Les petits fêtards

Après avoir décrit et réalisé un film sur son enfance dévastée par une mère qui abusait de son innocence, Eva Ionesco nous raconte la suite dans Les Enfants de la nuit. Lorsque cela commence, elle a onze ans et est juchée sur des talons aiguilles. Elle veut faire femme, échapper à l’emprise de sa mère qui continue à lui faire faire des photos porno et à la présenter à des hommes dont Roman Polanski (qui n’a pas consommé car il l’a trouvée trop jeune), Eva n’a qu’une envie : rencontrer un ami, un vrai, et s’amuser. L’ami, elle le rencontrera au collège, bien qu’aucun des deux n’y aille très régulièrement, il s’appelle Christian Cricri Louboutin, il a deux ans de plus qu’elle et lui aussi adore s’amuser.
S’amuser, c’est quoi ? C’est s’offrir toute liberté, aller danser dans tous les endroits tops, s’habiller pour chaque sortie avec des vêtement luxueux qu’ils glanent chez les people que leurs mères fréquentent, couturiers, mannequins, gens de la mode… Puis, incidemment, consommer des cocktails et différentes substances. Eva va vite partager le lit de Cricri mais ils ne le font pas, lui ne peut pas avec une fille, ils rigolent tout le temps, ils piquent du pognon chez leurs amis nantis et vont d’une boîte (le Sept principalement, la Main Bleue) à l’autre, à la Coupole avec toute la bande de l’époque, des adultes bien sûr dont Alan Pacadis, dans des inaugurations, des événements… Parfois elle rentre dormir dans le mini studio de sa vieille mémé mais évite sa mère, d’ailleurs elle n’y a pas d’endroit à elle chez celle-ci, au grand dam d’une personne de la protection de l’enfance qui menace de la placer si elle ne s’amende pas.
Elle ne s’amende pas. Le clou du livre, c’est l’ouverture du Palace, elle a alors douze ans, où tous les nightclubbers et personnalités vont se retrouver, Mike Jagger, Andy Warhol, les égéries des couturiers, tout ce que compte Paris de stars, chanteurs, acteurs, dealers bien sûr,  la drogue circule et tous les excès sont permis. Pierre et Gilles, piliers de la boîte, la photographient pour la une de leur magazine hyperbranché Façade avec Dali, excusez du peu.
Le livre plutôt épais s’arrête lorsque qu’elle et sa mère sont rattrapées par les services de protection. Alors, elle passe sa nuit à danser comme une folle. Comme d’habitude en fait.
Cette histoire est une vraie collection de noms des célébrités de cette époque éméchée, effrénée, il y en a trois ou quatre par page, gentils, ou bourrés, ou défoncés, ou chouettes, ou …ou. L’histoire n’est pas vraiment pleine de suspense mais entre les lieux fréquentés par ces « enfants », les objets, les ambiances décrits ainsi que les musiques et les chansons rapportées, Eva nous remet dans cette période bénie pour beaucoup et complètement dingue. La photo de la couverture nous montre Eva alors qu’elle n’a que douze ans, hé oui, avec Christian Louboutin, encore loin de la pompe à semelle rouge… Sûr que ça n’intéressera pas tout le monde ! Mais c’est marrant.

Les Enfants de la nuit par Eva Ionesco, 2022 aux Editions Grasset. 444 pages, 24 €.

Texte © dominique cozette

Eva ou l'innocence saccagée.

J’allais titrer l’innocence retrouvée, mais non, hélas. L’innocence est le titre. Et l’innocence a été saccagée. Eva, c’est Eva Ionesco, j’ai déjà écrit un article sur elle lors de la sortie du livre de son mari Simon Liberati, Eva (revoir l’article). Cette fois, c’est elle qui écrit, qui se raconte et je vais vous redire pourquoi je suis intéressée par elle : dans les années 80, j’ai vu ses photos érotiques de petite fille publiées dans Photo notamment, offerte, lascive, outrageusement maquillée, déguisée en petite pute par sa mère, Irina Ionesco, qui abusait d’elle en l’offrant aux hommes. Elle lui faisait faire aussi des photos obscènes, indécentes qu’elle revendait à des collectionneurs. Et cela me choquait, moi maman d’une fillette, qu’une mère pût utiliser sa fille ainsi, pût la prostituer au sens figuré comme au sens propre. Ça me choquait que cela ne choquât pas grand monde, que ça ne fît pas plus de scandale. J’étais psychologue de formation, je ne donnais pas cher de la peau de cette petite, je me demandais chaque fois que je la voyais — et on la voyait souvent — ce qu’une telle enfance donnerait plus tard. Et plus tard, on y est. J’ai donc lu le livre de Liberati qui lui est consacré et vu aussi le film qu’elle a réalisé sur son enfance, My Little Princess en 2011 avec Isabelle Huppert dans le rôle de la mère indigne qui se prenait pour une artiste. Qu’elle était d’ailleurs ce qui, à ses yeux, devait l’absoudre de toute vilenie.
Ici, Eva raconte ses dix premières années, dont quatre forcément très belles quand son père était là, bouleversé d’amour par cette superbe fillette qu’il adorait et avec qui le temps passé dans des endroits chics était paradisiaques. Puis la mère a empêché ou interdit le père de voir la petite et ce fut un déchirement profond. Ils se se revus sporadiquement, vite fait, mais la mère ne passait pas les communications téléphoniques, ne lui donnait pas les lettres.
Sa mère était une détraquée, issue d’un inceste : sa mère Margareth était aussi sa soeur, son grand-père ayant couché avec sa fille de quatorze ans. Eva et Irène — elle appelle sa mère Irène, jamais maman — vivent avec Mamie, l’arrière grand-mère de la petite, une vieille serbe (?) coulante et pieuse. Plutôt : Eva et Mamie vivent dans une chambre de bonne minuscule alors qu’Irène est dans l’appartement qu’elle a transformé en studio photo et salon de rencontres. Irène est une femme entretenue, indécente, sans vergogne, sans surmoi, qui déteste les hommes et  veut juste en profiter.
Eva se prête au jeu de sa mère car on a toujours confiance en sa mère quand on a cinq ans. Peu à peu, ça l’écœure, elle veut fuir mais où ? Une année, elle vit chez sa grand-mère à San Francisco, sans voir ses parents. Et puis, en été, elles vont en Bretagne, plus souvent à Ibiza chez les hippies. Un été, sa mère la loue à un photographe qui ne la touche pas mais la shoote avec d’autres, photos pornos et pédophiles. Sorte de trafic. Souvent, avec une amie, elles vont dans le swinging London « voir des gens ». Elles en reviennent avec des fringues insensées. La petite porte des talons YSL dorées très tôt.
Ce livre est assez ahurissant sur la maltraitance de cette fillette mais il est aussi intéressant sur les années 70/80 où tout est permis. Eva se raconte à la fois du point de vue de la fillette qui ne voyait pas le honte, du moins au début, aussi avec un esprit d’adulte qui reconstitue les rencontres artistiques ou littéraires qu’elles ont faites, traînant fréquemment à la Coupole ou au Flore, à Saint Tropez ou aux éditions Filipacchi. Les lieux, les gens, les décors, les musiques y sont décrits avec précision, c’est le charme de la nostalgie.
A la toute fin du livre, elle part à la recherche des traces de son père, elle ne connaît même pas précisément son nom. Elle parviendra à un résultat un peu frustrant, elle retrouvera sa tombe.
Le style est curieux, parfois classique puis soudain un peu vulgaire, émaillé d’argot non justifié. Elle est comme ça, d’après Liberati, parfois popu, et souvent capricieuse, colérique. On peut tout lui passer.

