Audur ava olafsdottir nous interroge sur le couple.

L’exception d’Audur Ava Olafsdottir (je vous fais grâce des accents et des barres sur les lettres) est un roman troublant et d’un style très cut, très agréable. Pas de mélo pour cette histoire qui en est un. C’est la Saint Sylvestre, le champagne pète et c’est le moment que choisit un tendre époux pour annoncer à sa douce femme qu’il va vivre différemment, avec un homme, son collègue de bureau. Ils ont vécu onze ans de façon exemplaire pour tous les autres, il a était un mari hyper attentionné, un amant prévenant et un père formidable. Leurs jumeaux, un gars et une fille, on 2 ans et demi. Et arrive enfin la lettre leur annonçant que l’enfant adoptif — un projet entrepris des années auparavant — les attend à des milliers de km d’ici, de l’Islande.
Il est homosexuel mais ça ne l’a pas empêché de tomber sous le charme de cette belle jeune femme que tout le monde aime, voulant essayer de construire une famille et y réussissant. Seulement voilà, l’amour a frappé à nouveau sous les traits du collègue, et bien qu’il ne se soit jamais privé d’aventures avec les hommes. Pas mal d’hommes.
Ce livre nous livre sans pesanteur les interrogations que peuvent se poser une femme dans ce cas. Remettant sa mémoire en route, elle revit leur relation et s’aperçoit qu’effectivement, elle aurait pu voir, si elle y avait pris garde, que son mari aimait bien les hommes. Elle restera la (seule) femme de sa vie, il continuera d’être charmant avec elle, de s’occuper des enfants, mais elle restera seule.
Et puis, coup du hasard, le père biologique de cette femme désirera la rencontrer. L’aventure sans lendemain de sa mère avec un étranger aura des lendemain pour le moins inattendus.
C’est un livre tout ce qu’il y a de plaisant, avec ses personnages bien campés, sa psychologie précise et sa touche de neige dans les longues nuits d’hiver de ce pays étonnant.

L’exception d’Audur Ava Olafsdottir aux editions Zulma, 2012. Et 2014 pour la VF par Catherine Eyjolfsson. 340 pages, 20 €.

Texte © dominique cozette

 

 

 

Le mai 68 d'Anne W.

Après Une année studieuse où elle raconte la cour que lui fit Godard, leur improbable vie maritale pleine de cocasserie, Anne Wiazemski nous livre ici la suite de l’aventure qu’elle intitule sobrement un an après. Cette année tombe … en 68. Elle demande à Jean-Luc de quitter la proximité d’avec Beauvau, trop de flics et ils se retrouvent en plein quartier latin bouclé par les cars de CRS et les lanceurs de pavés.
Cette fille, qui a 20 ans, est très peu concernée par la révolte estudiantine et les conflits socio-politiques. Les conférences Mao où l’entraîne son époux la barbent, elle préfère sillonner le quartier en patins à roulettes (il n’y a plus de transports) avec une copine. Leurs fidèles amis sont un couple de stylistes qui ont créé la marque VdeV et Cournot. Mais Godard se radicalise, supporte de moins en moins certaines contraintes, s’enfuit de ses tournages en laissant son équipe se dépatouiller. Veut arrêter le cinéma en découvrant Garrel.
C’est un monomaniaque qui va toujours aux mêmes endroits, mêmes restos souvent pourris et, à Londres où il filme les Stones, ne veut même pas savoir ce qu’il y a dans la rue d’à côté. Il n’aime pas les distractions, les dîners avec d’autres que ses proches, les sorties. Seules les discussions avec de jeunes contestataires qui envahissent leur appartement le passionnent. Pendant ce temps, Anne ne veut pas se laisser enfermer dans l’ennui. Alors elle fait l’actrice à Rome, principalement. Jean-Luc en crève de jalousie. La fin s’annonce…
Ce qui est drôle — outre le fait que je me retrouve pas mal dans cette histoire —  c’est qu’Anne W. se présente comme une nana peu mature, pas politisée, naïve, qui aimerait bien s’amuser plus mais que son mari, de 17 ans plus âgé et qu’elle aime, n’a aucune envie de ce qui peut faire plaisir à une jolie jeune fille à peine sortie de l’adolescence, un peu bourge certes et plutôt innocente sur l’attraction qu’elle exerce sur les hommes.
C’est charmant, c’est rafraîchissant, c’est plein de petits détails amusants sur l’époque, sur le cinéma, sur mai 68. C’est distrayant.

