Dans les profondeurs la pénétration

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« Si la sexualité était une question de plaisir, les femmes seraient moins pénétrées et les hommes le seraient davantage ». Ne croyez pas, chères mauvaises langues (hé hé) que ces propos sont tenus par une camionneuse moche et mal baisée, voire moustachue à tendance goudou excusez-moi mes amies homos, c’est juste pour caricaturer quelques possibles a priori). Pas du tout, vous n’y êtes pas. Ces propos sont ceux d’un homme, un vrai (je suppose), vivant en couple avec une femme et leur enfant, écrivain, végétarien et bon esprit. Martin Page. Alors, quoi ? Explique-nous ! C’est quand même fait pour ça, ces choses, y a un pénis d’un côté, un vagin de l’autre, et tout ça qui s’emboîte on ne peut plus parfaitement lorsque le mode d’emploi est bien suivi et que tout s’oint bien. Hé bien, croyez-le ou pas, cette idée qu’une séance de sexe — faire l’amour ou baiser si tu préfères — doit se conclure par papa dans maman — qui est la norme universelle de notre culture — c’est juste une construction politique. Car Martin Page qui a commis cet hyper intéressant opus, a interrogé nombre de femmes et d’hommes et s’est documenté livresquement. Hé bien les femmes sont nombreuses à pouvoir se passer de la pénétration et beaucoup d’hommes sont mal à l’aise avec ce projet que sous-tend l’idée de conquête, de domination : pénétrer une femme, c’est l’avoir. Elle devient une possession, un trophée, une chasse gardée. (Il est question aussi ici de la pénétration anale car beaucoup de femmes l’acceptent, avec joie ou pas, mais c’est tendance). (Il est aussi question de fellation).
(Note : Quand je parle des hommes ou des femmes, ce ne sont pas TOUS les hommes, TOUTES les femmes. Les attitudes sont infinies..). Ce que cherche à déconstruire l’auteur, c’est que sous prétexte que cette action (de pénétrer) soit très codée, on en oublie toutes les autres pratiques sexuelles que peuvent s’offrir les corps sans être obligés de se finir par l’éjaculation dans un orifice.
Martin Page a connu beaucoup de réactions curieuses quand il en parlait à ses amis, parfois une forme de condescendance (le pauvre, il n’a rien compris au sexe), parfois un truc drôle, ex : « j’ai demandé à un ami, hétérosexuel, s’il aimait la pénétration. Il m’a répondu tout de suite : « Ah ah, oui bien sûr ! Bah oui ! ». Alors j’ai précisé ma question : « Et comment aimes-tu être pénétré ? Avec un doigt ? Avec un gode ou un masseur prostatique bien lubrifié ? ». Il s’est crispé. Il n’avait pas imaginé que je parlais de lui pénétré. Jamais. Jamais jamais. » Pour beaucoup d’hommes, il n’en est absolument pas question, ils perdraient leur position de dominants, voire seraient humiliés. Et pourtant, beaucoup aime le massage prostatique durant l’acte. Mais bon. C’est plutôt le rôle de la femme d’être « passive ».
Un livre comme ça ne se résume pas, disons qu’il ouvre l’esprit par une belle somme de réflexions mais aussi de témoignages très divers et pourrait se conclure par le fait que ça serait tout bénéfice pour tout le monde qu’on essaie, ensemble, d’appréhender l’amour physique autrement que par une préparation à l’éjaculation terminale. Martin Page explique enfin que tout est lié : « la question de la pénétration, du clitoris, des hommes hétérosexuels, comme celle du temps de travail qui empiète sur nos vies affectives, des salaires moins élevés des femmes, de leur plus grande précarité, de nos difficultés d’existence matérielle, du congé paternité encore bien maigre et facultatif, des réunions organisées le soir, du capitalisme, du réchauffement climatique et du règne de la compétition et de la comparaison. » Disons que c’est la mâle attitude qui organise tout ça pour préserver ses privilèges bien souvent issus de l’éducation « virile » consistant à gommer tout ce qu’il y a de sensible chez le garçon dans le but de ne pas ressembler (quelle horreur !) à une fille.
C’est mieux dit, mieux écrit, mieux analysé, heureusement.
Par ailleurs, au printemps dernier, Martin a traité cette question dans l’excellentissime podcast « Les Couilles sur la table », pénétrer#39, ici/

Initialement auto-édité, ce livre est repris par une nouvelle édition, à sortir le 10 janvier.

Au delà de la pénétration par Martin Page. 2020 aux éditions Le Nouvel Attila. 160 pages, 10 €. Et une couverture très douce.

Texte © dominique cozette

Georges Arnaud, écrivain assassin ou pas ?

