L’enfance de Neal Cassady

C’est pas tout récent, bien sûr, mais je continue à m’intéresser à toute la mouvance de la Beat Generation comme d’une famille dans laquelle je me suis invitée. Parce qu’ils se connaissent tous, ils écrivent les uns et les unes, sur les autres, même leurs femmes et leurs amoureuses s’y sont mises, je m’y sens un peu comme chez moi. Enfin, dans l’écrit s’entend. Neal Cassasy a écrit Première Jeunesse peu après sa rencontre avec Kerouac et Ginsberg, qui est le premier tiers de sa biographie et sera publié en 1971, trois ans après sa mort misérable.
Une partie du livre trace sa généalogie, ses parents, grands-parents, avec précision, je me demande comment ils ont fait. Ensuite, c’est Neal qui prend sa plume et commence à se raconter à l’âge de trois ans, quand sa mère, surchargée d’enfants relous, se sépare de son deuxième mari alcoolo, père de Neal (il s’appelle Neal d’ailleurs) et lui file le gamin. Ça ne va pas être rose, il vit dans un univers de moins que rien, de cassos, d’alcoolos et de brutes mais il s’y fait, même quand il doit ramasser son père ivre mort pour le ramener dans l’espèce de foyer si l’on peut dire, où ils vivent. Son père a fait une formation de coiffure mais est incapable de bosser, sauf parfois le samedi, quand le salon pouilleux d’à côté est plein. Ce jour-là, il ne boit pas mais on imagine qu’il tremble donc je suppose qu’il ne tient pas les ciseaux.
Le gamin vit parmi ces abrutis des bas-fonds de Denver, néanmoins, il ira à l’école, et en sortant, passera son temps dans le cinoche puant et pourri du quartier. Il est sidéré par le film « le Comte de Monte Cristo  » à tel point qu’il empruntera le livre à la bibliothèque et deviendra un lecteur invétéré. Ce qui explique qu’il écrive avec un tel brio.
Il fait des phrases très longues et plutôt alambiquées et, à la fin de texte, sa veuve explique qu’il était dingue de Proust et qu’il s’entraîner à écrire comme lui. Etonnant.
Et puis un jour, le père sera déchu de la garde et c’est un des grands frères (premiers enfants de sa mère) qui prendra la relève, un type violent et cruel. Mais ils sont toujours à la marge.
Après ce texte ont été publiés des fragments de ses écritures qui confirment son talent d’observateur mais aussi son goût très prononcé pour les digressions, c’est assez drôle car il s’en aperçoit et tente d’y mettre un frein. Il écrit sans vergogne ses conquêtes féminines, ses abus de toutes sortes, ses innombrables vols de voiture. Un vraie curiosité pour qui aime ce personnage et ses amis. C’est mi-cocasse et mi-tragique mais très instructif sur cette période de la nouvelle conquête de l’ouest.

Première Jeunesse de Neal Cassady (The First Third), traduit par Gérard Guégan, après une préface du très important libraire-éditeur qu’était Lawrence Ferlinghetti. Edition 10/18. 310 pages. (Photo de la couv : Allen Ginsberg).

Texte © dominique cozette

 