Un an après d’Anne Wiazemski chez Gallimard, 2015. 202 pages, 19,90 €.

Texte © dominique cozette

Marceline Loridan-Ivens, poignante revenante

Et tu n’es pas revenu est un opus fin et ciselé comme un outil paléontologique, rongé jusqu’à l’os, sans un gramme de chair dit-on aujourd’hui et pour cause puisque là bas, dans les camps, on n’avait même plus de peau. En une petite centaine de pages, Marceline écrit une lettre à son père, capturé avec elle en 44, envoyé comme elle à Auschwitz-Birkenau. Ils se verront une fois dans le camp, il risquera sa vie pour la serrer dans ses bras, puis lui enverra un message sur un bout de papier dont elle ne se souvient que du début.
Marceline Rozenberg (son nom de naissance) fait de la phrase de son père «Toi, tu reviendras peut-être parce que tu es jeune, moi, je ne reviendrai pas.» une prophétie. Elle acquiert la certitude qu’elle ne le reverra plus et si elle s’efforce de rester debout, digne, si elle ne s’écroule pas, c’est pour lui, pour ne pas le faire mentir.
C’est fou tout ce qu’elle peut raconter en 108 pages, Marceline, c’est fou qu’elle ait réussi a concentré sa vie entière dans une si petite épaisseur. Mais rien n’a été oublié, la douleur, l’horreur, l’humiliation, l’incompréhension des autres après, longtemps après. L’indicible, toujours. La mère et le mur de mésentente qui les sépare, les amies, l’incapacité à désirer un enfant, le pessimisme renaissant à chaque manifestation d’anti-sémitisme, elle qui pensait que les camps auraient été une grande et ultime leçon.
Et puis ses mariages, le deuxième, flamboyant, avec Joris Ivens, leurs films, leurs engagements, leurs voyages. Et la mort de ce compagnon presque père.
L’émotion est partout, sobre et cinglante. Marceline, petite silhouette rousse et fragile en apparence, qu’on a vue et entendue il y a peu, lors de la célébration des 70 ans de la libération des camps, où elle a remis quelques journalistes à leur place, pas très tendrement. Il ne faut pas lui en remontrer, la vie est âpre, elle n’a pas envie de mettre des gants.
Ecrit avec Judith Perrignon, ce livre très court est un bijou, il mérite qu’on y entre. Il est formidable.

Et tu n’es pas revenu par Marceline Loridan-Ivens aux Editions Grasset, 2015. 108 pages, 12,90 €.

Texte © dominique cozette

Americanah, quelle nana, quel livre !

Americanah, écrit par Chimananda Ngozi Adiche — heureusement que le titre est facile à mémoriser — est le nom donné aux Nigérianes parties vivre leur rêve américain. L’auteure, flamboyante, passée à la Grande Librairie, livre un pan de son histoire, celle d’une femme désolée par la décrépitude de son pays incapable de lui assurer de bonnes études, décidée à passer des diplômes US pour ensuite revenir travailler au pays.
Elle part, et Obinze avec qui elle vit un amour fou, la rejoindra plus tard. Mais son visa sera refusé trois fois et il atterrira à Londres loin d’Ifemelu (le nom de la jeune femme) qui, un jour,  va rompre tout contact avec lui après une expérience humiliante qui la dégoûte d’elle-même.
C’est un roman formidable, un pavé touffu mais il vaut la peine d’être lu (après un court début un peu lent) tellement c’est riche, plein, passionnant. Parce qu’avant tout, outre les aventures liées aux personnages, l’auteure s’attache à nous montrer ce qu’est être une femme noire aux Etats-Unis. Au Nigéria, elle était comme tout le monde et subitement, elle découvre le racisme, les efforts qu’elle et ses pairs doivent fournir pour s’intégrer, faire oublier la couleur de leur peau et surtout le crépu de leur cheveux —  problème énorme aux E.U — les nuances de noir et leur ressenti. Une fois assimilés ces items, elle découvrira d’autres différences dans la population, notamment les Juifs.
C’est une battante, elle se dépatouillera de tous les inconvénients liés à son statut de migrante de seconde zone. Les petits boulots, les relations sociales et sexuelles, elle saura d’autant mieux s’en débrouilla qu’elle tient un blog hyper buzzé intitulé Observations diverses sur les Noirs américains (ceux qu’on appelait jadis les nègres) par une Noire non-américaine qui feront sa réputation, par la finesse de son analyse, la férocité de sa critique et sa crudité.
Durant ces 15 années, elle connaît des histoires sentimentales avec des Américains, notamment un Blanc et un Noir. Et se rend compte que les différences culturelles, voire raciales, sont plus ancrées qu’elle ne le croyait. Et, ne souhaitant pas devenir américaine, elle décide de garder son accent africain et arrête de se faire lisser les cheveux.
On suit aussi Obinze qui mène sa vie d’étudiant précaire à Londres, comment il se fait débarquer alors qu’il s’apprêtait à faire un mariage arrangé pour obtenir son visa. Renvoyé manu militari chez lui, à Lagos, il se marie et fait fortune mais pense toujours à Ifem. Lorsqu’elle décide de revenir au pays, elle sait qu’il faudra l’affronter, elle y pense toujours elle aussi. Mais avant, elle doit se réintégrer dans la société nigériane, qui a changé. Elle se remet à écrire un blog qui lui assure une nouvelle renommée.
Livre passionnant, je l’ai déjà dit et peut le redire : passionnant ! pour ce décryptage psychologique et critique de la négritude, une vision de l’Amérique comme jamais décrite mais aussi la vie au Nigéria telle qu’elle se déroule actuellement.

