Dernière sommation époustouflante

 

Dernière sommation de David Dufresne est un roman. Mais c’est le roman de ce que nous avons vécu depuis le début des Gilets Jaunes et des ronds-points. Le narrateur, Etienne Dardel (qui a emprunté beaucoup à son auteur) est un lanceur d’alerte. Il a quitté le journalisme complaisant depuis « le meurtre de Malik Oussekine« , un traumatisme pour lui, pour se refaire une santé mentale au Canada et il revient en pleine insurrection sociale. Son ADN pro ne fait qu’un tour : face aux premières violences policières dont il ne sait pas encore qu’elles vont s’intensifier, il filme tout, il poste tout. Il a ouvert un compte pour cela. Bien sûr, il devient une tête de turc de la police et du pouvoir mais rien ne l’arrête, tant le nombre de blessures le hante, les yeux crevés, les mains arrachées, les trous provoqués par les LBD, le matraquage, l’arrestation de manifestants pacifiques etc.
Il ne reconnaît plus la France et cette police qui ose tout et le dénie, ce pouvoir qui réfute le terme de violence policière, et toutes les bavures adjacentes. L’auteur, David Dufresne, journaliste indépendant, a signalé au total 860 cas de brutalités et de manquements à la déontologie policière sur son compte Twitter en interpellant le ministère de l’Intérieur via son célèbre et provocateur « Allô, @place_beauvau, c’est pour un signalement ». Il a repris cette forme d’action dans son roman.
Les péripéties du héros, ses rencontres clandestines avec un flic de pouvoir, sont entrecoupées de chapitres qui donnent la parole à d’autres protagonistes : une militante à la main arrachée devant l’Assemblée Nationale, sa mère qui fait les ronds-points dans le Tarn et passe du PS au RN, le directeur de l’ex-quai des orfèvres, le Préfet de Paris. On y croise d’autres personnages, on y entend parler des flics énervés, des gardes du corps incontrôlables, des éditorialistes compromis, et des choses que personne n’a dites clairement mais dont tout le monde sait qu’elles existent : « ni consigne ni ordre, juste un climat« , « pour un de touché (par un tir de LBD), mille qui désertent » (les manifs).  On y entend aussi Castaner, on se souvient du jeune Steve « tombé » dans la Loire pendant la fête de la musique. Defresne évoque la formation du BRAV, aka Brigades de Répression de l’Action Violente, sorte de refonte des voltigeurs, flics à moto qui frappent et s’enfuient sous couvert d’être des anti-casseurs.
David Dufresne sait de quoi il parle. Si c’est son premier roman, c’est son énième livre, écrit comme un journal, au jour le jour,  alimenté par tout ce qu’il filme, haletant. Formidable !