Buk et la Beat

Le titre du libre est bizarrement Jean-François Duval et les Buk Beats, suivi d’un soir chez Buk. Pourquoi pas ne pas mettre son nom dans le titre. Il faut reconnaître à JFD l’énorme quantité de savoir qu’il possède et partage sur cette Amérique tant chérie par beaucoup d’entre nous qui aurions adoré connaître cette époque de folie, de permissivité sur les addictions de toutes sortes, alcool, drogues, sexe, vitesse, marginalité, liberté, quoi.  Les principaux héros traités, ou plutôt précisés, dans le livre sont Kerouac et son double, Cassady, et toute la bande, d’un côté, et de l’autre, Bukowski qui n’apprécie pas trop l’amalgame dont on l’affuble à propos de cette clique.
Le livre, une mine d’anecdotes, de dates, de verbatim, est une mise au point entre les intervenants qui ont fondé le concept de la Beat Generation. On y retrouve les poètes insolents que furent Ginsberg, Burroughs, Neal Cassady et leurs femmes, maîtresses, amants, dont beaucoup ont écrits des livres relatant leurs grandes aventures, peu traduites en français. On y voit la naissance du mouvement, les amitiés et amours multiples, les caractères tellement différents des uns et des autres, les dissensions et on s’aperçoit que  Bukowski (qui s’appelle en réalité Henry — d’où Hank — mais qui n’aimant pas son prénom, le change en Charles) ne fait résolument pas partie de la troupe, assez indépendant voire misanthrope, préférant se planquer. Ou provoquer vertement.
Il y a aussi des rencontres improbables et particulièrement ratées entre Buk et Godard, par deux fois, Godard qui inclura néanmoins le poète vinophile dans Sauve qui peut la vie, et aussi Jean-Paul Sartre.  On y découvre que Buk semble vaguement jaloux de la beauté ravageuse de Kerouac « La beauté, c’est un truc qui n’existe pas… Elle est l’effet d’un mirage de généralités »  confie-t-il à son ami Sean Penn. On y croise l’immense Crumb, ils ont réalisé trois recueils ensemble, qui dit de lui « Les deux fois où j’ai croisé Bukowski, il était joliment soûl. Je ne crois pas que c’était le meilleur type avec lequel socialiser. Il n’aimait pas tellement les gens de chair et d’os. Dire qu’il manquait de grâce sociale est un euphémisme. »
Il y est question, évidemment, du film que fit Barbet Schroeder d’après son scénar, et du livre Hollywood qu’il écrivit pour remettre les choses en place. Et de tellement d’autres choses.

Le livre est illustré de très nombreuses photos, notamment de personnages secondaires (le titre d’un livre écrit par Joyce Johnson, une compagne de Kerouac) et beaucoup de petit dessins simplistes du poète mais surtout, et pour finir en beauté, on est invité à assister à un soir chez Buk où s’est rendu JF Duval, et où Bukowski et sa femme, Linda, qui l’a accompagné jusqu’au bout, ont discutaillé de choses et d’autres, l’écrivain livrant malgré lui quelques faits d’armes ou petits secrets parfois retoqués par Linda, bien sûr en picolant. Où Buk dit qu’il n’écrit jamais sans boire (ah bon ?) mais qu’il a définitivement remplacé bière plus whisky par vin : ça dure plus longtemps, on peut écrire durant trois heures. Sa femme, Linda ne boit plus, par sagesse, elle était capable d’en absorber plus que son mari.
Et pour clore cet ouvrage dense, toute la production écrite, enregistrée et filmée des participants y est documentée, leur bio et leurs liens y sont résumés, ce qui fait une somme de docu dans laquelle plonger quand on a envie de revoir ses basiques.
Passionnant pour qui aime cette période mythique unique.

Jean-François Duval et les Buk Beats, suivi d’un soir chez Buk 2014 édition augmentée chez Michalon. 270 pages, 22 €.

Texte © dominique cozette

 

