Jaenada est de retour

La désinvolture est une bien belle chose est le titre du dernier livre, dernière enquête de Philippe Jaenada, phrase tirée d’un livre dont j’ai oublié la référence. Cette fois encore, après toutes ses recherches sur des disparus, Jaenada s’attaque à une autre histoire : ayant vu la photo de « gosses » (des ados de 16/18 ans) attablés dans un café de Saint Germain des Prés et avoir appris que la très belle Kaki, 18 ans, s’est défenestrée alors que la vie lui souriait — tout le monde l’adorait et elle vivait un bel amour dans un petit hôtel avec un soldat américain sous les yeux duquel elle s’est suicidée — il veut en savoir plus. Cela lui a rappelé la Ballade du Café triste (autre titre emprunté) de Modiano qui a lui aussi fréquenté cette sorte de havre de gentillesse appelé Chez Moineau. Un petit café crade, moche, minuscula, avec un couple qui accueillait à bras ouverts tous ces petits moineaux affamés, gais et existentialiste. Il veut en savoir plus, Philippe, on le connaît, il fouille, il farfouille, il a une armée d’informateurs bien placés, même dans la police, pour retrouver TOUT ce qui concerne un personnage.
Et c’est ce qu’il va se passer dans ce livre de 496 pages. Ça commence à Dunkerque où il avait déjà enquêté sur Pauline Dubuisson (La Petite Femelle), celle qu’avait jouée BB dans la Vérité, qu’avait trahie Clouzot en en faisant une excitée. Donc, il est avec sa femme dans cette ville et au lieu de rentrer avec elle à Paris, il décide de faire le tour de France par les bords, d’abord par la côte et quelques villes balnéaires, ensuite par des villes frontières.
Le livre est très fouillis. Et très fouillé. L’auteur s’enregistre puis c’est rejeté ainsi sur le papier. C’est l’impression que j’en ai. S’y côtoient les résultats de recherches que lui envoient ses collaborateurs/trices, ses impressions sur la ville et les anecdotes que tout ça lui évoque.
Concernant le café et Kaki, on va y rencontrer quelques pointures de l’époque, notamment Guy Debord qui fréquentait la même bande. Il est aidé aussi par un livre de photos qui a immortalisé toute la clique. Au fil des pages, la famille de la jeune fille va être retrouvée, et c’est pas du nanan, enfance difficile etc… ! jusqu’aux pages finales où il ira sur sa tombe retrouvée. Quelle opiniâtreté pour avoir déniché tous les détails de la vie de ces gens soixante-dix ans après. Incroyable. Mais parfois fastidieux.
Là je recopie un avis qui exprime ce que je veux dire : Étant pourtant une inconditionnelle de Philippe Jaenada, je dois cependant avouer que j’ai été à deux doigts de renoncer à ma lecture, tant les personnages étaient nombreux, les références à d’autres tout aussi nombreuses, et même le conseil de l’auteur nous invitant à ne pas s’embêter à retenir tous les noms ne m’a pas complètement convaincue. J’ai dû persévérer encore un peu et ne l’ai pas regretté tant, petit à petit, j’ai été captivée et émue par ce roman psycho-géographique, et me suis prise d’affection pour ces émouvants Moineaux et particulièrement pour cette magnifique Kaki représentée sur la très belle photo de couverture du roman.
Oui, un livre passionnant quand on apprécie ce genre et qu’on aime Philippe Jaenada, ce qui est mon cas.

La désinvolture est une bien belle chose de Philippe Jaenada, 2024 aux éditions Mialet-Barrault. 496 pages, 22 €

Texte © dominique cozette

Un gros gros gros morceau.