Dernière sommation de David Dufresne, 2019 aux éditions Grasset. 228 pages – 18€

Texte © dominique cozette

En attendant demain…

En attendant demain, titre pas très parlant pour ce très beau roman de Nathacha Appanah que j’ai eu envie de lire après le formidable Le ciel par-dessus le toit (encore un titre qui ne livre rien !) dont j’avais fait un article tout récemment (voir ici).
Dès les premières lignes, on sait qu’un drame a eu lieu puisque Laura, la fille d’Anita, notre héroïne, ne peut plus marcher depuis quatre ans, cinq mois et treize jours, et que le mari, Adam, est en prison depuis la même durée, exactement. On part alors vingt ans en arrière. On est à Montreuil pour le réveillon mais ni l’un ni l’autre ne prise ce genre de fiesta. Ils se retrouvent dans l’ombre, sur un canapé où les invités déposent les manteaux. Et ils se parlent. Lui est un grand bel homme du sud-ouest, il est artiste peintre, ébéniste, bûcheron, marathonien. Et étudiant en archi. Elle est métissée, issue de l’île Maurice, ne se sent à sa place à peu près nulle part et rêve de devenir écrivain. Ils s’installent dans sa région, les Landes, près de la mer. Elle fait des piges sans intérêt pour un salaire de misère et lui réalise des maisons, des jardins, des meubles. Il a fabriqué de ses mains la maison qu’ils habitent. Ils sont heureux, tout est beau parce qu’ils savent apprécier la vie, les couleurs, les odeurs. Ils sont terriblement sensuels.
Puis l’enfant paraît, ils sont comblés. Anita est une maîtresse de maison parfaite. Quand elle invite leurs amis, ils sont éberlués par le goût qu’elle a de tout rendre beau. Ça leur donne envie de quitter la ville et de s’installer là, c’est tellement idyllique. Mais, des années plus tard, toute cette perfection finit par gaver ces mêmes amis, trop c’est trop. On n’en est pas encore  là, mais on y arrivera. Le couple va s’user, elle est devenue maigre, elle ne ressemble plus à la jolie fille des îles, bohème, qu’il a aimée.
Jusqu’au jour où Adèle entre dans leur vie. Une femme plantureuse, hiératique, magnifique, qui remet des paillettes dans leur train-train. Elle est sans papiers et vient aussi de Maurice, ce qui créé des liens. Et alors, elle raconte son parcours, les accidents tragiques qui lui ont donné cette volonté de n’être plus personne. Elle a même changé de prénom. Et la vie est redevenue tellement douce avec cette femme que le couple reprend ses vieux rêves perdus : lui se remet à peindre, des choses incroyables, et elle commence enfin son livre… Et tout semble aller pour le mieux. Le succès est derrière la porte.
Mais voilà. Le mieux de durera pas. Le pire arrivera.
L’écriture de Nathacha est d’une suavité sans pareille. On respire ses parfums, on imagine ses couleurs chatoyantes, on ressent ses caresses, on entend sa vie riche des chants de la nature. C’est très beau. Ça serait très relaxant si on ne guettait pas le drame au bout de l’histoire. Elle est une amoureuse de la langue, de la vie, on se noie parfois dans ses petits bonheurs, on ne trouve parfois fade à côté de sa flamboyance. Un très beau livre !

En attendant demain de Nathacha Appanah. 2015. Aux éditions Folio Gallimard. 220 pages, 7,20 €.

Texte © dominique cozette

Les parents d'élèves et moi.

Non, je ne parle pas de moi, Les Parents d’élèves et moi sous-titré ou les tribulations d’une mère de famille est un roman écrit par Catherine Berthon, une histoire très prenante sur le désir d’un couple de mettre toutes les chances du côté de son enfant pour qu’il réussisse au mieux ses études. Ce n’est pas un récit mais l’autrice a une sérieuse expérience sur les associations des parents d’élèves, les conseils de classe, les dossiers de toutes sortes qu’il faut produire pour tout et n’importe quoi, sans garantie de réponse positive. De réponse.
Gaspard va entrer en troisième, c’est un bosseur, il a très bonnes notes, donc il n’y a aucune problème pour l’inscrire dans un des lycées les plus prestigieux de Paris, Henri IV pour ne pas le citer, qui lui ouvrira les portes de l’ascenseur social et le montera vers les cieux brillants de la réussite professionnelle. Hélas, Henri IV dit non, ainsi que Louis le Grand. Mais, elle, Hélène, a entendu dire que les bons lycées de secteur avaient plus de propension à épanouir les enfants que ces grands bahuts qui risquaient de les casser. Re-hélas, Hélène n’étant pas venue aux portes ouvertes des établissements en question, le dossier de Gaspard n’a pas été retenu. Résultat : Gaspard ira au lycée Marcel Paul, à dix minutes de chez eux. Lamentation générale
Hélène est une battante. Elle se renseigne, ce lycée n’est pas si mal, même en terme de réussite au bac, les profs ont bon esprit et, au pire, s’il est décevant, on déménagera vers les CSP+, histoire de trouver un établissement qui sent moins la racaille que la banlieue est. Mais avant, pour bien suivre la scolarité de Gaspard, Hélène décide de s’inscrire à l’association des Parents d’Elèves de Marcel Paul.
Et là, rien de lui sera épargné : l’indifférence des profs, leur susceptibilité si on a l’arrogance de les conseiller, l’agressivité de certains parents qui pensent que leur gamin est un génie, l’inertie de la hiérarchie, de son mari parfois, l’absentéisme de ses collègues de l’asso, celui des profs, plus l’extrême contrariété de Gaspard à se sentir sous tutelle maternelle. J’en passe.
Les conseils de classe qu’elle rapporte constituent des morceaux d’anthologie avec leurs clichés d’ouverture : une classe très sympathique, toujours, mais…
Ce roman se dévore grâce au talent de Catherine Berthon qui ne cesse de rebondir, de pousser des gueulantes, de s’énerver puis de créer de nouvelles occasions pour intéresser les autres parents à entrer dans le jeu. Elle sera souvent déçue, parfois surprise par des petits succès, mais toujours partante pour entreprendre, de la troisième au bac, des démarches originales dans cette effrayante jungle qu’est le monde de l’enseignement. Les portraits des profs sont truculents, le style est vif et soutenu et en plus c’est drôle. Et très instructif et le fait que je ne sois pas concernée prouve l’intérêt de cette histoire. Une petite réserve sur la couverture qui ne donne pas le ton de l’écriture : non, ce n’est pas un essai pédagogique « astucieux » mais un très bon roman, de belle écriture sur un sujet rendu attractif par la bonne dose d’auto-dérision et d’humour de l’autrice.