La Serpe est un pavé, bien dense, bien dru, écrit par Philippe Jaenada, qui a reçu le prix Fémina en 2017. Il est issu d’un fait divers datant de 1941, dans un château près de Périgueux, où eut lieu un massacre, un homme âgé, sa vieille soeur et la bonne. A coups de serpe. Ils baignent dans leur sang. Le seul rescapé de la tuerie appelle à l’aide au petit matin. C’est le fils de l’homme âgé, il a 24 ans. Cet homme deviendra auteur de polars connu, notamment du Salaire de la peur dont a été tiré le film. Il s’appelle Georges Arnaud de son nom de plume, à ne pas confondre avec George-J. Arnaud, autre écrivain.
Au départ, presque tout concourt à accuser le fils dont le vrai nom est Henri Girard, un type égoïste, capricieux, dépensier, sans humanité, fêtard, sans aucun respect pour les autres, notamment son père. Il ne travaille pas la plupart du temps mais se débrouille pour soutirer de l’argent à son père et sa tante, très riches. Il le claque dans des soirées de débauche, il arrose tout le monde, offre des bijoux très coûteux à femmes et maîtresses… Il s’est marié très jeune pour enquiquiner sa famille à une fille qu’on appellerait pétasse aujourd’hui. Puis tombe amoureux d’une autre femme… Ensuite, il y a cet atroce fait divers qui le rend richissime par héritage. Bizarrement, il est innocenté par les jurés en un temps record qui exclut tout délibéré, sous l’œil d’un président du tribunal bienveillant, et aussi grâce à la plaidoirie très roublarde d’un maître du barreau, Maurine Garçon, ami intime du mort. Ce qui confiance au jury. Ensuite, il s’exile au Venezuela pour plusieurs années, exerce des tas de métiers, dilapide sa fortune, connaît la misère et les bas-fonds puis rentre à Paris avec le manuscrit du Salaire de la peur. Succès, film, début d’une vie très mondaine et d’écriture où, souvent, il dénonce nombre d’injustices. Il meurt d’une crise cardiaque en Espagne. En gros. Mais c’est bien plus romanesque que ça.
Philippe Jaenada qui avait auparavant retracé la vie de Pauline Dubuisson, coupable d’avoir tué son amant (Brigitte Bardot l’interpréta dans la Vérité), s’est emparé de l’histoire de cet homme au physique ingrat. Il a passé un temps fou à éplucher non seulement les livres mais aussi les archives juridiques, lu tous les courriers le concernant, un travail de titan mené dans les plus infimes détails. A interrogé tous ceux qui auraient pu avoir un lien même infime avec les personnages ayant croisé notre homme,
Cet ouvrage qui fourmille d’une masse de toutes petites choses, revues, ressassées, déconstruites, reconstruites, est à la fois passionnant et déroutant. Car il ne résume pas, il dit tout, tout ce qui a été négligé par l’enquête, ne serait que la personnalité du présumé coupable qui, finalement, n’était pas un si mauvais bougre, avait de gentils sentiments, et était trop intelligent pour laisser tant d’indices aussi criants derrière lui. Déroutant car il raconte aussi les états d’âme de son auteur, les digressions pas toujours très intéressantes sur sa vie privée, son fils, ses chambres d’hôtels, les bars et restaurants de Périgueux, ce qu’il mange et boit. Ce qui rallonge considérablement la sauce qui peut finir, par instant, en indigestion. D’autant plus qu’il y a très peu de chapitres et de paragraphes, que tout s’enchaîne en lignes serrées sans possibilités de quelque pause bien méritée.
Donc beaucoup de pour, et du contre. J’avoue que j’ai sauté des passages car l’auteur nous inflige souvent des prises de tête sur des détails infimes qu’il semble trouver de prime importance. En tout cas, c’est un super boulot qui conviendra aux maniaques, aux minutieux, aux sodomites drosophiliens et autres tatillons amateurs de la vérité vraie.