Innocence de Eva Ionesco, 2017 chez Grasset. 428 pages, 22 €.

Texte © dominique cozette

Eva ou l'éternel féminin de Liberati

Eva Ionesco a cinquante ans. Je revois la petite fille et les photos qui paraissaient dans de beaux magazines, une petite fille aux allures de pute manipulée par sa mère, photographe glamchic de cette époque bains douches qui accoucha de nombreuses icônes dont beaucoup n’ont pas survécu. La mère était Irina Ionesco, nom d’emprunt. Jeune mère à cette époque, je ne comprenais pas qu’on puisse abuser de sa fille comme ça, en faire un objet sexuel pour hommes mal finis. Je m’inquiétais pour le sort de la petite.
C’est en partie pour ça que j’ai acheté le livre, Eva, et aussi parce que j’en ai eu de très bons échos. L’écriture, ou le style, m’a rappelé le plaisir que j’avais éprouvé à lire Ingrid Caven de Schuhl. On a aussi affaire à un dandy, ici, maniaque du beau, esthète du détail, inconditionnel du chic décadent. Le style s’en ressent, tout parfumé aux accents de ceux qui savent user de mots caressants et veloutés pour habiller une pensée banale. Sophistiquer une description. Enluminer la routine. Car il l’aime sa routine qu’Eva viendra casser, voire saccager. Salir ses beaux draps de lin à son chiffre, hurler pour un rien, foutre le bordel partout.
Et ça l’enchante en fait car Eva, c’est sa Lolita à lui. Il a fantasmé sur elle depuis les années Palace, inconsciemment, sans savoir qu’elle faisait son chemin dans son âme pour apparaître et se donner enfin à lui.
Ce n’est pas un livre biographique, c’est une quête. Il recherche avec opiniâtreté les souvenirs enfouis, car ils sont là, de rencontre en rencontre, planqués sous des poussières de cocaïne ou parmi d’épaisses vapeurs d’alcool. Pas assagis depuis. Buvant, se dopant, se hurlant dessus, s’aimant, se haïssant. Une relation sauvage et extravagante comme leur vie. On apprend au passage tout ce qu’elle a enduré, les viols, la prostitution forcée par la mère, les procès avec celle-ci pour récupérer son droit à l’image que sa mère continuait à brader aux pédophiles des cinq continents, la DASS, les TS, les OD, des trucs insensés. Sa mère, est-ce une excuse, était née de la relation incestueuse de sa propre mère avec le grand-père. Ambiance. Quant à son père, inconnu au bataillon, assassiné quand la gosse avait huit ans, déjà devenu un objet de convoitise, son enfance aussi assassinée. A l’époque, les années 70, on ne s’offusquait pas de si peu. Pensez-vous, c’était de l’art, madame Placard.
Bref, tout ce fond d’écran pour tenter de camper le personnage d’Eva dont il dit au début, même s’il ne trouve pas cela rebutant, qu’elle parlait peuple, qu’elle faisait charcutière, qu’elle transpirait et que ses propos orduriers auraient pu lui valoir un grand succès comme politicarde d’extrême-droite. Pour un dandy, c’était de l’inédit. Le personnage gardera les hurlements hystériques déjà remarqués chez la fillette lorsqu’on ne lui passait pas un caprice. Mais sera devenue pudique, voire mutique sur cette vie d’avant dont elle a conté l’histoire dans un film en 2011 où Isabelle Huppert jouait sa mère.
C’est un beau livre, un peu répétitif parfois, mais qui donne beaucoup de plaisir.

Eva par Simon Liberati, 2015, aux Editions Stock. 278 pages, 19,50 €.

Texte © dominique cozette

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