Ce livre s’adresse à un public maniaque du détail, maniaquissime même, celui qui décortique le crabe non seulement avec la fourchette adéquate, mais ensuite avec la fourchette à bulots, puis la pince à épiler et l’aiguille de cordonnier, puis qui casse tout ce qui est dur pour vérifier qu’il ne reste aucune chair mangeable planquée dans un rabicoin. Et qui vérifie dans les assiettes des autres, puis dans tout le tas de restes avant de mettre à la poubelle.
Je parle du dernier livre de Philippe Jaenada, Au printemps des monstres, sur un fait divers qui avait fait grand bruit en 1964 : un gamin de 11 ans retrouvé dans un bois, assassiné. Jaenada est déjà revenu (La serpe, La petite femelle...) sur certains faits divers de façon maniaco-obsessionnelle pour que l’on comprenne tout, tout, tout de l’affaire et de son contexte. Il farfouille et fouine partout, cuisine (avec tact néanmoins) les personnes encore vivantes, les voisins, les témoins sans importance, les maîtresses et amants, les ex-ex-ex. Tout, je vous dis.
Le gamin de onze ans, Luc Taron, a fait une fugue sous le nez de sa mère et on a retrouvé son corps le lendemain matin, la bouche et le nez empli de terre du sol d’une forêt. Pas de trace de lutte, de violence, d’agression sexuelle. L’enquête se met en branle. C’est alors qu’un homme, Lucien Léger, inonde les médias de lettres et de coups de fil pour s’accuser, signant l’étrangleur. Le gamin n’a pas été étranglé mais le sinistre scripteur donne des détails que seul l’assassin peut connaître. On finit par l’arrêter, il avoue. Mais dit ne pas comprendre pourquoi il a fait ça et, lors de la reconstitution, est incapable de refaire les gestes. Il est envoyé en prison et nargue les caméras en saluant. Remue-ménage évidemment dans les médias, horrible personnage, monstre etc…
Mais selon un livre paru plus tard, l’enquête est criblée d’oublis, d’erreurs, de contresens, de contradictions… Léger se met à réclamer une révision du procès car il se dit innocent et raconte que c’est un de ses « amis » (un homme mystérieux) qui a tué accidentellement l’enfant mais que lui ne peut pas dénoncer. Une histoire très compliquée s’ensuit que même l’avocat ne veut pas suivre. Personne pour tenter de croire à cette nouvelle version des faits. Et pourtant…
Jaenada, à la suite des auteurs du livre qui l’a inspiré, est parti à la chasse de TOUS les indices. Effectivement, lorsque l’étrangleur est apparu, toutes les recherches connexes ont été abandonnées. A tord car il y avait du matos, et quel matos. A débrouiller. Rien que les parents qui sont très loin d’être des victimes, le père qui trempe dans des arnaques et autres combines très louches, la mère qui se faisait sauter par des mecs vieux et moches pour améliorer l’ordinaire ou payer son gigolo, les « amis » de l’assassin, truands qui ont possiblement tué un petit garçon un an avant (très médiatisé aussi)…
Jaenada va passer trois années denses à retrouver toutes les moindres personnes citées dans les énormes dossiers de l’affaire et, si elles sont mortes, leurs relations. A tout vérifier dans diverses archives, des mairies, des registres, à retrouver des courriers, des commerces, des maisons, des PV, des dossiers médicaux, administratifs, professionnels… C’est énorme. C’est passionnant mais aussi parfois lassant. Ses portraits sont d’une richesse incommensurable, jusqu’à parfois l’indigestion…
C’est un document d’une densité extraordinaire, lourd, épais, avec de grandes pages remplies de texte, sans dialogues, sans paragraphes souvent. Mais c’est aussi formidable. Ça dépend de votre degré de patience. (J’ai du sauter une dizaine de pages, seulement, c’est rien.) La jolie femme sur la couverture est la femme du présumé assassin, une petite bonne femme à l’enfance douloureuse, très vite psychiatrisée. Le dernier chapitre lui est consacré.
Ah, j’oubliais : Lucien Léger a battu le record de durée d’emprisonnement : 41 ans ! Il a vécu peu d’années ensuite mais n’a jamais trahi celui qui lui avait promis de prouver qu’il n’était pas l’assassin.
Au printemps des monstres de Philippe Jaenada, 2021 aux éditions Miallet-Barrault. 750 pages, 23 €
Texte © dominique cozette