquer une description. Enluminer la routine. Car il l’aime sa routine qu’Eva viendra casser, voire saccager. Salir ses beaux draps de lin à son chiffre, hurler pour un rien, foutre le bordel partout.
Et ça l’enchante en fait car Eva, c’est sa Lolita à lui. Il a fantasmé sur elle depuis les années Palace, inconsciemment, sans savoir qu’elle faisait son chemin dans son âme pour apparaître et se donner enfin à lui.
Ce n’est pas un livre biographique, c’est une quête. Il recherche avec opiniâtreté les souvenirs enfouis, car ils sont là, de rencontre en rencontre, planqués sous des poussières de cocaïne ou parmi d’épaisses vapeurs d’alcool. Pas assagis depuis. Buvant, se dopant, se hurlant dessus, s’aimant, se haïssant. Une relation sauvage et extravagante comme leur vie. On apprend au passage tout ce qu’elle a enduré, les viols, la prostitution forcée par la mère, les procès avec celle-ci pour récupérer son droit à l’image que sa mère continuait à brader aux pédophiles des cinq continents, la DASS, les TS, les OD, des trucs insensés. Sa mère, est-ce une excuse, était née de la relation incestueuse de sa propre mère avec le grand-père. Ambiance. Quant à son père, inconnu au bataillon, assassiné quand la gosse avait huit ans, déjà devenu un objet de convoitise, son enfance aussi assassinée. A l’époque, les années 70, on ne s’offusquait pas de si peu. Pensez-vous, c’était de l’art, madame Placard.
Bref, tout ce fond d’écran pour tenter de camper le personnage d’Eva dont il dit au début, même s’il ne trouve pas cela rebutant, qu’elle parlait peuple, qu’elle faisait charcutière, qu’elle transpirait et que ses propos orduriers auraient pu lui valoir un grand succès comme politicarde d’extrême-droite. Pour un dandy, c’était de l’inédit. Le personnage gardera les hurlements hystériques déjà remarqués chez la fillette lorsqu’on ne lui passait pas un caprice. Mais sera devenue pudique, voire mutique sur cette vie d’avant dont elle a conté l’histoire dans un film en 2011 où Isabelle Huppert jouait sa mère.
C’est un beau livre, un peu répétitif parfois, mais qui donne beaucoup de plaisir.
Eva par Simon Liberati, 2015, aux Editions Stock. 278 pages, 19,50 €.
Texte © dominique cozette