La Serpe de Philippe Jaenada. 2017 aux éditions Julliard. 646 pages. Editions Points 8,90 €…

Texte © dominique cozette

Les couilles sur la table

C’est le nom d’un formidable podcast créé par Victoire Tuaillon qui développe, au fil de ses rencontres avec des chercheurs/euses, la formation de la masculinité. Car on ne naît pas homme, on le devient. Et c’est palpitant de voir comme toute notre culture est empreinte de petites choses qui semblent sans importance mais forment ensemble un système qui pèse sur tout le social, l’intime, le politique, l’humain. Si vous n’avez pas (eu) le temps d’en écouter les presque 50 épisodes, je vous conseille fortement le livre qui vient de sortir : il réunit, résume, synthétise ou reproduit les idées fortes des épisodes de son podcast.
Les Couilles sur la table est passionnant, ses sujets éclairants. On y apprend l’éducation virile pratiquée dans diverses cultures (et souvent il y a longtemps). Comment tout ce qui se fabrique ou se construit est calculé d’après l’homme qui est la mesure-étalon de tout : la main de l’homme pour les écrans des mobiles, l’usage de l’homme (les pipi-rooms où les femmes font toujours la queue), la conduite de l’homme : les accidents moins nombreux mais plus graves pour les femmes parce que les mannequins des crash-tests sont masculins, la santé de l’homme car les médicaments sont créés et testés en fonction du métabolismede  l’homme. Puis on comprend comment l’espace public est masculin, les noms des rues masculins, les coins mal éclairés, les endroits peu accessibles, pourquoi toujours les grands hommes statufiés sont en majesté, vêtus et que les femmes sont en général nues.
On y recense aussi, on connaît un tout petit peu, les privilèges de l’homme au travail, comment tout est fait pour que la femme s’occupe de l’intendance. On réfléchit sur le sujet du viol et des violences que beaucoup d’hommes dénient pour eux-mêmes. L’affaire Weinstein et la domination des puissants. Comment l’homme exploite la femme à la maison, la charge mentale portée par la femme. La culture du viol dont on commence vaguement à parler (le temps de « la soubrette qu’on trousse » lors de l’affaire DSK est passé) et les stéréotypes de la virilité dans la littérature, le cinéma, la poésie.
On y découvre la hiérarchie masculine et ses rivalités pour devenir le plus viril au détriment de la femme et de beaucoup d’hommes qui ne sont pas au sommet. On y donne aussi des idées de solutions pour que les inégalités entre hommes et femmes se réduisent, pour que l’homme considère enfin que la femme ne lui est pas inférieure….
Ce livre foisonne d’enseignements souvent étonnants, on peut même dire qu’il nous dessille tellement nous avons tendance à intérioriser la suprématie de l’homme blanc dominant. Comment résumer une telle somme ? Impossible.
A la fin, Victoire Tuaillon cite les ouvrages les plus importants, ceux qui ont servi pour les rencontres ou qui ont été cités, essais, thèses et fiction. Puis elle énumère, avec pitch, les épisodes du podcast jusqu’au 46ème. Il manque donc les quatre consacrés à une discussion avec Virginie Despentes dont je ne cesse de vous encourager à les écouter.
Je ne peux que vous conseiller ardemment la lecture de ce livre, que vous soyez fille ou gars. Il y a de très jolies illustrations, des couleurs de textes, c’est ludique et très agréable…(je ne répèterai pas que c’est passionnant. Ah si, je l’ai fait ! Au temps pour moi !)

Les Couilles sur la table de Victoire Tuaillon, 2019 chez Binge auto.éditions, dans toutes les librairies. 256 pages, 18 euros.
Pour écouter le podcast c’est ici

Texte © dominique cozette

L'avortement vu par un homme

 

Qui a peur d’Annie Ernaux est le titre intrigant de ce court texte de Jerôme Deneubourg. Oui, pourquoi Annie Ernaux ? Parce qu’elle a fait le récit d’un avortement qu’elle avait subi en 1963, c’était parfaitement interdit alors, mais elle en a dit qu’elle était fière de l’avoir fait, ce qui pouvait induire qu’elle faisait peur, comme souvent les militantes.
Le narrateur, qui est aussi l’auteur, a rencontré une Argentine venue poursuivre sa recherche à Paris pour une thèse. Ils passent un peu de bon temps ensemble à Paris, elle ne propose pas de prendre de précautions car elle n’est pas dans une période fertile. Puis elle repart dans son pays, pas de pathos amoureux mais une amitié à cultiver. Seulement un jour, elle l’appelle pour lui dire une chose d’importance, sur Skype uniquement, pour qu’il n’y ait pas de traces. Elle lui apprend qu’elle est enceinte, que c’est une catastrophe car en Argentine, un avortement peut coûter au mieux huit ans de prison, au pire la mort. Car aucun médecin n’est autorisé à le pratiquer. Il reste la clandestinité, il faut de l’argent, trouver la filière, surtout faire en sorte que personne de l’entourage ne le sache. Même les parents, ultra cathos, ne le supporteraient pas : c’est une déchéance, un péché mortel.
Alors l’homme rassemble la forte somme et se rend le plus vite possible en Argentine. A partir de là, il livre un récit qui fait peur : la femme tétanisée par la décision à prendre, puis l’opération en elle-même dans un endroit pas très net où on lui ordonne, en cas de problèmes post-opératoires, de ne pas consulter de médecin, de ne se fier qu’aux anti-douleurs que le type, bizarre, lui fournit. Ou d’envoyer un mail à cet endroit.
Et là, ça ne se passe pas bien. La femme est sujette à de violentes douleurs. Elle envoie un mail mais pas de réponse en vue. Elle se bourre d’anti-douleurs, saigne, son ventre gonfle. Son ami, très mal à l’aise, l’aide comme il peut. Comme elle lui a demandé le secret absolu, il se cache pour consulter quelques relations médicales en France, essayer de savoir si quelqu’un peut aider à Buenos Aires…
Cette histoire est terriblement inquiétante, les « opérants » sont des marlous qui profitent de la détresse des femmes, et le narrateur se sent complètement largué par tout ce qui arrive, tout en ayant soin de la rassurer pour ne pas l’inquiéter davantage.
Un mois plus tard, il trouve naturel d’envoyer le récit à Annie Ernaux. Qui lui répond et l’encourage à publier l’histoire.
C’est une histoire vraie, touchante, sans fioritures, rapportée d’une belle écriture classique, un peu à la Ernaux, qui montre, ce n’est pas courant, comment un homme peut réagir à une épreuve qui concerne les femmes dans leur plus profonde intimité.