Americanah de Chimananda Ngozi Adiche aux éditions Gallimard, 2014 (2013 pour la VO), traduit par Anne Damour. 526 pages, 24,50 €

Texte © dominique cozette

La vérité sur la Vérité, ou une mise en abyme vertigineuse

On connaît tous le film de Clouzot avec BB dans le box des accusés. Mais qui connaît Pauline Dubuisson, la femme qui tua son amant, fut condamnée à perpète et inspira le film ? L’affaire fit grand bruit en son temps d’autant qu’en investiguant, les journalistes ont découvert un sombre passé que le livre raconte.
Je vous écris dans le noir est un livre d’une puissance phénoménale qui reprend l’histoire de Pauline, victime de la vie, de la guerre, puis du film et de la suite de sa vie. Qui raconte ? Un écrivain, Jean-Luc Seigle, entré avec brio dans la peau plus qu’inconfortable de l’héroïne. Sous la forme d’un roman, non d’une bio.
Donc, Pauline, d’une famille petite-bourgeoise ravagée par la mort de deux fils tués pendant la guerre, amoureuse de son père qui le lui rend mal, découvre le sexe à 13 ans, à Dunkerque où elle vit. Elle est très bonne élève et veut être médecin. Elle obtient son bac très tôt, mais pour la punir de ses frasques, son père l’empêche d’aller à la fac. Et la présente au colonel allemand responsable de l’hôpital et qui pourra lui apprendre des choses. Mais surtout, lui donner toutes les victuailles qu’il veut (c’est l’occupation, il n’y a plus rien à manger). Et, bien sûr, elle couche avec lui.
A la libération, heureuse de partir étudier, elle est arrêtée — elle n’a pas 16 ans — puis tondue (cheveux et pubis) en place publique, emmenée dans un abattoir, condamnée à mort par les « nouveaux » résistants.  Mais avant, les justiciers la violent, la frappent, la torturent, l’humilient. Son père, soldat respecté, réussit à la sauver. Ils partent loin de cet enfer. Elle commence médecine, ça la passionne, tombe amoureuse d’un étudiant, c’est réciproque, et un jour il la demande en mariage. Honnête, elle dévoile son passé honteux. Alors, il la plaque. Plus tard, elle le tue (il faut lire pourquoi) et tente de se suicider. Elle est de nouveau condamnée, mais ne fera « que » 9 ans pour bonne conduite.
Sa mère va alors s’occuper d’elle, tenter de la reconstruire. Hélas, le film sort et sa vie est de nouveau sous les projecteurs. Elle fuit alors au Maroc, à Essaouira. Ce pays, sa douceur, la réconcilie avec la vie. Et un homme formidable tombe amoureux d’elle, elle aussi. Il la demande en mariage. Cette fois encore, elle ne se sent pas le droit de lui cacher son passé trouble car de toute façon, son vrai nom apparaîtra sur les papiers.
Le livre est la très longue lettre qu’elle écrit à cet homme pour tenter de lui expliquer qui est elle, pourquoi elle a tué. C’est très fort, parfois insoutenable, c’est une très belle réhabilitation de cette femme que personne n’a su comprendre.

Je vous écris dans le noir par Jean-Luc Seigle aux éditions Flammarion, 2015. 236 pages, 18 euros.