Dans la famille beat generation, je demande la toute jeune LuAnne

Dans le livre Sur la route de Jack Kerouac, Marylou (de son vrai nom LuAnne dans l’édition rétablie et plus récente du rouleau voir ici ) est une très jeune fille de seize ans, en fait l’épouse toute fraîche de Neal Cassady qui l’a connue dans leur ville de Denver. Lui a eu une enfance malheureuse puis une adolescence auprès d’un père alcoolique vivant dans des squatts. Il a appris à voler, il fallait bien manger, a fait de la prison mais est tombé amoureux des livres. C’est un feu follet, toujours en mouvement, toujours sur des plans, des idées plus ou moins recommandables, des projets de fuite ici et là. Folle de lui, LuAnne le suit à New-York où ils rencontreront Kerouac et d’autres principaux acteurs de la Beat Generation, Allen Ginsberg par exemple.
L’auteur de ce « roman » , Jean-François Duval, est un cinglé de cette épopée et il sillonne depuis des années les Etats-Unis pour en retrouver toutes les traces, tous les personnages, tous les lieux. Il a écrit plusieurs livres sur le sujet et celui-ci est directement issu de sa rencontre avec LuAnne en 97 (je crois), décédée en 2007. Je ne sais pas pourquoi ce livre paraît si tard.
Le style du livre est extrêmement vivant. Il comporte beaucoup de citations en anglais afin de respecter le parler de LuAnne. Elle se prête avec fraîcheur et humour et une sacrée mémoire à cette interview hors norme et donne une nouvelle vision de cette époque déjantée. Elle n’a pas été mariée très longtemps à Cassady, mais est restée en contact et a revécu des bouts d’aventure avec lui. Très vite, encore marié, il tombe fou amoureux de Carolyn, qui deviendra sa deuxième femme et la mère de ses enfants. Elle a aussi écrit son livre sur toute cette épopée passionnante.
Duval et LuAnne, qui vivait toujours du côté de Frisco, racontent plus l’histoire de l’incroyable héros que fut Cassady qui représente l’essence même du livre de Kerouac. Il ne tient pas en place, il vole des dizaines et des dizaines de superbes caisses américaines pour foncer d’un bout à l’autre des Etats-Unis et du Nord au Sud, sans craindre quoi que ce soit car il est vraiment fondu de conduite avec toute sa petite cour collé à lui sur les banquettes, fumant, buvant et prenant des substances. Retrouvant une de ses femmes, la laissant pour une autre, y revenant avec un tel pouvoir de séduction qu’elles ne pouvaient pas lui claquer la porte au nez. Lorsqu’il vit avec Carolyn, il bosse comme serre-freins dans une compagnie de trains. Et il continue à écrire à LuAnne. Il écrit aussi, parfois, de longues heures. Ses textes et ses lettres ont été publiés.
Kerouac est décrit par LuAnne comme un type timide et peu entreprenant. Quand il n’est pas sur la route, il vit avec Mémère, sa maman qu’il adore. Le troisième larron évoqué par LuAnne est Allen Ginsberg, complètement dingue de Cassady. Il fait tout ce qu’il peut pour le séduire (il est homo mais a réussi à coucher avec lui) et on le retrouve aussi par étapes dans une ville ou une autre. Ce qui rend le livre si vivant, c’est que LuAnne demande aussi à Duval (qu’elle appelle Jerry) de lui ce que lui ont dit les autres car elle ne s’est pas fixée sur cette aventure et apparemment, n’en connaît que ce qu’elle a vécu. Elle se permet aussi de rectifier des anecdotes, d’en clarifier ou d’en ajouter. C’est très plaisant de s’y retrouver avec elle comme guide.

Puis LuAnne évoque comment les choses ont changé quand Sur la Route est paru, des années plus tard (en 57). La célébrité est montée à la tête de Cassady qui ne se sentait plus. La bohême était morte, Jack Kerouac, désemparé de son côté, détestant cette notoriété, buvait pour se donner du courage avant chaque interview. Il est devenu alcoolo. Envolé, le clochard céleste, le mec high des années de jeunesse !
Quant à Neal Cassady, toujours sur la brèche, il s’est ensuite associé à Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucous, et ensemble, ils sont aller porter la bonne parole à bord d’un bus rose, conduit par Cassady bien sûr, sans les mains, ni les pieds ni parfois les yeux, avec une tripotée d’excités, les Merry Pranksters, et le Grateful Dead jouant sur le toit. Drogues, musique à fond, orgies diverses, ils ont semé le bazar pour promouvoir le LSD, entre autres. C’est Tom Wolfe qui raconte cette épopée dans Acid Test (voir ici).
Tout au long du récit, il est beaucoup question du livre de Carolyn Cassady (voir ici), introuvable mais que j’ai dégoté à la médiathèque de Montélimar, sur laquelle LuAnne fait quelques mises au point. Le livre de Carolyn est passionnant, alimenté de détails dus à la tenue de son journal et aux lettres que tous s’écrivaient.
Et ce livre de LuAnne, en me replongeant dans l’aventure extraordinaire de cette bande d’allumés, m’a passionnée. Je ne crois pas qu’il faille avoir lu Sur la route pour l’apprécier tellement il est explicite. (Pour les amateurs, il y a toute une liste de documents qui renseignent sur l’aventure Beat à la fin du livre)

LuAnne sur la route avec Neal Cassady et Jack Kerouac de Jean-François Duval, 2022 aux éditions Gallimard. 346 pages, 21 euros.