Qui a peur d’Annie Ernaux de Jerôme Deneubourg, 2019 aux éditions Lunatique. 120 pages, 12 €.

Texte ©dominique cozette

Jane bis

Post Scriptum n’est pas du tout un bis repetita du premier tome du journal de Jane b. C’est juste pour faire un bon mot. Car pour moi, ce n’est plus la même Jane, même si, en public, elle reste toujours délicieuse, souriante et « marrante ». Je trouve qu’ici, qui commence en 82, dans la plénitude de la belle mi-trentaine, elle chante le blues. Elle a peur d’être délaissée par Doillon qui se barre tourner loin avec de belles actrices tandis qu’elle donne l’impression de s’emmerder à la maison avec le bébé qu’elle adore, Lou. Doillon manque totalement de romantisme, ne lui dit pas les mots qu’elle attend, ne la rassure pas sur son physique. Elle se sent tellement nulle ! La douleur de la séparation d’avec Serge est aigüe, elle s’en veut de lui faire si mal mais c’est aussi grâce à cela qu’il lui écrit ses plus belles chansons. Même si elle adore l’amour avec Jacques, Serge continue d’emplir son cœur, ça n’est pas facile à vivre, j’imagine, pour les trois. Jane se révèle une femme très peu sûre d’elle, très fragile, qui se prend la tête pour ce qu’elle représente auprès des autres. Se demandant fréquemment si elle est une bonne mère, trouvant que non mais se félicitant de la bonne nature de ses filles.
Autant le premier tome était assez drôle, parfois scandaleux, autant celui-ci nous entraîne dans le spleen qui semble l’habiter. Plus on avance, plus elle apparaît bordélique. Son histoire avec Doillon s’arrête comme elle l’avait prévu : il la plaque pour une autre. Mais elle n’est jamais seule, des tas d’amis gravitent autour d’elle, elle sort beaucoup, boit beaucoup et souvent bien trop, elle le dit. Elle est à la fois une globe-trotteuse acharnée et une moule collée à sa famille, ses filles, ses parents. Puis Serge meurt et son père, en même temps. Elle est dévastée. Le journal s’interrompt quelques mois.
Puis la vie cahotique et artistique reprend avec succès, les tours de chants, la planète à conquérir, les films plus ambitieux, les causes à défendre, toujours. C’est comme ça qu’elle se lie avec Olivier Rolin, une histoire d’amour houleuse pleine de malentendus, elle ira habiter juste en face de chez lui alors que Kate, sa fille, se liera plus longuement avec Jean Rolin, le frère d’Olivier. Il est beaucoup question de ses filles, de leurs problèmes personnels parfois très graves et douloureux, en même temps, il lui est difficile d’être une mère modèle après toutes les frasques qu’elle a faites publiquement.
Et le temps passe dans un tourbillon de dates, d’avion, des trucs qu’elle paume un peu partout, des gens qui l’aident à faire ses tournées, ça semble d’une extrême bohème, tout ça. Les chambre des cliniques envahies par la famille et les ami/es proches lors d’un accouchement, d’une maladie et même d’une agonie, celle de sa mère. Tout le monde vient avec des fleurs, du vin, des douceurs… Elle-même est empêtrée dans un sale cancer qui la plombe gravement, une leucémie qu’elle traîne longtemps, des chimios qui l’épuisent mais elle continue à vouloir se produire, elle y arrive parfois, pas toujours, elle veille sur les filles et leurs petits, sa chienne adorée Dora, infernale, qui mord  et qui pue mais elle s’en fout. Enfin, quand tout semble s’arranger, que la douleur du deuil de sa mère s’adoucit, que sa maladie s’éloigne, que Kate s’installe avec un amoureux in love, que Lou explose avec sa carrière de chanteuse, Kate se suicide. Fin du journal, Jane n’écrira plus.
Des coulisses très encombrées, des tas de personnages, une nuée d’ami/es de toutes sortes, une vie trépidante, tropidente j’ai envie d’écrire, mais tellement remplie. Et comme dit Jane, chaque fois que ça n’allait pas, les tout proches étaient là, ça discutait, ça picolait : c’était très gai.