Ce livre s’adresse à un public maniaque du détail, maniaquissime même, celui qui décortique le crabe non seulement avec la fourchette adéquate, mais ensuite avec la fourchette à bulots, puis la pince à épiler et l’aiguille de cordonnier, puis qui casse tout ce qui est dur pour vérifier qu’il ne reste aucune chair mangeable planquée dans un rabicoin. Et qui vérifie dans les assiettes des autres, puis dans tout le tas de restes avant de mettre à la poubelle.
Je parle du dernier livre de Philippe Jaenada, Au printemps des monstres, sur un fait divers qui avait fait grand bruit en 1964 : un gamin de 11 ans retrouvé dans un bois, assassiné. Jaenada est déjà revenu (La serpe, La petite femelle...) sur certains faits divers de façon maniaco-obsessionnelle pour que l’on comprenne tout, tout, tout de l’affaire et de son contexte. Il farfouille et fouine partout, cuisine (avec tact néanmoins) les personnes encore vivantes, les voisins, les témoins sans importance, les maîtresses et amants, les ex-ex-ex. Tout, je vous dis.
Le gamin de onze ans, Luc Taron, a fait une fugue sous le nez de sa mère et on a retrouvé son corps le lendemain matin, la bouche et le nez empli de terre du sol d’une forêt. Pas de trace de lutte, de violence, d’agression sexuelle. L’enquête se met en branle. C’est alors qu’un homme, Lucien Léger, inonde les médias de lettres et de coups de fil pour s’accuser, signant l’étrangleur. Le gamin n’a pas été étranglé mais le sinistre scripteur donne des détails que seul l’assassin peut connaître. On finit par l’arrêter, il avoue. Mais dit ne pas comprendre pourquoi il a fait ça et, lors de la reconstitution, est incapable de refaire les gestes. Il est envoyé en prison et nargue les caméras en saluant. Remue-ménage évidemment dans les médias, horrible personnage, monstre etc…
Mais selon un livre paru plus tard, l’enquête est criblée d’oublis, d’erreurs, de contresens, de contradictions… Léger se met à réclamer une révision du procès car il se dit innocent et raconte que c’est un de ses « amis » (un homme mystérieux) qui a tué accidentellement l’enfant mais que lui ne peut pas dénoncer. Une histoire très compliquée s’ensuit que même l’avocat ne veut pas suivre. Personne pour tenter de croire à cette nouvelle version des faits. Et pourtant…
Jaenada, à la suite des auteurs du livre qui l’a inspiré, est parti à la chasse de TOUS les indices. Effectivement, lorsque l’étrangleur est apparu, toutes les recherches connexes ont été abandonnées. A tord car il y avait du matos, et quel matos. A débrouiller. Rien que les parents qui sont très loin d’être des victimes, le père qui trempe dans des arnaques et autres combines très louches, la mère qui se faisait sauter par des mecs vieux et moches pour améliorer l’ordinaire ou payer son gigolo, les « amis » de l’assassin, truands qui ont possiblement tué un petit garçon un an avant (très médiatisé aussi)…
Jaenada va passer trois années denses à retrouver toutes les moindres personnes citées dans les énormes dossiers de l’affaire et, si elles sont mortes, leurs relations. A tout vérifier dans diverses archives, des mairies, des registres, à retrouver des courriers, des commerces, des maisons, des PV, des dossiers médicaux, administratifs, professionnels… C’est énorme. C’est passionnant mais aussi parfois lassant. Ses portraits sont d’une richesse incommensurable, jusqu’à parfois l’indigestion…
C’est un document d’une densité extraordinaire, lourd, épais, avec de grandes pages remplies de texte, sans dialogues, sans paragraphes souvent. Mais c’est aussi formidable. Ça dépend de votre degré de patience. (J’ai du sauter une dizaine de pages, seulement, c’est rien.) La jolie femme sur la couverture est la femme du présumé assassin, une petite bonne femme à l’enfance douloureuse, très vite psychiatrisée. Le dernier chapitre lui est consacré.
Ah, j’oubliais : Lucien Léger a battu le record de durée d’emprisonnement : 41 ans ! Il a vécu peu d’années ensuite mais n’a jamais trahi celui qui lui avait promis de prouver qu’il n’était pas l’assassin.