Texte © dominique cozette

La rootsitude d'Hélène Frappat

N’oublie pas de respirer est un tout petit livre de 90 pages mais tellement sensuel que je ne peux qu’encourager les amoureux de la Corse à le renifler. Oui, le renifler car il est tout entier centré sur les souvenirs odorants et colorés de ce pays magnifique dont sa famille est issue, précisément d’une vallée perdue où les autochtones ne connaissent rien des autres, de l’autre côté de la montagne ou même de la mer si proche.
Car ici, c’est la pure sauvagerie que retrouve la jeune Hélène chaque été, auprès de ceux qui sont restés là, vivant de chasse et de cueillette, lavant encore au lavoir, et utilisant les plantes pour ce qu’elles offrent. Les petits vacanciers, eux, se jettent dans le torrent glacé et escaladent les vieux ponts génois, traquent les bêtes sauvages et deviennent des petits loups garous.
C’est un livre impressionniste splendide, qui dépeint les racines de l’auteur, rend hommage aux anciens et met des mots où personne n’a pensé à le faire. Si comme moi vous aimez la Corse, ce petit livre vous y emmène au plus profond pour quelques piécettes.

N’oublie pas de respirer d’Hélène Frappat chez Actes Sud, 2014. 90 pages, 12 €.

Texte © dominique cozette

Immonde Khadafi

Annick Cojean, grand reporter au Monde, n’était pas venue à Tripoli pour entendre ça. Elle allait repartir à Paris, c’est juste après la mort de Khadafi piégé dans un égout, qu’elle a rencontré Soraya. Soraya qui a déroulé l’horrible vie à laquelle l’a condamnée le féministe Guide après l’avoir fait enlever de son école par ses sbires, comme il le faisait régulièrement. Il avait viscéralement besoin de chair fraîche, de vierges, de petites. Elle avait 14 ans, d’autres 12, 13, peu importe. Il les faisait capturer, enfermer dans le sous-sol de son palais où elles ne voyaient jamais le jour, et les faisaient chercher à n’importe quelle heure du jour ou la nuit. La petite, il l’a appelée tout de suite salope et l’a violée brutalement, sauvagement, en la rouant de coups. Il le faisait devant les autres, devant ses maîtresses devenues rabatteuses, devant des officiels qu’il récompensait en leur « filant » des filles. Des années. Vie fichue, déshonorée, ses parents qui la considèrent comme une pute, qui risquent leur vie si elle s’enfuit. Otage. Maltraitée. Puis soumise. Soraya, c’est la première partie du livre, les Proies, dans le harem de Khadafi.
Annick Cojean ne se contente pas de ce récit. Elle le recoupe, vérifie tout, cherche d’autres témoignages, fait son enquête. Et ce qu’elle découvre est ahurissant : Khadafi ne vivait et ne voyait que par le sexe. C’était son occupation, son arme de guerre, sa façon de soumettre tout le monde. Confit de drogue et de viagra, déflorant des milliers de filles, au moins quatre par jour, plus des garçons, imposant des relations sexuelles à certains ministres, hommes, ou autres personnels pour les humilier, traquant ses invitées, même mariées, même officielles, en leur offrant des valises pleines de dollars, des rivières de diamants, des cadeaux somptueux, faisant affréter un avion pour ramener des mannequins, leur offrant des vacances de rêves avec argent pour acheter des robes de luxe, les violant ou pas, il avait mis au point un réseau international avec de nombreuses complicités. Ou le silence de tous ceux qui savaient ou se doutaient. Car pétrole, pétrole ! Ne pas se fâcher avec lui.
A l’université, car il  se vantait de pousser les femmes aux études, il avait aussi son bordel avec chambres, jacuzzi et surtout un bloc gynéco avec tout ce qu’il faut pour les examens, les avortements. D’ailleurs, toutes les filles et tous les garçons qu’il pratiquait avaient d’abord une prise de sang faite par ses infirmières bulgares (les mêmes ? je ne sais pas) pour vérifier leur santé.
Ceux ou celles, parmi les gens ordinaires, qui avaient l’audace de vouloir se venger étaient tués, torturés, et filmées pour donner l’exemple.
Sa principale rabatteuse, qu’il craignait car elle pratiquait la magie noire, venait jusqu’à Paris, dans les palaces, pour y rencontrer des femmes importantes comme Dati, par exemple, à tout hasard. Il adorait, s’agissant des politiques Africains, passer un moment intime avec leurs femmes qui repartaient avec les fameuses valises et les couteux bijoux.
Il aimait aussi improviser une visite dans les mariages de ses employés, cousins, relations et là, il faisait son marché. Les jeunes filles disparaissaient de la fête. Il avait placé des personnes de confiance à des direction de télé ce qui leur permettait d’inviter de belles artistes du bassin méditerranéen, ou d’ailleurs, de les faire venir et d’en abuser contre cadeaux ou violence. Tous ceux qui pouvaient lui fournir des jeunes filles étaient grassement récompensés. Chaque voyage ou déplacement était prétexte à renouveler le cheptel même s’il embarquait sa marchandise avec lui, notamment ses amazones, les filles en treillis soi-disant entraînées mais en fait de pauvres  filles en otage obligées de paraître souriantes et efficaces. Les vrais gardes du corps étaient derrière.
Ce personnage désaxé, pervers, cruel, reçu comme un prince partout, dictant ses caprices, a rongé l’économie de son pays, corrompu tout ce qu’il a pu, humilié ses sujets, reste un demi-dieu pour beaucoup de Libyens. Certain(e)s voudraient que la vérité éclate, que son procès soit fait, que les victimes puissent enfin se laver. Mais c’est impossible, la honte de leurs familles, la honte du peuple est trop forte et ceux qui feraient leur coming out pourraient être tués, ou emprisonnés comme complices de ce traître, en tout cas déshonorés à jamais.
Livre dense, ahurissant, questionnant. Oui, de nos jours, on fait des courbettes à ces monstres, on les caresse dans le sens du poil, on est prié de bien les traiter.