Les Parents d’élèves et moi (ou les tribulations d’une mère de famille) de Catherine Berthon. 2019 aux éditions Chum. 274 pages, 19 €.
(En fin d’ouvrage, une bibliographie très utile sur les livres et les liens cités.)

Texte © dominique cozette

 

 

 

Dope, crack, speed, beuh, substances, came, meumeu bref, toutes les drogues

Cécile Guilbert, journaliste des profondeurs investigatrices, s’est emparée à bras le corps de l’univers des drogues, toutes les drogues, dans son pavé (plus de 1400 pages) Ecrits stupéfiants sous-titré Drogues & littérature d’Homère à Will Self.  Et des écrivains et poètes, qu’on peut mettre parfois au féminin, qui ont tâté de la chose et l’ont décrite, il y en eut ! Elle en a recencé 220, avec plus de trois cents textes dont elle a retranscrit les morceaux choisis. C’est un fantastique voyage dans le temps et l’espace et leur imaginaire. De l’Inde védique à notre époque avec ses drogues de synthèse, Cécile Guilbert évoque les pharmacopées antiques et moyen-âgeuses, l’opiophagie britannique, le cannabis romantique, l’opiomanie coloniale, la morphine et les éthéromanes, les junkies et la révolution psychédélique du siècle dernier jusqu’aux actuels psycho-stimulants et autres innombrables inventions chimiques.
Elle a catégorisé les quatre grandes familles de drogues : Euphorica (opium, morphine, héroïne), Phantastica (cannabis, plantes divinatoires, peyotl et mescaline, champignons hallucinogènes, LSD), Inebriantia (éther, solvants), Excitantia (cocaïne et crack, amphétamines, ecstasy, GHB). Chaque drogue y est décrite minutieusement, d’un point de vue médical souvent, avec les expérimentations d’utilisateurs plus ou moins connus, puis accompagnée des extraits de textes ou de poèmes s’y rapportant.
Ce livre est une encyclopédie unique qui n’existe en aucune autre langue. Une entreprise titanesque.
On y apprend beaucoup de choses. Sartre, pour ne donner qu’un exemple : il prenait de l’Orthédrine et du Maxiton (noms commerciaux de la benzédrine), de la Corydrane (pour écrire de longs ouvrages), plus le reste : deux paquets de Boyard maïs, de nombreuses pipes de tabac brun, plus d’un litre d’alcool (vin, bière, alcools blancs, whisky…) sans compter les cafés, thés et graisses animales de son alimentation. Sartre avait dit à Yves Salgues (qui s’adonne à la Préludine pour écrire ses ouvrages de 2000 pages) que son texte sur Saint Genet, comédien et martyr (1952) était passé de l’état de préface à celui de pavé grâce à la Corydrane.
Dans ce livre, on retrouve avec plaisir tous nos chers écrivains américains, aussi bien de la Beat Génération, Buko, que les plus proches de nous comme Tom Wolfe, Breat Easton Ellis. Des Français aussi, de nos grands classiques à nos écrivains familiers, qui sont nombreux !
Le livre s’ouvre sur un assez long prologue biographique de l’autrice. Elle y a tâté, bien sûr mais en a souffert des méfaits par la mort de proches. Il s’achève sur une quarantaine de pages bibliographiques, soit des centaines d’ouvrages dont de très nombreux en anglais non traduits, puis par un index détaillé. Une bible, quoi.
Passionnant, foisonnant, distrayant. A lire en petites tranches car les récits planants lus à la suite peuvent devenir lassants.