Au printemps des monstres de Philippe Jaenada, 2021 aux éditions Miallet-Barrault. 750 pages, 23 €

Texte © dominique cozette

Pauline Dubuisson au microscope

Qui n’a pas vu la Vérité de Clouzot avec la magnifique BB se débattant contre les juges et la société ? Mais Pauline Dubuisson n’avait pas grand chose à voir avec Dominique, l’héroïne du film, superficielle, fêtarde, cynique. Philippe Jaenada, pour écrire La Petite femelle, a écumé tout ce qu’il pouvait trouver sur le sujet.  C’est un pavé. Un réjouissant pavé.Il a tout revu, relu, interrogé des survivants, retrouvé la vie de gens qui l’avait côtoyée. Il a pratiquement autopsié la sphère dans laquelle s’est débattue cette jeune femme. Beaucoup de livres ont relaté sa vie mais à travers le prisme de la « justice » injustement représentée par trois hommes hargneux, réacs et misogynes (dont Me Floriot qui se venge sur elle d’avoir été trop coulant avec une meurtrière précédente) et les journalistes qui suivent aveuglément ces phallocrates qui négligent d’évoquer la moindre piste pouvant alimenter quelque circonstance atténuante.
Pauline Dubuisson n’a pas de soeur (exit Marie-José Nat) et ne passe pas ses soirées à bringuer avec les mecs de St Germain des Prés. Elle a été élevée à la dure par un père qui trouvait ses trois fils mollassons. Il lui a appris surtout de ne jamais montrer ses sentiments ce qui aura une énorme incidence lors du procès où on la traite d’insensible. Elle est très intelligente et travaille si bien qu’elle s’ennuie à l’école. Son adolescence se passe pendant la guerre de 40 et son père, qui ne parle pas allemand, l’envoie chez l’occupant. Comme elle est précoce et belle, elle tombe sous le charme de l’un d’eux. Donc elle couche très jeune et, scandale, avec l’ennemi. Elle sera tondue à la libération et tellement humiliée qu’elle s’installera loin de chez elle, à Lyon. (Elle est de Malo dans le Nord).
Elle s’inscrit en médecine à Lille et c’est là qu’elle rencontre Félix, un très beau et très gentil puceau. Forcément, il en pince plus que de raison pour cette créature qui a très mauvaise réputation mais avec qui il s’envoie en l’air avec passion. Il veut même l’épouser.
Quant à sa mort, c’est comme dans le film : elle voulait se suicider devant lui car il ne voulait plus d’elle (il s’était fiancé à une jolie oie blanche et le mariage devait suivre) mais il a voulu l’en empêcher et a pris la balle. Et deux autres. C’est sa version à elle. Jeanada rejoue la scène avec sa femme dans le tout petit espace de la chambrette et conclue qu’il est impossible qu’elle ait voulu le tuer.
Même si on connaît l’histoire, Jaenada recrée le suspense avec ceux qui s’acharnent sur Pauline, qui ne lâchent rien, qui veulent sa tête (la peine de mort existe encore). L’écrivain a réussi à nous dire TOUT ce qu’il y a à savoir sur elle et c’est impressionnant le nombre de témoignages qu’une enquête peut déterrer. Des petites choses sans importances, des gens à peine croisés, des objets achetés, donnés, jetés, tout est retrouvé et décrypté.
Mais le plus beau, dans cet énorme récit, c’est le flot de digressions qu’aime faire l’auteur, soit pour placer un trait d’esprit, soit pour citer un exemple personnel se rapportant à l’histoire, soit pour creuser le portrait d’un personnage qui lui tient à cœur, notamment les prisonnières amies avec Pauline dont il va narrer longuement les exploits les ayant envoyées en prison. C’est plaisant. Parfois, il arrive à entremêler plusieurs parenthèses, jusqu’à trois, comme des poupées russes se renfermant les unes dans les autres. Il nous montre aussi comment le film de Clouzot (très à charge) a détruit la vie d’après de Pauline d’une manière irréparable. Dans ses fameuses digressions, on apprend que Hugues Auffray devait jouer le rôle de Sami Frey mais qu’il a lâché après trois jour de tournage, écœuré par la violence de Clouzot.
C’est un livre absolument remarquable, une belle histoire des mœurs de cette époque où les femmes libres — celles qui refusaient de se marier pour s’occuper d’un bonhomme — étaient livrées à la vindicte populaire.

La Petite femelle de Philippe Jaenada, 2015. Aux éditions Points, 738 pages, (avec photos à la fin), 9,10 €.
NB : L’édition de poche possède un post-scriptum dévoilant quelques précisions importantes reçues à l’issue de la première édition.