Les Proies (dans le harem de Khadafi) d’Annick Cojean, chez Grasset en 2012 et dans le Livre de Poche. 300 pages, 6,90 €.

Texte © dominique cozette

Echapper, avec Duroy

C’est rare que je vous fasse part de mes lectures quand elles ne m’ont pas emballée. C’est vrai que ce bouquin ne m’a plus que dans sa seconde moitié. Lionel Duroy est un écrivain de l’intime dont j’attends fébrilement les nouveaux récits. Ses histoires d’amour ou de famille ou de séparation, ou même d’enfants (même si la démarche est contestable) subtilement autopsiées me passionnent.
Or, que me raconte-t-il dans Echapper dont la presse a d’ailleurs assez peu parlé ? Un voyage dans le nord de l’Allemagne pour retrouver le contenu d’un livre qui l’avait bouleversé : il y était question d’un peintre, Emil Nolde en fait mais sous un autre nom, interdit de peindre par les nazis qui trouvaient sa peinture « dégénérée ». Comment il s’en sort, comment il vit, comment il essaie de se remettre de la mort de sa femme adorée, comment une jeunette de 50 ans de moins tombe amoureuse de lui jusqu’à l’épouser. Tout ça dans un environnement de neige, de vent, de nature, de tempêtes dont Duroy veut absolument s’imprégner.
Donc pendant plus de la moitié du roman, je m’ennuie. Déçue, déçue je suis. Je peste !
Puis apparaît une jeune femme, une maison abandonnée et la possibilité d’une histoire. Puis l’histoire. Qui s’entremêle avec celle de Nolde car la jeune femme (mariée), en plus d’être peintre, garde le petit musée Nolde où l’écrivain va pouvoir s’abreuver des bribes de la vie de l’artiste mondialement reconnu. Et de bribes d’un amour impossible. Avec une fin totalement inattendue et franchement parfaite.

Echapper, de Lionel Duroy, aux éditions Julliard, 2014. 280 p. 18,50 €.

Texte © dominique cozette

20 ans après, 40 ans plus tard…

C’est un livre de Thierry Voeltzel, la transcription de longs entretiens qu’il avait donnés à Michel Foucault. Ce dernier l’avait pris en stop dans sa petite décapotable, était née une amitié et l’entrée du jeune homme dans le cercle des intellos de l’époque. C’était dans les années 70 et c’était assez … étonnant.
Les entretiens, enregistrés sur mini-cassettes, non censurés, se développent autour de plusieurs thèmes dont forcément la sexualité, la famille, la religion, le travail, la politique, la culture, la drogue etc…, tout ce qui fait une époque. Le jeune homme, ancien maoïste, militant au FHAR, est homo, ce qui n’est pas évident à cette époque « entre les fafs et les loulous qui cassent le gueule aux pédés » mais, détail hallucinant, sans réels tabous, comme l’hétérosexualité d’ailleurs. Il parle librement de son attirance pour ses frères, ses relations touche-pipi avec les enfants, les partouzes après les réunions politiques, les coucheries entre profs et élèves.
Il parle aussi de ses petits boulots car il refuse de faire des études et préfère ses expériences en usine, et à l’hôpital où il fait le grouillot, les tâches ingrates. Il dévoile ce qu’étaient les mises à mort du samedi, la piqûre létale ni vue ni connue pour les malades irrécupérables.
Ils s’entretiennent beaucoup sur la gauche, le communisme, Mao, Marx, le socialisme, et sur l’action syndicale. Il est à la CGT et possède une grande culture libertaire et révolutionnaire. La religion ne l’intéresse pas vraiment.
En fait, ce jeune homme est plein de désillusions, l’avenir ne lui sourit pas plus que ça, les luttes passées n’ont abouti à rien et, Foucault s’en étonne, c’est un nihiliste qui se construit sous ses yeux.
Une recherche rapide sur Google ne dit pas ce qu’est devenu ce jeune homme né en 1955.