Texte © dominique cozette

Personnages secondaires

Personnages secondaires a été écrit par Joyce Johnson, bien après ce qu’elle raconte et qui se déroule à la fin des années cinquante, en pleine Beat Generation où elle va se lier avec Jack Kerouac.
Je me suis furieusement intéressée à lui et à cette période il y a six ans, quand j’ai lu Sur la route le rouleau original (article ici, super bien torché, à la relecture !!!), le formidable original restauré de ce roman-culte qui avait été mutilé lors de sa sortie. J’avais lu aussi les écrits de son héros appelé Dean Moriarty dans la première édition alors que son nom, rendu dans l’original est Neal Cassady. Sa correspondance entre lui et Jack (ici) était passionnante et j’avais même déniché le très rare livre écrit par la femme de ce dernier Carolyn Cassady (ici), racontant sa vision de l’épopée de son mari qui l’avait poussé dans les bras de Jack. Lui-même y étant d’ailleurs déjà lové. Une sorte de trouple. Bref, tout ceci explique pourquoi j’ai voulu voir ce qui était raconté dans le livre d’une femme qui l’a connu à l’aube de sa gloire, dans les quelques années qui entourent la naissance de sa celle-ci.
Et ce livre est passionnant, non seulement parce qu’il raconte une tranche de la vie des jeunes à NYC avant l’avènement des 60’s, en particulier de celle des hipsters ou autres beatniks, étudiants en rupture de famille, traîne-patins des bas fonds de la ville, poètes en mal de reconnaissance et clochards célestes. Des vies extrêmement précaires dans des logements pourris, des boulots de rien qu’on trouvait facilement et qu’on quittait encore plus vite. Des virées dans les bars vérolés des quartiers miséreux où se produisaient des jazzmen pas encore très connus, des vies de bohême où l’on venait s’entasser chez l’un.e ou l’autre en attendant mieux. Des logements de sept à onze dollars par mois. C’est dire.
C’est ce que raconte Joyce Johnson qui décide de quitter le nid familial pour aller à l’université où, de fil en aiguille, grâce à une copine, Alice Cowen,  tombée amoureuse d’Allen Ginsberg qui lui échappera sans cesse car il lui préfère son amant, elle va entrer dans le cercle béant et accueillant de la bande qui a inventé la Beat Generation. Elle se sait tellement ordinaire et sans intérêt à côté de tous ces aventuriers et routards, elle reste discrète mais les suit partout, ces marginaux qui boivent, se droguent, écrivent, voyagent, disparaissent. Et les relations plus intimes se nouent avec Kerouac dont elle tombe très amoureuse. Même s’il disparaît fréquemment, qu’il taille la route ou se réfugie chez Mémère, sa mère qui vit à Orlando et avec qui il se sent fusionnel, il donne toujours des nouvelles à Joyce, lui déclare même sa flamme quand il plane en plein ivresse. Leur relation va durer deux ans, une vie si intense pour elle que les années 60 lui paraîtront fades et sans attrait. « Les années soixante furent pour moi un désenchantement. Malgré tous leurs feux d’artifice, elles me déçurent, comme une apothéose avortée. Je vis les hippies remplacer les beatniks, les sociologues remplacer les poètes, les toiles vides remplacer les Kline. J’observai sans enthousiasme l’émergence d’un « style de vie ». Les anciennes intensités laissèrent place au mièvre slogan « Fais ton truc » — revendication d’une liberté castrée de tout combat. L’extase devint chimique, l’oubli se prescrivit sur ordonnance. »
Ce livre est passionnant de par le way of life qu’elle restitue  de ces années-là, la jeunesse que nous n’avons connue que par des films devenus cultes, l’explosion d’une génération avide d’expériences de toutes sortes, de poésie, de littérature et de paradis artificiels.
Voir Kerouac dans une vie ordinaire, plus ou moins quand même, embêté qu’on lui demande de conduire car le chantre de la route ne sait pas, ce genre de détail ! Le rêve de Jack : gagner quelques sous avec ses livres pour acheter une maison dans laquelle il vivra avec Mémère, il sera tranquille, loin de tous ces gens qui l’ennuient, à taper sur sa machine…  Un fantasme. La gloire comme une traînée de poudre qui a suivi la publication de Sur la route ne lui sied pas du tout, il n’imaginait pas ça comme ça, en permanence, où qu’il aille. Il aimerait pouvoir l’arrêter et la déclencher seulement quand il en a besoin, lors des lectures publiques par exemple. Et Joyce, amoureuse, serviable, présente, assiste impuissante à la lente destruction de son idole par l’alcool et la vie nocturne. Et puis, elle le sent, il va partir, la quitter, elle ne correspond pas à ses canons de beauté, de vie, elle est trop gentille, trop coulante. Alors, oui, elle finira par renoncer à son beau rêve. Elle analyse avec clairvoyance la propension des femmes à toujours se positionner par rapport aux hommes, à ne pas pouvoir exister sans eux, à ne pas pouvoir être artistes par elles-mêmes. D’où le très bon titre : Personnages secondaires.
Plus tard, elle aura un enfant (devenu écrivain) d’un premier mari  et encore plus tard, livrera ce témoignage palpitant sur les meilleures années de sa vie, même si ses compagnons de l’époque  sont tous morts de façon plus ou moins stupide, sa meilleure amie Alice Cowen, poétesse et figure de la Beat, n’a rien pu réaliser avec Ginsberg sauf bâtir sur une jolie amitié, elle a subi des misères dues à ses addictions puis après des passages en psychiatrie, s’est défenestrée. La plupart de ses écrits ont été détruits par ses parents. Le prix à payer pour cette liberté fut très élevé.