Ecrits stupéfiants sous-titré Drogues & littérature d’Homère à Will Self de Cécile Guilbert. 2019 aux éditions Bouquins de Robert Laffont. 1440 pages. 32 €

Texte © dominique cozette (aidée de la quatrième de couv.)

A la demande d'un tiers

A la demande d’un tiers est le premier livre de Mathilde Forget par ailleurs autrice-compositrice et interprète. Ce titre renvoie à la demande qu’un hôpital psychiatrique lui fait pour interdire à sa soeur, souffrant de troubles mentaux dangereux, de sortir. A côté des souvenirs avec celle-ci, l’héroïne égrene des saynètes, des anecdotes non dénuées d’humour de tout ce qu’elles ont vécu, notamment le suicide de leur mère qui s’est jetée du haut d’un donjon. Elle a beau mener une enquête serrée auprès, notamment, de divers médecins, elle n’obtiendra jamais de bonne réponse : ils ont tous un point de vue différent sur cette femme.
La perte de sa mère l’entraîne à s’intéresser à des orphelins comme elle, Bambi par exemple, qui l’obsède et qu’elle déteste. mais aussi sur les serial killers qui renvoient souvent à la figure maternelle. Elle étudiera les écrits de celui qui fait autorité en la matière, un Français dont la compagne fut assassinée par un tueur américain. Elle est fascinée également par les requins, va les visiter dans les endroits où c’est possible, sachant qu’ils se laissent mourir en captivité.
Ce qui est original dans ce roman loin d’être tragico-larmoyant, c’est l’impression de légèreté, de bondissement de sujet en sujet, c’est très varié, dont on sent qu’elle les a étudiés en profondeur avant de les livrer au récit, même si (je crois) ils n’apportent pas tous grand chose, comme c’est le cas des fissures des poutres apparentes, le pourquoi de la chose d’un point de vue technique. Elle cite un passage du Traité de la charpenterie (1837) d’Armand-Rose Emy. Elle nous parle du syndrome du coeur brisé, appelé takotsubo, découvert dans les années 80 par des médecins japonais. Elle raconte aussi l’histoire du château où est morte sa mère, va interroger sa grand-mère qui n’a rien d’autre à lui confier que les lettres de sa fille, la mère de l’héroïne donc, lui a écrites, pleines de détails futiles sur les vêtements et les hommes. Sa mère qui jouaient les mêmes airs de piano tous les soirs pour bercer le sommeil de ses filles.
Et puis, elle essaie de se remettre de la séparation de « la fille avec qui elle voulait vieillir » mais avec qui elle n’a pas fait grand chose, ayant elle-même provoqué le départ de peur de souffrir trop dans le cas inverse. Mais qu’elle rappellera peut-être.
Ce livre est comme un puzzle impressionniste et étrange, composé de petits morceaux d’elle et de sa sœur et de sa mère, de Bambi et du requin. Très joli petit livre.

A la demande d’un tiers de Mathilde Forget, 2019 aux éditions Grasset. 160 p. 16 €