Vingt ans et après, de Thierry Voeltzel, aux éditions Verticales, 2014 (première parution en 1978 sous anonymat pour Foucault). 215 p., 17,90 €.

Texte © dominique cozette

Vernon Subutex, drogue dure !

Formidable, ce livre de la Despentes, un bijou. Qui coupe, qui brûle, qui gratte, qui dérange. Mais un bijou de littérature. Vernon Subutex est le nom du héros mais aussi du livre (éponyme dirait-on) dont c’est le premier tome. Chouette, il y en aura deux autres tout bientôt.
Ah que la vie était belle quand était jeune, beau, crétin et musicos dans les 80’s ! Ah que l’avenir nous faisait du gringue comme une sale pute à dentier et faux seins. Car une fois à poil, devant toi, 25 ans après, l’avenir est un  vrai cauchemar qu’il faut te farcir. Comment Vernon, le fana du musique que tout les frappadingues venaient visiter dans son magasin de disques, comment  aurait-il pu imaginer que le disque se dématérialiserait et qu’il n’aurait plus que du vent dans ses bacs ? Alors, il ferme, pas de chômage à la clé, il vend ses précieuses galettes sur ebay, ses rarissimes affiches et réussit à tenir quelques temps.
Ses anciens potes — il a énormément d’amis, de fans et de copines — lui prêtent volontiers de la thune mais un jour ça s’arrête. Le proprio le vire sur le champ, sans même lui laisser un peu de temps pour trier ses trésors. Le seul ami devenu une icône vient de claquer d’une OD en lui ayant confié juste avant des enregistrements qu’il avait faits, des trucs qu’il racontait, mais personne ne sait quoi, même Vernon qui ne les pas écoutés et les a lui-même confiés à une nana.
Cette histoire fait le buzz dans le monde de la musique et de l’édition car tout le monde veut cette précieuse manne pour écrire THE livre sur Alex Bleach. Commence une vaste chasse à l’homme dont Vernon ne sait rien puisqu’il n’a plus accès à Internet.
Il est seul avec sa valoche, son charme et ses beaux yeux bleus, et est obligé de ruser pour squatter. Il invente, ment et parfois vole ce qui est totalement contraire à son éthique. Le plus fort du livre, c’est le portrait quasi sociologique, au scalpel, de  tous ces gens qu’il voit ou revoit, croquis de vies passionnants, et c’est un plaisir intense que d’entrer en relation avec ces quadras et quinquagénaires, leur parcours, leurs amertumes souvent, leurs penchants politiques variés, leurs dadas. Même ceux qui ont réussi, les bourges, les cinéastes, d’autres, ne sont pas enviables. Soit ils sont pourris à cause de leur réussite, soit ils ont mal vieilli, soit ils mènent une vie tragiquement banale. Et certains ont changé de sexe.
On se régale à toutes les pages. Despentes est un dico ambulant des musiques hyper pointues de l’époque. A part Chico Buarque et Edith Nylon, les centaines de noms droppés ne m’ont rien évoqué, je n’y connais rien de ces années. Mais on s’en fiche.
Et puis Paris est exploré dans les grandes largeurs, les lieux, les bistrots, les quartiers, et puis vu du sol vers la fin, quand notre malheureux héros se retrouve à terre, mendiant pour acheter sa bière dans le quartier Répu/Belleville.
J’ai adoré ce premier tome ultra noir, crade, désabusé. Pas d’eau de rose chez la Despentes (pas douce) !

Vernon Subutex tome 1 de Virginie Despentes aux éditions Grasset, 2015. 396 pages. 19,90 €.

Texte © dominique cozette

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