Texte © dominique cozette

 

 

Georges Arnaud, écrivain assassin ou pas ?

La Serpe est un pavé, bien dense, bien dru, écrit par Philippe Jaenada, qui a reçu le prix Fémina en 2017. Il est issu d’un fait divers datant de 1941, dans un château près de Périgueux, où eut lieu un massacre, un homme âgé, sa vieille soeur et la bonne. A coups de serpe. Ils baignent dans leur sang. Le seul rescapé de la tuerie appelle à l’aide au petit matin. C’est le fils de l’homme âgé, il a 24 ans. Cet homme deviendra auteur de polars connu, notamment du Salaire de la peur dont a été tiré le film. Il s’appelle Georges Arnaud de son nom de plume, à ne pas confondre avec George-J. Arnaud, autre écrivain.
Au départ, presque tout concourt à accuser le fils dont le vrai nom est Henri Girard, un type égoïste, capricieux, dépensier, sans humanité, fêtard, sans aucun respect pour les autres, notamment son père. Il ne travaille pas la plupart du temps mais se débrouille pour soutirer de l’argent à son père et sa tante, très riches. Il le claque dans des soirées de débauche, il arrose tout le monde, offre des bijoux très coûteux à femmes et maîtresses… Il s’est marié très jeune pour enquiquiner sa famille à une fille qu’on appellerait pétasse aujourd’hui. Puis tombe amoureux d’une autre femme… Ensuite, il y a cet atroce fait divers qui le rend richissime par héritage. Bizarrement, il est innocenté par les jurés en un temps record qui exclut tout délibéré, sous l’œil d’un président du tribunal bienveillant, et aussi grâce à la plaidoirie très roublarde d’un maître du barreau, Maurine Garçon, ami intime du mort. Ce qui confiance au jury. Ensuite, il s’exile au Venezuela pour plusieurs années, exerce des tas de métiers, dilapide sa fortune, connaît la misère et les bas-fonds puis rentre à Paris avec le manuscrit du Salaire de la peur. Succès, film, début d’une vie très mondaine et d’écriture où, souvent, il dénonce nombre d’injustices. Il meurt d’une crise cardiaque en Espagne. En gros. Mais c’est bien plus romanesque que ça.
Philippe Jaenada qui avait auparavant retracé la vie de Pauline Dubuisson, coupable d’avoir tué son amant (Brigitte Bardot l’interpréta dans la Vérité), s’est emparé de l’histoire de cet homme au physique ingrat. Il a passé un temps fou à éplucher non seulement les livres mais aussi les archives juridiques, lu tous les courriers le concernant, un travail de titan mené dans les plus infimes détails. A interrogé tous ceux qui auraient pu avoir un lien même infime avec les personnages ayant croisé notre homme,
Cet ouvrage qui fourmille d’une masse de toutes petites choses, revues, ressassées, déconstruites, reconstruites, est à la fois passionnant et déroutant. Car il ne résume pas, il dit tout, tout ce qui a été négligé par l’enquête, ne serait que la personnalité du présumé coupable qui, finalement, n’était pas un si mauvais bougre, avait de gentils sentiments, et était trop intelligent pour laisser tant d’indices aussi criants derrière lui. Déroutant car il raconte aussi les états d’âme de son auteur, les digressions pas toujours très intéressantes sur sa vie privée, son fils, ses chambres d’hôtels, les bars et restaurants de Périgueux, ce qu’il mange et boit. Ce qui rallonge considérablement la sauce qui peut finir, par instant, en indigestion. D’autant plus qu’il y a très peu de chapitres et de paragraphes, que tout s’enchaîne en lignes serrées sans possibilités de quelque pause bien méritée.
Donc beaucoup de pour, et du contre. J’avoue que j’ai sauté des passages car l’auteur nous inflige souvent des prises de tête sur des détails infimes qu’il semble trouver de prime importance. En tout cas, c’est un super boulot qui conviendra aux maniaques, aux minutieux, aux sodomites drosophiliens et autres tatillons amateurs de la vérité vraie.

La Serpe de Philippe Jaenada. 2017 aux éditions Julliard. 646 pages. Editions Points 8,90 €…

Texte © dominique cozette

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