Post scriptum de Jane Birkin. 2019 aux éditions Fayard. 430 pages, 23 €
Pour voir mon article sur le premier tome : ici

Texte © dominique cozette

Depuis son état sauvage jusqu'à aujourd'hui, la passionnante histoire de la France

J’aurais plutôt appelé ça : formation de la France depuis 20 000 ans, mais on ne m’a pas demandé. En tout cas, ce (petit) livre de Stéphane Durand, 20 000 ans ou la grande histoire de la nature est formidable, hyper passionnant, on y apprend une foultitude de choses sur la France depuis 20 000 ans, donc avant nous, les saccageurs, comment ça marche la nature, les plantes, les animaux, comment certains des animaux, gros ou minus, refont la géographie d’un lieu, changent le cours de l’eau (saviez-vous que la Seine passait du côté de Montmartre, jadis ?) etc. Pour dire qu’il parle de choses qu’il connaît, il y a 45 pages de références (pas des notes, juste des références) à la fin.
Très facile à lire car constitué de courts paragraphes rédigés comme autant de saynètes vivantes qui nous montrent l’utilité du castor dans la création de marais donc l’accroissement de la biodiversité, en particulier l’arrivée en France des chevaux sauvages et des aurochs, comment les blaireaux, les renards dispersent très loin des graines de plantes,comment le geai peut à lui tout seul créer des forêt en transportant 5000 glands par an, les cachant ici et là pour que ça dure toute l’année… Puis la mer, comment les harengs envahissaient la mer et sauvaient des milliers de vies les périodes de disette ou de jeûne, comment est apparue la surpêche au milieu du 16ème siècle car d’un coup, il fallait faire du fric et non plus se nourrir. Un jour, Louis XIV s’amusa avec un trident à tuer 14 thons, car ils grouillaient eux aussi, comment les riches chasseurs ont dégommé tous les macareux moines de Bretagne, même pas pour les manger, juste pour tuer (comme c’est étrange), comment les chapeaux des coquettes ont largement participé à la mort de millions d’oiseaux… Et tout cela s’imbrique dans la construction géographique de la France, les barrages qui détruisent plus qu’ils ne construisent, les forêts exploitées à mort puis replantées sans aucune diversité, trop proprement pour encourager la diversité. Il faut lire l’utilité énorme et méconnue des troncs d’arbres depuis leur chute sur le sol jusqu’à leur voyage dans la mer, en passant par les rivières. Il faut savoir surtout comment le fait de vouloir domestiquer la nature nous prive de ses ultra-nombreux bienfaits qu’on commence vaguement à déplorer. Mais rien n’est perdu…
Un point de vue plus professionnel que le mien : « Ce livre évoque avec émotion un monde perdu : la France. Une terre qui a connu il y a vingt millénaires les mammouths et les rennes innombrables, les lions et les ours des cavernes… Toute une mégafaune disparue, sous l’effet d’un réchauffement aggravé, peut-être, par la surchasse pratiquée par nos ancêtres. Alors que les mammifères géants disparaissaient, les forêts occupaient l’espace. Il y a dix millénaires, le tiers du futur territoire national est couvert de marécages. Les castors refaçonnent les paysages, les aurochs prospèrent dans les prairies humides, et des milliards de poissons, jusqu’à des esturgeons géants, animent les flots. Les saumons remontent les rivières et meurent en masse près des sources pour frayer, leurs cadavres apportant en altitude quantité d’azote et de phosphore, fertilisants, que les torrents redistribuent en aval. Puis arrivent les agriculteurs, en provenance de l’Est. Les vaches absorbent les aurochs par hybridation, la forêt recule sous le feu et la hache, le castor s’évapore. Au Moyen Âge, les moulins et les barrages brisent les cycles des eaux. C’en est fini des saumons, qui se voient interdire les sources où ils pondaient. Les humains se procurent désormais les poissons dans les mers, qui semblent alors inépuisables. En 1620, au large de Marseille, le roi Louis XIII s’amuse à pêcher au trident, en une seule journée, 25 thons rouges, une espèce aujourd’hui au bord de l’extinction.De nos jours, la nature agonise. L’agriculture industrielle l’a brutalement remplacée pour redistribuer azote et phosphore. Les marécages ont été asséchés, les forêts ne sont plus que monoculture d’arbres. Tous ces milieux présentent une biodiversité réduite, quand ils étaient autrefois les plus efficaces des puits de carbone. Alors que les menaces environnementales deviennent évidentes, nos connaissances en histoire environnementale nous permettent d’entrevoir les défuntes richesses des biotopes. »
Ce livre est passionnant, je vais entamer le prochain, dernier paru du même auteur, et vous dirai.