Personnages secondaires de Joyce Johnson. Titre anglais : Minor characters. 1983. Traduit par Brice Matthieussent. Edition Cambourakis. 12,50 €.

Texte © dominique cozette

Dans la famille Beat, je demande Carolyn (Cassady)

Résumé pour ceux qui n’ont pas suivi : Kerouac a écrit sur la route en s’inspirant de son ami Neal Cassidy, un frappadingue de première (voir mon article sur la route le rouleau original, sorti récemment, non censuré donc). J’ai lu dans la foulée la correspondance de Neal Cassidy. (Deux superbes livres, l’un ici , et l’autre ici). Explosif, complètement déjanté. Des histoires insensées. Bien que marié (parfois bigame), notamment avec Carolyn, fille cultivée, de bonne famille, dingue de lui malgré ses absences, infidélités, humiliations, dilapidation. Et cette Carolyn a écrit  Sur ma route, donc l’histoire de son point vue à elle. Introuvable en commande, quelques exemplaires sur Amazon, dans aucune médiathèque parisienne, mais à Montélimar. Je fonce. Un pavé qui, effectivement, raconte de façon moins décousue leur histoire qui n’est vraiment pas triste.
Malgré ses frasques infernales, Cassady s’est beaucoup soucié de ce foyer (il en avait un autre à New-York) et adorait ses trois enfants. Première déconvenue de cette fille éduquée de façon bourgeoise : la tôle. Car son mari n’est pas un enfant de coeur. Deuxième déconvenue : le sexe, qu’il pratique de façon désagréable et brutale alors que c’est un garçon attentionné et tendre par ailleurs. Troisième déconvenue : sa bougeotte. Cassady est monté sur ressorts, tous ses amis le disent, il soutient des conversations à trois niveau, il a une soif inextinguible de connaissance et de connaissances aussi, c’est un embobineur, il séduit tout le monde, il fait se qu’il veut de sa vie sans aucune contrainte, c’est l’être le plus libre qui soit. Sauf qu’il a des périodes de doute, de manque (son père et sa mère trop vite disparus) et surtout d’excès, drogues, alcool et sexe, autre déconvenue pour l’épouse qui tente d’élever ses enfants aux normes, en dépit d’un père trop fantasque.
Quand les enfants sont encore tout petits, il fera plus de deux ans de tôle pour usage de drogue, en fait des joints qu’il avait filé à des types qui étaient flics. Condamnation très lourde, personnalisée. Carolyn ne veut pas payer la caution en vendant la maison, c’est la seule chose qu’ils possèdent, échaudée par une trahison récente de son mari : il a fait passer sa nouvelle maîtresse pour sa femme pour claquer la grosse somme d’argent qu’il venait de toucher en indemnités d’un accident de travail. Elle aura du mal à lui pardonner.
Après accalmie de sortie de prison, il retrouve sa vie dissolue. Alors ce sont les flics qui passent tous les dimanches matins pour tenter de l’arrêter. Plus tard, il déserte puis débarque dans la maison familiale avec des hipsters, sa nana du moment, penseurs, alcoolos, junkies et hippies très tendance comme les Grateful Dead. Pour le plus grand plaisir de leurs ados.
Elle explique dans ce livre sa love story avec Kerouac, encouragée par Neal lui-même. Qui s’est traduite par un ménage à trois très harmonieux. Ils se sont tous aimés jusqu’au bout sauf qu’à la fin de leur courte vie, Kerouac et Cassady se détruisaient tellement que le dialogue ou même le contact devenaient difficiles. Neal est est mort à 46 ans, en 68 et Jack un an plus tard.