Texte © dominique cozette

La dernière fois que j'ai vu Adèle

La dernière fois que j’ai vu Adèle d’Astrid Eliard, 29 ans, raconte l’histoire d’une jeune fille, fermée, taciturne, qui s’évapore. Elle a laissé sa chambre en ordre, ce qu’elle ne faisait jamais, avec une chanson qui tourne en boucle pour laisser croire qu’elle est encore là. Mais elle n’a pas emporté son corset qui soutient sa colonne vertébrale en vrac. Elle le déteste comme elle se déteste. Adèle est partie. Elle a seize ans. Sa mère appelle le père, son ex, dont elle est séparée. Ils mettent au point un plan de recherches parmi et vont déposer une requête à la gendarmerie. Ils ont aussi un garçon, un peu plus jeune qu’Adèle, qui reste zen pour tente de réconforter sa mère à mesure que le manque et l’angoisse s’épaississent. Les recherches ne donnent rien du côté des collègues de classe, elle n’avait pas vraiment d’amis. Secrète et discrète, elle ne laissait rien paraître.
Quelques jours plus tard, un attentat a lieu au Forum des Halles qui fait des dizaines de victimes. L’un des terroristes est abattu. Bien qu’il n’ y ait que peu de chance qu’elle s’y trouve, la mère s’enfonce de plus en plus dans la panique. Elle dont le métier est de remettre debout des familles rongées par des maux d’ados, ne tient pas le choc. Elle sombre inéluctablement. Jusqu’à ce qu’elle voie, aux actus, la photo d’une jeune fille en hijab, la petite amie du terroriste, recherchée par toutes les polices, Hasna Bellaouar. Mais elle a reconnu Adèle. Dès lors, elle tente tout pour la retrouver, passe sont temps sur Internet, intègre une asso où se retrouvent les parents d’enfants partis faire le jihad. Là, elle rencontre la mère d’une ado qui a fui à Raqqa, comme sa fille et qui a un bébé. Mais le fil entre cette mère et sa fille fugitive a été tellement difficile à créer, il est tellement ténu, tellement soumis à des interdictions dont « parler de ça » qu’elle se refuse à lui demander si elle connaît Adèle. Elle lui apprend seulement que la plupart des filles réfugiées à Dacca sont mariées, parfois plusieurs fois, peuvent avoir un enfant, sont enfermées toutes ensemble dans une grande bâtisse avec pour seule mission de tenir la maison mais ne sont jamais envoyées sur le terrain de la guerre.
La mère d’Adèle est d’autant plus désespérée qu’elle est harcelée par les journalistes, les courriers malveillants, les menaces car, dans la plupart des cas,  journalistes, policiers, public, les gens en général, mettent en cause la mère, en premier, surtout quand le père est parti. D’où son enfermement forcé, son obstination à ne voir personne. Sauf sa propre mère, hospitalisée pour cause d’Alzheimer, sa mère à qui elle peut déverser ses chagrins sans crainte de jugement car elle ne sait même plus qui est Adèle.
Une histoire qui interroge douloureusement sur nos propres enfants qu’on ne connaît en fait pas du tout.

La dernière fois que j’ai vu Adèle d’Astrid Eliard. 2019 au Mercure de France. 220 pages, 18,80 €.

Texte © dominique cozette

Quand t'es dans le désert…

Rose désert est le deuxième roman de Violaine Huisman (fille de) où elle raconte… Violaine dans le désert. Elle ne dit pas, dans les interviews, qu’il s’agit d’elle mais oui, pourtant, sa mère bipolaire, son père, ses lieux d’habitation, etc. Donc Violaine, même pas la trentaine, pour échapper à un violent amour toxique, un mec qu’elle adore mais dont elle pense qu’il ne l’aime pas et qui la baise avec brutalité, qui travaille dans l’édition, comme elle, à New York, donc décide de se rendre à l’invitation de sa soeur qui fête ses trente ans à Marrakech avec faste. Ce sera son point de départ. De là, elle enchaînera sur un périple africain qui la mènera, sans aucune préparation, à Dakar où vit depuis peu, sa foldingue de mère, mariée à un Africain. On aborde le voyage par Nouakchott en  Mauritanie où Violaine, sans aucune réticence,  se laisse guider par un homme plus âgé, Serge, buveur de bière dès le matin, qui va la transbahuter où elle veut. Ce qu’elle veut, c’est aller voir une vieille ville de sable. Entre temps, un soir, elle se laisse embringuer par un splendide mec en Porsche, alors qu’elle est déjà ivre. Il lui fait prendre des substances dans la boîte clandestine où il l’entraîne. Cette fois, elle a peur. Au matin, elle se retrouve dans son lit à l’hôtel, ses affaires bien pliées, dans un état lamentable, ne se souvenant absolument de rien.
A Dakar, la surprise sera forte : le mari de sa mère, déjà, pour lequel elle ressent un véritable choc, puis l’endroit où ils vivent. Mais sa mère est à Paris, pour se soigner. En fait, elle se suicide.
Bref, des mésaventures de toutes sortes entre lesquelles elle raconte ses histoires d’amour d’avant et surtout celle avec lui, le fameux toxique. Il est beaucoup question de sexe dans son vécu. Une fille plutôt instable, qui compte parfois sur son père pour s’en sortir mais son lourd passé, avec cette mère bipolaire fantasque dont elles devaient s’occuper avec sa soeur, depuis toutes petites l’excuse.
Ce roman très bien raconté, sec, emporté, sans concession de l’écrivaine par rapport au personnage qu’elle campe se compose de trois parties : en premier, elle dit je, raconte son voyage en direct, ses réminiscences, ses sensations, ce qui l’a amenée à ça. La deuxième partie relate sa vie, écrite de facçon factuelle à la troisième personne, ses parents, son enfance, une rupture curieuse de style mais qui complète le portrait, qui l’encadre. En trois, le je revient pour boucler le voyage. Ce n’est pas toujours facile de savoir à quelle tranche de sa vie elle en est à cause de nombreux flashes-back, sans être réellement gênant.
Un livre très attachant qui m’a donné envie de lire le premier roman centré sur sa mère.

