Plus de 800 pages, ajoutées aux presque 900 pages du tome 1 (le tome 1, c’est ici), c’est un très gros dossier le Dossier M que Grégoire Bouillier consacre à son amour perdu, M. Une voix le condamne à dix ans pour s’en guérir. Dix ans d’expiation sur lesquels rôdent le suicide pourri de Julien après que le narrateur a couché avec sa femme. A la fin du tome 1, je me demandais que ce que Grégoire Bouillier pouvait bien avoir encore à dire puisque tout est fini avec M. Définitivement puisqu’elle s’est mariée après qu’il ait raté le rendez-vous d’amour qu’elle lui avait donné et qui aurait pu tout changer. Une nuit entière pour conclure enfin. Car Grégoire Bouillier n’a jamais couché avec M. Près de 1800 pages pour une histoire mince comme le mode d’emploi d’une essoreuse à salade ! C’est qu’il va tout essorer de cette histoire !
Il va donc commencer par tâcher de remplir ce temps vide et vain qui s’ouvre devant lui. Ramasser des nacres sur la plage de Bretagne de son enfance à Plurien (!). Décrire cette tâche, la beauté des coquillages, la vacuité du village. Il n’a plus de vie sociale ou affective car il ne répond plus au téléphone, des fois que M appellerait et que la ligne soit occupée. Pourtant, juste avant le mariage qui a lieu en Californie, il va s’y rendre, il connaît Los Angeles, et saccager la cérémonie pour enlever la mariée. C’est décrit en détails. C’est tellement détaillé que je pense qu’il attige de pomper l’histoire du Lauréat. Mais c’est vraiment l’histoire du Lauréat. Il adore Ali Mac Graw, c’est la première qu’il a adorée. Ensuite, il évoque avec nostalgie Béatrice, la fille de sa classe qui les faisait tous baver, son premier baiser alors qu’à treize ans, son sexe n’était qu’un vermicelle. Lorsqu’il revient à la rentrée, Grégoire va lui montrer qu’il est devenu un homme pendant les vacances, qu’il peut bander, hélas, elle s’est évaporée de la région. Il va alors faire le rapprochement entre Béatrice (BM) et M (MB) qui est son exact contraire. Et amalgamer Ali Mac Graw avec elles. D’où la scène dans l’église.
Un an après, il va rencontrer Patricia qui est M plus tard, avec dix ans de plus, sans l’être. Il ne sait pas qu’elle est mariée quand il a le coup de foudre mais il Julien se pointe, ils ne s’entendent pas bien tous les deux. N’empêche, Grégoire donne une petite clé à Julien, pourquoi ? Mystère. Mais elle va compter. La semaine suivante, Patricia va s’offrir à Grégoire et celle d’après, Julien va se suicider en l’accusant d’avoir baisé sa femme. Passionnant.
Durant toutes ces années de rien, il va nous raconter des histoires dont une sous forme de feuilleton, un navigateur du tour du monde en solitaire qui s’est suicidé pour ne pas montrer qu’il a triché, l’histoire de Kokoschka, peintre autrichien, qui fit faire une poupée grandeur nature à l’effigie de sa maîtresse partie, la femme de Gustave Malher, il organise des nuits entières de poker dans son appartement, puis il décrit toutes (ou presque) les femmes qu’il a consommées, rencontrées, croisées depuis M, avec acharnement, clairvoyance, humour ou désespoir. C’est parfois très drôle, souvent étonnant, toujours palpitant. Des histoires de bar où il passe souvent ses soirées à se bourrer la gueule, à rencontrer des gens, surtout des femmes.
Il se donne des missions comme retrouver l’enregistrement du concert de Miles Davis un jour précis d’octobre 82, auquel il a assisté puisqu’il a encore le ticket du Théâtre de la Ville, pendant lequel tout s’est arrêté car les plombs ont sauté. Miles jouait électrique alors. Du coup, il s’est mis à jouer a capella, avec quelques éclairages de fortune, jusqu’à ce que l’électricité soit rétablie. Il a mis trois mois à trouver la bande car en 2005, il y avait moins de choses sur Internet. D’ailleurs, il a créé un site sur lequel il poste tous les liens ou les photos ou les textes se rapportant au dossier M, à chaque fois qu’il en ressent le besoin. L’enregistrement (très rare) s’y trouve. Il se donne d’autres missions, bizarres, impossibles. Il ne réussit pas forcément.
Ce livre est indescriptible. C’est une somme. C’est comme passer plein de temps avec un ami qui ne vous lâche pas la grappe sur son problème sentimental, qui se prend le chou pour analyser chaque détail qui l’en rapproche ou l’en éloigne ou l’enrichit, c’est obsessionnel, prise de tête permanente. Mais brillamment exprimé, écrit de telle façon à ce qu’on s’ennuie pas, car on peut sauter quelques redondances. Il écrit lui-même quand il s’attaque aux soirées poker qu’on peut sauter jusqu’à la page 311 si on n’est pas fan.
Une partie très forte du livre, c’est lorsqu’il évoque l’épisode du mail envoyé à Sophie Calle et la vengeance de cette dernière « une femme qu’on ne quitte pas », à savoir son énorme expo qui a marché du feu de dieu. Une humiliation qui va faire le tour du monde. Il accepte malgré tout de la revoir, mollement. Elle l’invite au vernissage qui a lieu à Venise puisque Sophie Calle y représente la France avec ce travail. Il n’ira pas. Il acceptera cependant d’aller la voir à Paris, après le clap de fin, en privé. Il a du mal à regarder ce que les 107 femmes ont fait de sa lettre, beaucoup sont des amies de Sophie, donc très malveillantes envers lui. Décortiquée ainsi, l’œuvre « prenez soin de vous » est à revoir si vous avez le livre. Beaucoup de choses prennent un autre sens vues de l’autre côté, ce n’est pas un scoop. Passionnant. L’écrivain aura bouclé la boucle avec l’histoire de Patricia et du suicide de Julien.
A la toute fin, il nous ramène à Picasso qui était là au début du tome 1 à propos du suicide de son ami. Cette fois, il s’agit de l’élaboration d’un tableau par le peintre, c’est passionnant à voir, il recouvre sans arrêt ce qu’il fait par autre chose, redéfait, refait, c’est dans le site (à voir ici) mais rébarbatif à lire sans l’image.On saura que sa peine est finie dans le dernier paragraphe…
Si vous aimez les vagabondages littéraires, foncez, mais prenez le au début au tome 1. C »est un peu du Proust moderne. Pourquoi pas ? Je le trouve formidable !
Grégoire Bouillier. Le dossier M. (Livre 2). 2018 aux éditions Flammarion. 868 pages, 24,50 €.
Texte © dominique cozette