20 000 ans ou la grande histoire de la nature de Stéphane Durand. 2018 aux éditions Acte Sud. 250 pages, 22 euros.

Texte © dominique cozette hybridé quelque peu par le site scienceshumaines.com.  (Ce qui est entre guillemets)

Cadavres exquis et trash

Cadavres exquis, ce titre du roman de Agustina Basterrica est formidable car c’est de ceci qu’il est question : manger de la chair. Pas n’importe laquelle : la chair humaine. Car les animaux, porteurs d’un virus inconnu, contaminent et font crever les hommes, la race humaine : ils ont tous été détruits, presque tous. Pour pallier la pénurie de viande, des armées de scientifiques ont créé une nouvelle race à partir de génomes humains, qui formera la base de la nourriture carnée. Ces êtres, on dit « têtes » comme têtes de bétail, sont élevés dans des fermes très techniques. Certains sont pour la reproduction, d’autres pour les organes, d’autres enfin, pour des recherches à la Mengele.
Ce livre est horrible car il décrit tous les stades de fabrication et d’abattage de cette nourriture. Ce sont des animaux privés de pensée, de paroles (on leur mutile les cordes vocales), de sentiments, ils sont traités comme nous traitons aujourd’hui nos animaux « industriels ». Le héros de l’histoire n’aime pas son métier de contrôleur de la chaîne, il ne goûte pas cette chair, il n’aime plus rien depuis que sa femme adorée est partie. Elle est partie chez sa mère soigner le chagrin d’avoir perdu son bébé qu’elle avait eu tant de mal à avoir. Elle n’est pas prête pour revenir vers lui, ne lui parle même pas. Il en souffre, il est tellement seul.
Un jour, pour le récompenser d’un beau travail, on lui offre une femelle à élever, à revendre ou à consommer. Il est habilité à l’abattre de par son métier. Il la stocke dans son garage, lui donne le minimum pour qu’elle ne crève pas. Mais peu à peu, il va en prendre soin, elle ne va plus le craindre, il va lui apprendre à vivre avec lui. Coucher avec un animal d’élevage est passible de la peine de mort, il le sait, il doit faire très attention.
Ce roman argentin, récompensé par un prestigieux prix, est horrible car il nous met le nez dans notre façon de traiter les animaux, ici extrêmement maltraités. Dur. Ce thème n’est pas sans rappeler le film Soleil vert dont je n’ai qu’un vague souvenir ou les Animaux dénaturés de Vercors où certains tentaient d’exploiter des êtres, chaînons manquants entre les grands singes et l’homme, tandis que leurs défenseurs essayaient de prouver leur nature humaine. (Je le relirais bien, tiens)

Cadavres exquis de Agustina Basterrica, 2017. 2019 aux Editions Flammarion. Traduit de l’espagnol par Margot Nguyen Béraud. 296 p. 19 €.

