Eva ou l'innocence saccagée.

J’allais titrer l’innocence retrouvée, mais non, hélas. L’innocence est le titre. Et l’innocence a été saccagée. Eva, c’est Eva Ionesco, j’ai déjà écrit un article sur elle lors de la sortie du livre de son mari Simon Liberati, Eva (revoir l’article). Cette fois, c’est elle qui écrit, qui se raconte et je vais vous redire pourquoi je suis intéressée par elle : dans les années 80, j’ai vu ses photos érotiques de petite fille publiées dans Photo notamment, offerte, lascive, outrageusement maquillée, déguisée en petite pute par sa mère, Irina Ionesco, qui abusait d’elle en l’offrant aux hommes. Elle lui faisait faire aussi des photos obscènes, indécentes qu’elle revendait à des collectionneurs. Et cela me choquait, moi maman d’une fillette, qu’une mère pût utiliser sa fille ainsi, pût la prostituer au sens figuré comme au sens propre. Ça me choquait que cela ne choquât pas grand monde, que ça ne fît pas plus de scandale. J’étais psychologue de formation, je ne donnais pas cher de la peau de cette petite, je me demandais chaque fois que je la voyais — et on la voyait souvent — ce qu’une telle enfance donnerait plus tard. Et plus tard, on y est. J’ai donc lu le livre de Liberati qui lui est consacré et vu aussi le film qu’elle a réalisé sur son enfance, My Little Princess en 2011 avec Isabelle Huppert dans le rôle de la mère indigne qui se prenait pour une artiste. Qu’elle était d’ailleurs ce qui, à ses yeux, devait l’absoudre de toute vilenie.
Ici, Eva raconte ses dix premières années, dont quatre forcément très belles quand son père était là, bouleversé d’amour par cette superbe fillette qu’il adorait et avec qui le temps passé dans des endroits chics était paradisiaques. Puis la mère a empêché ou interdit le père de voir la petite et ce fut un déchirement profond. Ils se se revus sporadiquement, vite fait, mais la mère ne passait pas les communications téléphoniques, ne lui donnait pas les lettres.
Sa mère était une détraquée, issue d’un inceste : sa mère Margareth était aussi sa soeur, son grand-père ayant couché avec sa fille de quatorze ans. Eva et Irène — elle appelle sa mère Irène, jamais maman — vivent avec Mamie, l’arrière grand-mère de la petite, une vieille serbe (?) coulante et pieuse. Plutôt : Eva et Mamie vivent dans une chambre de bonne minuscule alors qu’Irène est dans l’appartement qu’elle a transformé en studio photo et salon de rencontres. Irène est une femme entretenue, indécente, sans vergogne, sans surmoi, qui déteste les hommes et  veut juste en profiter.
Eva se prête au jeu de sa mère car on a toujours confiance en sa mère quand on a cinq ans. Peu à peu, ça l’écœure, elle veut fuir mais où ? Une année, elle vit chez sa grand-mère à San Francisco, sans voir ses parents. Et puis, en été, elles vont en Bretagne, plus souvent à Ibiza chez les hippies. Un été, sa mère la loue à un photographe qui ne la touche pas mais la shoote avec d’autres, photos pornos et pédophiles. Sorte de trafic. Souvent, avec une amie, elles vont dans le swinging London « voir des gens ». Elles en reviennent avec des fringues insensées. La petite porte des talons YSL dorées très tôt.
Ce livre est assez ahurissant sur la maltraitance de cette fillette mais il est aussi intéressant sur les années 70/80 où tout est permis. Eva se raconte à la fois du point de vue de la fillette qui ne voyait pas le honte, du moins au début, aussi avec un esprit d’adulte qui reconstitue les rencontres artistiques ou littéraires qu’elles ont faites, traînant fréquemment à la Coupole ou au Flore, à Saint Tropez ou aux éditions Filipacchi. Les lieux, les gens, les décors, les musiques y sont décrits avec précision, c’est le charme de la nostalgie.
A la toute fin du livre, elle part à la recherche des traces de son père, elle ne connaît même pas précisément son nom. Elle parviendra à un résultat un peu frustrant, elle retrouvera sa tombe.
Le style est curieux, parfois classique puis soudain un peu vulgaire, émaillé d’argot non justifié. Elle est comme ça, d’après Liberati, parfois popu, et souvent capricieuse, colérique. On peut tout lui passer.

Innocence de Eva Ionesco, 2017 chez Grasset. 428 pages, 22 €.

Texte © dominique cozette

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