Annick Cojean, grand reporter au Monde, n’était pas venue à Tripoli pour entendre ça. Elle allait repartir à Paris, c’est juste après la mort de Khadafi piégé dans un égout, qu’elle a rencontré Soraya. Soraya qui a déroulé l’horrible vie à laquelle l’a condamnée le féministe Guide après l’avoir fait enlever de son école par ses sbires, comme il le faisait régulièrement. Il avait viscéralement besoin de chair fraîche, de vierges, de petites. Elle avait 14 ans, d’autres 12, 13, peu importe. Il les faisait capturer, enfermer dans le sous-sol de son palais où elles ne voyaient jamais le jour, et les faisaient chercher à n’importe quelle heure du jour ou la nuit. La petite, il l’a appelée tout de suite salope et l’a violée brutalement, sauvagement, en la rouant de coups. Il le faisait devant les autres, devant ses maîtresses devenues rabatteuses, devant des officiels qu’il récompensait en leur « filant » des filles. Des années. Vie fichue, déshonorée, ses parents qui la considèrent comme une pute, qui risquent leur vie si elle s’enfuit. Otage. Maltraitée. Puis soumise. Soraya, c’est la première partie du livre, les Proies, dans le harem de Khadafi.
Annick Cojean ne se contente pas de ce récit. Elle le recoupe, vérifie tout, cherche d’autres témoignages, fait son enquête. Et ce qu’elle découvre est ahurissant : Khadafi ne vivait et ne voyait que par le sexe. C’était son occupation, son arme de guerre, sa façon de soumettre tout le monde. Confit de drogue et de viagra, déflorant des milliers de filles, au moins quatre par jour, plus des garçons, imposant des relations sexuelles à certains ministres, hommes, ou autres personnels pour les humilier, traquant ses invitées, même mariées, même officielles, en leur offrant des valises pleines de dollars, des rivières de diamants, des cadeaux somptueux, faisant affréter un avion pour ramener des mannequins, leur offrant des vacances de rêves avec argent pour acheter des robes de luxe, les violant ou pas, il avait mis au point un réseau international avec de nombreuses complicités. Ou le silence de tous ceux qui savaient ou se doutaient. Car pétrole, pétrole ! Ne pas se fâcher avec lui.
A l’université, car il se vantait de pousser les femmes aux études, il avait aussi son bordel avec chambres, jacuzzi et surtout un bloc gynéco avec tout ce qu’il faut pour les examens, les avortements. D’ailleurs, toutes les filles et tous les garçons qu’il pratiquait avaient d’abord une prise de sang faite par ses infirmières bulgares (les mêmes ? je ne sais pas) pour vérifier leur santé.
Ceux ou celles, parmi les gens ordinaires, qui avaient l’audace de vouloir se venger étaient tués, torturés, et filmées pour donner l’exemple.
Sa principale rabatteuse, qu’il craignait car elle pratiquait la magie noire, venait jusqu’à Paris, dans les palaces, pour y rencontrer des femmes importantes comme Dati, par exemple, à tout hasard. Il adorait, s’agissant des politiques Africains, passer un moment intime avec leurs femmes qui repartaient avec les fameuses valises et les couteux bijoux.
Il aimait aussi improviser une visite dans les mariages de ses employés, cousins, relations et là, il faisait son marché. Les jeunes filles disparaissaient de la fête. Il avait placé des personnes de confiance à des direction de télé ce qui leur permettait d’inviter de belles artistes du bassin méditerranéen, ou d’ailleurs, de les faire venir et d’en abuser contre cadeaux ou violence. Tous ceux qui pouvaient lui fournir des jeunes filles étaient grassement récompensés. Chaque voyage ou déplacement était prétexte à renouveler le cheptel même s’il embarquait sa marchandise avec lui, notamment ses amazones, les filles en treillis soi-disant entraînées mais en fait de pauvres filles en otage obligées de paraître souriantes et efficaces. Les vrais gardes du corps étaient derrière.
Ce personnage désaxé, pervers, cruel, reçu comme un prince partout, dictant ses caprices, a rongé l’économie de son pays, corrompu tout ce qu’il a pu, humilié ses sujets, reste un demi-dieu pour beaucoup de Libyens. Certain(e)s voudraient que la vérité éclate, que son procès soit fait, que les victimes puissent enfin se laver. Mais c’est impossible, la honte de leurs familles, la honte du peuple est trop forte et ceux qui feraient leur coming out pourraient être tués, ou emprisonnés comme complices de ce traître, en tout cas déshonorés à jamais.
Livre dense, ahurissant, questionnant. Oui, de nos jours, on fait des courbettes à ces monstres, on les caresse dans le sens du poil, on est prié de bien les traiter.
Les Proies (dans le harem de Khadafi) d’Annick Cojean, chez Grasset en 2012 et dans le Livre de Poche. 300 pages, 6,90 €.
Texte © dominique cozette