Texte © dominique cozette

Relire la King Kong Despentes

J’avais lu King Kong Théorie de Virginie Despentes au moment de sa sortie, un coup de poing dans la tronche, un coup de pied dans la fourmilière. Un bouquin d’où fusaient toutes les questions, voire toutes les colères concernant la féminité et par là-même, la masculinité.
Relire aujourd’hui ce livre écrit bien avant l’affaire Weinstein, c’est s’apercevoir que Virginie Despentes avait compris ce que d’autres ne voulaient pas voir, à savoir : on ne naît pas fille, on se modèle. C’est pratique, une fille, pour les dominants (un garçon ne naît pas plus dominant), c’est joli, obéissant, aux ordres, bandant, s’intéressant aux autres, aux petits soins… Attention, Virginie Despentes dit aussi que c’est dur d’être un homme, on lui demande tellement de choses compliquées qu’il n’est pas formé à être ou à faire : dominer, être agressif, brutal, aimer la compétition, avoir la plus grosse, bander, faire jouir les filles, ne pas jouer à des jeux gentils, ne pas pleurer, taire sa sensibilité etc. Tout ça pour dire que Virginie Despentes n’est pas ce qu’on appelle une féministe castratrice. Elle veut juste qu’on arrête de faire chier avec ça : se faire belle, parler doucement, prendre l’habitude de se comporter en inférieure, « ne pas s’exprimer sur un ton catégorique, ne pas s’asseoir en écartant les jambes, pour être bien assise. Ne pas s’exprimer sur un ton autoritaire. Ne pas parler d’argent. Ne pas vouloir prendre le pouvoir. Ne pas vouloir occuper un poste d’autorité. Ne pas chercher le prestige. Ne pas rire trop fort. Ne pas être soi-même trop marrante. Plaire aux hommes est un art compliqué, qui demande qu’on gomme tout ce qui relève du domaine de la puissance ». Elle décortique les petites et grandes choses que nous n’avons pas toujours conscience d’exécuter pour être dans les normes, comme demandé par la société, alors qu’un homme, lui, peut être moche, gros, mal fringué etc… mais toujours légitime à critiquer une femme qui ne respecte pas les canons. Je schématise, forcément, comment faire autrement ? *
Virginie Despentes parle en termes crus, elle dit baiser, enculer, pute, tapin pour analyser ce qu’elle a vécu, un viol à 17 ans, se demander pourquoi on suspecte toujours une nana d’avoir été violée. Impressionnant. Ce qu’elle connaît oui, elle l’épluche formidablement : la prostitution, qu’elle a pratiquée, la précarité qu’elle vécue, puis la célébrité (parfois encombrante) après Baise-moi, elle parle aussi des relations hétéro et homo, elle connaît tout ça. Mais elle ne s’érige pas en moraliste, en théoricienne pure et dure, elle ajoute souvent « c’est ce que je pense » ou « selon moi ». En tout cas, on ressort de cette lecture un peu plus conscient.e de notre malléabilité, un peu plus confirmé.e par ce qu’il faut changer pour qu’on en finisse avec cette soumission qui touche aussi la condition masculine.

Je vous conseille fortement d’écouter les quatre entretiens réalisés récemment sur le podcast de Victoire Tuaillon, Les couilles sur la table, le lien ici.

King Kong Théorie de Virginie Despentes 2006. Aux éditions Grasset puis au Livre de Poche. 150 pages, 6,10 €

*Je suis consciente que parler de ce livre foisonnant, c’est caricaturer le texte qui, bien que brutal et bouillonnant, est d’une grande profondeur teintée de subtiles nuances…

Texte © dominique cozette

1'49" de tuerie

Une minute quarante-neuf secondes, le titre du livre de Riss, est le temps que les deux terroristes ont mis pour assassiner les collègues de Riss à Charlie Hebdo le 15 janvier 2015. Assassiner un (notre) journal, assassiner notre pensée, assassiner notre liberté de penser. Riss est rescapé, il a eu l’épaule pulvérisée par le tir d’une balle. Il a frôlé sa mort, il a subi celle de ses très chers amis, sa famille presque puisqu’il vivait à Charlie depuis vingt-quatre ans. Riss commence par dire qu’ « il est impossible d’écrire quoi que ce soit ». Le mots manquent, et même l’empathie la plus énorme qui ne pourra jamais faire ressentir à quelqu’un d’autre ce que lui-même a ressenti, et ressent encore, et qui est différent de ce que les quelques autres rescapés ont ressenti. C’est une expérience intime qui ne peut se partager.
Ce matin-là, Riss a fermé les yeux pour justement ne pas voir la mort de ses amis, la déchéance de leurs corps baignant dans le sang, il a refusé d’avoir cette image obscène de ce qu’ils n’étaient plus. Riss est traumatisé, comment ne pas l’être, il a été terrorisé de penser que les terroristes puissent le retrouver pour l’achever. A l’hosto, il n’a plus voulu savoir, au jour le jour, ce qui se passait : il demandait à ce qu’on lui « raconte » en différé de 24 heures l’actualité, principalement liée à l’affaire. Il n’a pas salué la mémoire de ses amis, n’a pas vu l’énormité de la vague d’indignation mondiale qu’elle a soulevée et son cortège inimaginable de sympathie du 11 janvier puisqu’il était immobilisé.
Ce qu’il a vu, plus tard, ou vécu plutôt, lorsqu’il est revenu au journal hébergé par Libé, c’est la lâcheté de beaucoup qui se disaient rescapés alors qu’ils n’étaient pas au journal, de ceux qui prétendaient vouloir diriger ce nouveau magazine devenu très riche, demander à ce qu’on partage la galette, trouvaient suspecte la destinée de cet argent… Dans ce témoignage de bassesse où il ne cite aucun nom, on sent dans quelle détresse il a été plongé sans ses compagnons de route, avec les opportunistes qui tiraient la couverture à eux et même continuaient à le massacrer.
Au début du livre, Riss ne parle pas de l’attentat, il tourne autour, c’est trop dur, alors il s’en approche par ronds concentriques, il nous parle de la mort de son grand-père, il nous parle des morts lorsqu’il travaillait dans une petite morgue. Il retrace sa vie et celle des morts de Charlie, puis en vient, doucement, à ces même pas deux minutes d’horreur. Puis, essaie de comprendre, de tout comprendre, questionne. Ce livre est poignant, bien sûr, de plus, il donne à réfléchir sur beaucoup de problèmes, politiques évidemment, sur la religion, sur le traitement de l’actualité dans la presse… Et sur la persistance de la douleur.

