Personnages secondaires a été écrit par Joyce Johnson, bien après ce qu’elle raconte et qui se déroule à la fin des années cinquante, en pleine Beat Generation où elle va se lier avec Jack Kerouac.
Je me suis furieusement intéressée à lui et à cette période il y a six ans, quand j’ai lu Sur la route le rouleau original (article ici, super bien torché, à la relecture !!!), le formidable original restauré de ce roman-culte qui avait été mutilé lors de sa sortie. J’avais lu aussi les écrits de son héros appelé Dean Moriarty dans la première édition alors que son nom, rendu dans l’original est Neal Cassady. Sa correspondance entre lui et Jack (ici) était passionnante et j’avais même déniché le très rare livre écrit par la femme de ce dernier Carolyn Cassady (ici), racontant sa vision de l’épopée de son mari qui l’avait poussé dans les bras de Jack. Lui-même y étant d’ailleurs déjà lové. Une sorte de trouple. Bref, tout ceci explique pourquoi j’ai voulu voir ce qui était raconté dans le livre d’une femme qui l’a connu à l’aube de sa gloire, dans les quelques années qui entourent la naissance de sa celle-ci.
Et ce livre est passionnant, non seulement parce qu’il raconte une tranche de la vie des jeunes à NYC avant l’avènement des 60’s, en particulier de celle des hipsters ou autres beatniks, étudiants en rupture de famille, traîne-patins des bas fonds de la ville, poètes en mal de reconnaissance et clochards célestes. Des vies extrêmement précaires dans des logements pourris, des boulots de rien qu’on trouvait facilement et qu’on quittait encore plus vite. Des virées dans les bars vérolés des quartiers miséreux où se produisaient des jazzmen pas encore très connus, des vies de bohême où l’on venait s’entasser chez l’un.e ou l’autre en attendant mieux. Des logements de sept à onze dollars par mois. C’est dire.
C’est ce que raconte Joyce Johnson qui décide de quitter le nid familial pour aller à l’université où, de fil en aiguille, grâce à une copine, Alice Cowen, tombée amoureuse d’Allen Ginsberg qui lui échappera sans cesse car il lui préfère son amant, elle va entrer dans le cercle béant et accueillant de la bande qui a inventé la Beat Generation. Elle se sait tellement ordinaire et sans intérêt à côté de tous ces aventuriers et routards, elle reste discrète mais les suit partout, ces marginaux qui boivent, se droguent, écrivent, voyagent, disparaissent. Et les relations plus intimes se nouent avec Kerouac dont elle tombe très amoureuse. Même s’il disparaît fréquemment, qu’il taille la route ou se réfugie chez Mémère, sa mère qui vit à Orlando et avec qui il se sent fusionnel, il donne toujours des nouvelles à Joyce, lui déclare même sa flamme quand il plane en plein ivresse. Leur relation va durer deux ans, une vie si intense pour elle que les années 60 lui paraîtront fades et sans attrait. « Les années soixante furent pour moi un désenchantement. Malgré tous leurs feux d’artifice, elles me déçurent, comme une apothéose avortée. Je vis les hippies remplacer les beatniks, les sociologues remplacer les poètes, les toiles vides remplacer les Kline. J’observai sans enthousiasme l’émergence d’un « style de vie ». Les anciennes intensités laissèrent place au mièvre slogan « Fais ton truc » — revendication d’une liberté castrée de tout combat. L’extase devint chimique, l’oubli se prescrivit sur ordonnance. »
Ce livre est passionnant de par le way of life qu’elle restitue de ces années-là, la jeunesse que nous n’avons connue que par des films devenus cultes, l’explosion d’une génération avide d’expériences de toutes sortes, de poésie, de littérature et de paradis artificiels.
Voir Kerouac dans une vie ordinaire, plus ou moins quand même, embêté qu’on lui demande de conduire car le chantre de la route ne sait pas, ce genre de détail ! Le rêve de Jack : gagner quelques sous avec ses livres pour acheter une maison dans laquelle il vivra avec Mémère, il sera tranquille, loin de tous ces gens qui l’ennuient, à taper sur sa machine… Un fantasme. La gloire comme une traînée de poudre qui a suivi la publication de Sur la route ne lui sied pas du tout, il n’imaginait pas ça comme ça, en permanence, où qu’il aille. Il aimerait pouvoir l’arrêter et la déclencher seulement quand il en a besoin, lors des lectures publiques par exemple. Et Joyce, amoureuse, serviable, présente, assiste impuissante à la lente destruction de son idole par l’alcool et la vie nocturne. Et puis, elle le sent, il va partir, la quitter, elle ne correspond pas à ses canons de beauté, de vie, elle est trop gentille, trop coulante. Alors, oui, elle finira par renoncer à son beau rêve. Elle analyse avec clairvoyance la propension des femmes à toujours se positionner par rapport aux hommes, à ne pas pouvoir exister sans eux, à ne pas pouvoir être artistes par elles-mêmes. D’où le très bon titre : Personnages secondaires.
Plus tard, elle aura un enfant (devenu écrivain) d’un premier mari et encore plus tard, livrera ce témoignage palpitant sur les meilleures années de sa vie, même si ses compagnons de l’époque sont tous morts de façon plus ou moins stupide, sa meilleure amie Alice Cowen, poétesse et figure de la Beat, n’a rien pu réaliser avec Ginsberg sauf bâtir sur une jolie amitié, elle a subi des misères dues à ses addictions puis après des passages en psychiatrie, s’est défenestrée. La plupart de ses écrits ont été détruits par ses parents. Le prix à payer pour cette liberté fut très élevé.
Personnages secondaires de Joyce Johnson. Titre anglais : Minor characters. 1983. Traduit par Brice Matthieussent. Edition Cambourakis. 12,50 €.
Texte © dominique cozette