Elle qui vivait sainement et malgré cette ébullition permanente, elle est morte à 90 an, en 2013. Et a écrit ce livre bien après la mort de ses deux amours. Elle cite beaucoup d’extraits de lettres d’eux, d’Allen Ginsberg aussi et d’autres. C’est donc bien après la mort de Neal qu’elle a découvert l’étendue de la vie de patachon de son mari. Mais n’empêche qu’elle s’est toujours arrangée pour voir le bon côté des choses et éviter à ses gosses d’être mêlés à tout ça.
Lire les différentes versions d’existences réelles est toujours passionnant. Outre les abondants courriers qu’ils écrivaient tous, je suppose qu’elle remplissait régulièrement son journal tant fourmillent les détails de leur histoire mais aussi de leurs discussions philosophiques. C’était quand même tous des intellos qui suivaient nombre de conférences, se refilaient des titres de livres ou de philosophes à suivre, les philosophies orientales, en particulier.
Lorsque Neal est mort, à 42 ans — elle n’en a connu les circonstances que beaucoup plus tard — c’est sa dernière maîtresse qui l’a fait incinérer au Mexique à la requête de Carolyn (d’après le souhait de Neal). Carolyn a eu un mal fou à récupérer les cendres puis devant le harcèlement de la nana plusieurs mois durant, elle a fini par lui consentir une cuillerée de cendres que la jeune femme a déposées dans le caveau de Kerouac.

Sur ma route, ma vie avec Neal Cassady, Jack Kerouac, Allen Ginsberg et les autres, par Carolyn Cassady. Titre original off the road, 1990. Traduit en 2000 par Marianne Véron, pour les éditions Denoël et Ailleurs. 556 pages, 149 francs.

Texte © dominique cozette

Un truc très beau qui contient tout

Un truc très beau qui contient tout est le titre (magnifique) du premier tome de la correspondance de Neil Cassady  qui va de 1944 à 1950 et se termine par de très longues lettres,  dont celle connue sous le nom de lettre de Joan Anderson (voir article du Monde) qui rendit fou Kerouac tant il la trouvait extraordinaire et digne d’être publiée. Elle raconte dans un rythme de dingue, une brève liaison érotique entre Neal et Joan qui se termina mal par sa faute, comme tout le reste.
Au départ, cette correspondance, Cassady n’a que 18 ans, il écrit principalement à celui lui l’a repéré pour son intelligence. Puis il fait les fameuses rencontres avec ses futurs acolytes de la beat generation mais aussi avec la vie dissolue — qu’il a d’ailleurs déjà entreprise à la puberté.
On y retrouve ses obsessions principales, donc le sexe qui est réellement une addiction et pour lequel il convainc ses diverses régulières de le laisser libre sur ce sujet sans importance, les bagnoles qu’il adore et dézingue en conduisant à toute blinde (j’imagine que la vitesse est en miles, dans ces deux livres), la littérature avec de nombreuses références à Proust, Flaubert, Céline, Joyce, Schopenhauer, rien que ça, le jazz mais aussi la défonce. Il est presque toujours défoncé ou sous influence.
Il a des passages à vide où il songe au suicide, restant des heures le doigt sur la gâchette d’un pétard, ou conduisant comme un fou en brûlant tous les stops de la ville, ou demandant à sa femme de le tuer. Mais il a aussi ses périodes d’exaltation totale, s’enflammant pour des mots, des femmes, des ambiances. Aurait-il été bipolaire ?
Pour ses femmes, c’est pas joyeux. Il en a épousé trois mais lorsqu’il en épousait une, il filait revivre avec celle d’avant. La dernière, avec qui il a un énième enfant, il n’a pratiquement pas vécu avec elle malgré tout le foin qu’il a fait à celle d’avant pour divorcer et avec qui il est retourné illico. Ne comptons pas les aventures d’une soir, d’une heure, même. Des centaines.
Même s’il est sincère quand il énonce ses sentiments, il les oublie dans la minute, comme un chat qui s’excite pour un oiseau qui passe. L’instabilité, la bougeotte et une énergie hors normes le poussent à tout brûler, même quand il bosse aux trains.

Dans ce premier tome, son style se précise malgré des lettres extrêmement brouillonnes que j’ai trouvées un peu moins intéressantes que celles d’après (ici mon article sur le tome 2 de sa correspondance) , quand il est plus mûr. Poussé par Kerouac et soutenu par Ginsberg qui est dingue de lui, il apprend peu à peu à écrire mieux, même s’il trouve ses lettres nulles et égocentrées. L’ensemble des deux tomes constitue un document exceptionnel.