Une minute quarante-neuf secondes de Riss, 20219, aux éditions Actes Sud & Les Echappés. 314 pages, 21 €.

Texte © dominique cozette

Le nouveau Karine Tuil, waouh…

Les derniers romains de Karine Tuil, L’Insouciance et L’Invention de nos vies, m’ont secouée à un point tel que je me suis ruée sur celui-ci,  les Choses humaines. Ses titres sont toujours assez vagues, va savoir de quoi ça parle. Le point commun c’est que ce dont ça parle est extrêmement documenté, on s’y croit et on en apprend beaucoup. Ici, il s’agit d’une histoire de viol, ou pas, qui va déchirer la vie de plusieurs personnes dont la réussite n’était plus à faire. Le puissant Jean Farel, venu de rien et étant le journaliste politique le plus aimé, le plus coté, a eu un fils adoré mais qu’il n’a pas très bien traité, avec une femme plus jeune, Claire, essayiste féministe. Leur couple marche bien parce que chacun y mène sa vie à sa guise. Jean en aime une autre depuis longtemps ce qui n’empêche pas des aventures avec les jeunes et jolies, et Claire s’en fiche, jusqu’à ce qu’elle tombe en amour avec un prof au chômage, juif, marié à une juive extrêmement rigoureuse qui élève leurs deux filles selon des principes hyper stricts. L’amour physique et l’attirance fait que Claire et Adam quittent leurs conjoints pour vivre ensemble. Le grand fils de Claire et Jean, Alexandre, fait de très brillantes études à la prestigieuse université de Stanford, Californie, il est promis à un avenir incroyable.
Mais un soir, Mila la juive pudique et Alexandre venu à Paris pour assister à la remise de la Légion d’Honneur de son père, sont plus ou moins obligés de se rendre ensemble à une grande fête estudiantine snob de fils et filles de… , un milieu que Mila ignore. Une sorte de bizutage a lieu et Alexandre y prend part, un peu contre son gré, pour faire comme tout le monde. L’épreuve, une relation sexuelle avec retour de la petite culotte, se fera sur Mila qu’il aura incitée à boire et à fumer… Tandis qu’ailleurs, le père, grisé, se sera laissé aller à coucher avec sa très jeune stagiaire, grande fan de lui,  qui disparaît ensuite.
Au matin, la police a envahi l’appartement de Jean pour une perquisition. Mais qui a violé qui ? Et y a-t-il eu vraiment viol ? Tout le corps du livre est consacré à la recherche de la vérité sous forme d’interrogatoires très précis, très dérangeants, nous emmenant jusqu’au procès deux ans plus tard. Les protagonistes de cette histoire sont essorés, leurs carrières menacées ou liquidées, leurs amours saccagées… C’est vertigineux, addictif, violent. Tout le monde n’est ni tout blanc ni tout noir, on en arrive à se poser la question : qu’est-ce réellement qu’un viol, précisément, chacun des deux contributeurs exposant sa version qui n’est évidemment pas celle de l’autre, et si les deux sont de bonne fois, existe-t-il réellement un coupable et une  victime, les nuances de gris ne sont pas assez nettes pour en définir les contours.
Livre palpitant et qui interroge sur les relations sexuelles, la frontière entre ce qu’on peut et ce qu’on ne doit pas faire, la responsabilité de ce qu’on nomme aujourd’hui la culture du viol où l’homme se doit (se devait) d’être un conquérant fier et viril. Passionnant.
Ici, Karine Tuil parle de son livre.

Les Choses humaines par Karine Tuil, 2019 aux éditions Gallimard. 346 pages, 21 €

Texte © dominique cozette

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