Un truc très beau qui contient tout, lettres 1944-1950 de Neil Cassady dans la superbe édition Finitude, superbement traduit par Fanny Wallendorf en 2014. 330 pages, 23 €

texte © dominique cozette

 

 

Kerouac jusqu'au bout du rouleau…

Cassady et Kerouac

Car comme vous ne l’ignorez pas, Sur la route a été écrit sur un rouleau de papier de 50 mètres de long, confectionné par Jack lui-même, pour taper sans relâche et sans s’occuper des signaux cette énorme épopée de la route qu’il a taillée en long en large et en travers de son vaste pays.
Peu à voir avec le premier manuscrit édité de Sur la route, sorti en 1957, fait, refait, reconformé, censuré, coupé, collé, remâché, régurgité selon le bon gré des éditeurs qui aiment bien les normes. Et qui lui a apporté le succès que l’on sait.
Le livre que je viens de lire est en fait l’original. Il s’intitule Sur la route, le rouleau original. Il a été retrouvé par hasard 50 ans après sa rédaction. En 2001, donc. Un vrai miracle même si un chien a bouffé un morceau du monument. Cette version poche est flanquée  de quatre préfaces  de 150 pages assez ennuyeuses avant d’avoir lu le bouquin. Plus passionnantes après.
Le récit, lui, m’a chopée dès la première phrase. C’est le trip phénoménal, avec traduction récente exceptionnelle, d’un mec qui aurait pu être normal, aurait fait son voyage initiatique avec une relative sagesse (enfin, oui, peut-être) s’il ne s’était entiché de ce voyou charmeur et déjanté qu’est Neal Cassady, fan de vitesse, de bringues, de dope, de sexe, de folies. Personnage devenu culte à la sortie du premier livre. J’ajoute que la version de 57 l’avait affublé d’un pseudo, comme tous les autres, alors que cette versiosn leur rend leur patronyme. C’est pratique quand on y croise Burroughs ou Allen Ginsberg par exemple. Cassady dont j’ai parlé récemment ici et qui m’a fait acheter ce livre.

C’est un pavé haletant, fiévreux, « écrit dans l’urgence » en trois semaines, sans chapitres, paragraphes ou sauts à la ligne. Ne faites pas comme moi à me dire j’arrête au prochain chapitre, il n’y a pas d’arrêt. Le livre Deux enchaîne sur la dernière phrase du Un, après le point. Et ce n’est pas du tout fastidieux, c’est écrit comme il nous le raconterait, détaillant la conduite extravagante de Cassady jusqu’à l’effroi, les riffs sublimissimes des saxophonistes qu’ils se régalent à écouter lors de leurs folles soirées de débauches, la façon de vivre des Mexicains chez qui ils font leur dernière virée. Il sait transmettre le côté maniaque de Burroughs face à l’invasion de quatre énergumènes qui trashent son petit chez lui bien rangé avec sa femme chérie, ses deux kids et ses piquouses de morphine. Doté d’une mémoire fabuleuse, il retranscrit des discussions entières, des descriptions ultra-précises, des détails saugrenus, par exemple, il fustige avant l’heure l’obsolescence programmée dont le nom n’existe pas encore.
En dépit de la légende qui veut qu’il carbure à la benzédrine, il écrit à Cassidy « j’ai écrit ce livre sous l’emprise du CAFÉ, rappelle-toi mon principe : ni benzédrine, ni herbe, rien ne vaut le café pour doper le mental ».

Quant à Cassidy, c’est un sacré zèbre. Il épouse une première femme. Plus tard, une autre dont il a deux enfants mais il fait tout pour retrouver la première et d’ailleurs, fréquente les deux sans que l’officielle le sache. Puis les quitte et bim, tombe amoureux jusqu’à vouloir en épouser une autre. Mais divorcer lui prend un temps fou. Quand il y parvient, il débarque à NY avec le papier puis, lui demandant de ne pas s’inquiéter, repart aussi sec en Californie car il se meurt de la deuxième. Parmi la pléiade de femmes rencontrées.
Bref, ce sont quelques années de la vie de deux branques mais au talent certain qui continue de nous scier au hasard des rééditions ou des découvertes de divers documents comme les correspondances.

Jack Kerouac. Sur la route Le rouleau original. Excellemment traduit par Josée Kamoun. Gallimard, 2010. Edition de poche Foli, 2014.

Par curiosité, une interview filmée de Kerouac en français avec son accent canadien. Ici.

texte © dominique cozette

 

 

Neal Cassady : dingue !

Avant, je disais Cassidy, je confondais Neal avec Butch. Mais Neal Cassady n’est pas Butch, c’est le pivot sur lequel s’est fixée la beat generation car il était intime avec Kerouac, et Kerouac l’a pris comme modèle pour en faire le héros de sur la route, sous le nom de Dean Moriarty (les vrais noms sont repris dans la nouvelle édition de Sur la route, le rouleau original).
Dingue de la vie & de toi & de tout est un recueil juste sorti du four qui réunit la correspondance de Neal de 1951 à 1968, année de sa mort. C’est le deuxième tome, je n’ai pas (encore) lu le premier. Ils s’écrivent tous, Kerouac, Ginsberg, Burrough etc à la machine avec épaisseurs de carbone, font circuler leurs écrits, se renseignent les uns les autres sur les uns les autres. Car ils sont éparpillés dans le vaste pays, jusqu’au Mexique quand ce n’est pas au Maroc. Souvent pour des raisons de justice.
Neal est serre-freins, c’est son boulot, un boulot très répandu à l’époque car il fallait bien que les trains s’arrêtassent avant l’invention des techniques hydrauliques. Ils devaient ralentir de très loin, et il est arrivé que Neal ait loupé quelques freinages pour raison d’imprégnation illicite. C’était un métier difficile qui recrutait beaucoup, je suppose qu’ils étaient nombreux par train, Neal ayant réussi à faire engager Kerouac quand il était fauché, mais qui disparut aussitôt avec sa paie pour aller aux putes et aux dealers. N’empêche, Neal bossait énormément, il avait trois enfants officiels, plus un, une maison et un amour irraisonné pour les voitures, les expériences planantes et le sexe. Il a d’ailleurs était l’amant de Ginsberg et d’innombrables femmes.
A cette époque, tout le monde couchait avec tout le monde, il n’en voulait pas à Kerouac et sa femme d’être amants, ni à sa petite amie de coucher avec tout le monde, même s’il aurait préféré qu’elle ne couchât pas avec tout le monde mais avec « presque » tout le monde. Donc il bossait 16 heures par jour, parfois loin de son domicile, il dormait souvent dans sa voiture mais c’était un coriace, il était capable de conduire non-stop de San-Francisco à NYC sauf pour faire le plein.

En fait, il était toujours sous l’emprise des drogues, dures, molles, qui s’avalent, se fument, avec ou sans alcool. Il adorait perdre la boule et n’arrêtait pas de tester de nouveaux mélanges. Il n’a apparemment jamais eu d’accident de voiture alors qu’il conduisait défoncé pied au plancher.
Il est devenu célèbre, non pas en écrivant, (il a juste écrit le début de sa bio sous forme de court roman), mais en étant le héros de sur la route. Il est devenu une icône et du coup, ses lettres sont devenues son œuvre. Et il y a de quoi ! On se régale en lisant sa façon d’exister, d’aimer ses amis, sa femme, ses enfants, de vivre d’une façon aussi dingue. C’était un clown, il amusait la galerie en scattant à une allure démente des tas de trucs rigolos, il séduisait toutes les femmes, il embobinait qui il voulait.
Il est mort connement, à la suite d’une soirée d’où, défoncé, il est reparti à pied pour rentrer chez lui, loin. Il est mort à moitié de froid, à moitié d’OD. Et il n’avait que 42 ans.
Ce livre est bien fichu parce qu’entre les lettres s’intercalent de nombreux éléments biographiques qui permettent de cerner le contexte. C’est passionnant. Du coup, j’ai acheté sur la route, l’original édité récemment d’après le rouleau. Et puis j’achèterai aussi le tome 1 de la correspondance  de Neal de 1944 à 1950, un truc très beau qui contient tout. Plaisir en perspective !

Dingue de la vie & de toi & de tout, lettres 1951-1968 par Neal Cassady chez Finitude, 2015. Traduit par Fanny Wallendorf. 254 pages, 22 €. Ce qui ne fait pas cher la lettre !

Texte © dominique cozette

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