Rose désert de Violaine Huisman, 2019 aux éditions Gallimard. 236 pages, 19 €

Texte © dominique cozette

Demander pardon aux femmes ? Et puis quoi encore…

Eva Ensler (es Monologues du vagin), a créé une fondation, le VDay, pour aider les femmes abusées, et vient de sortir Pardon, un livre très dérangeant puisque c’est elle qui tient la plume à la place de son père, mort depuis trente ans, qui demanderait pardon à sa fille pour tout le mal qu’il lui a fait. Eve Ensler dit dans une interview que les hommes ne sont pas formatés pour demander pardon, ce serait trahir tous les hommes que de montrer la faiblesse de l’un d’eux. Comme on le sait, les violences que subissent les enfants sont destructrices à très long terme, enfouies ou non. Voilà des décennies qu’Eve se reconstruit difficilement, qu’elle essaie d’écrire sur son père malfaisant mais qu’elle n’y arrivait pas. Jusqu’à ce qu’elle trouve ce subterfuge. Ainsi, elle s’allège de la douleur d’avoir été niée, chosifiée. Le pardon existera même si c’est elle qui l’a fabriqué.
Son père : un type élevé à la dure, sans tendresse ni de ses parents, ni de sa fratrie. L’illumination a lieu lorsqu’il voit des films américains. Il est bluffé par l’allure de ces hommes élégants, les héros d’Hollywood si séduisants. Il se met à les copier et peu à peu, il devient comme eux : irrésistible. Il sait qu’il est creux, mais au moins, il brille. A cinquante ans, il rencontre une bombe de vingt ans, la mère d’Eve. Ensemble, ils forment un couple chaud glamour, sont de toutes les fêtes new-yorkaises où on les appelle Cary Grant et Doris Day. Puis naît Eve. Alors là, le père est bouleversé : quoi de plus tendre, de plus innocent, de plus vivant que ce petit être qu’il se met à adorer plus que de raison. Il est totalement enflammé par sa passion, comme jamais il ne l’a été. C’est lorsqu’elle a cinq ans, lors d’un jeu taquin qu’elle aimait, qu’il dérape. Et ça ne s’arrêtera plus. Puisque le corps de la petite est si offert, si palpitant, il sera tous les soirs sa source de caresses, son violeur adoré, dans le plus grand des secret. Jusqu’au jour où, après un retour des vacances, elle est tellement occupée avec un garçon à un jeu d’enfants (ils ont dix ans), qu’elle l’ignore. Il est tellement abasourdi de voir comment elle l’a oublié qu’il décide de la soumettre d’une autre façon, de lui montrer qui est le maître. Et démarrent alors les violences physiques, verbales, les humiliations, les punitions, les tentatives de meurtre, tous les sévices possibles et surtout (!) la totale déconstruction de son mental : il l’abêtit, il en fait un petit animal apeuré, nul, qui a perdu toute confiance en elle, qui devient un cancre. Ne parlons pas de sa santé physique. Et chaque fois qu’elle fuira, ou tentera, notamment dans son mariage avec un barman, les rétorsions seront d’une brutalité folle.
Ce qui est dérangeant, c’est de garder en tête que ce n’est pas le père qui écrit pour demander pardon, mais elle. Evidemment, elle se sert de ses souvenirs  mais elle se décrit elle-même de façon très positive : elle est la plus jolie, la plus intelligente, la plus craquante etc… Parfois, on se dit qu’elle attige, mais peut-être pas. On ne sait pas. En tout cas, elle ne nous épargne pas les détails de son enfance, son adolescence et sa jeunesse martyrisées , saccagées. Et sa mère ? Elle s’est pliée aux ordres du mari. Comme souvent.
C’est un livre important mais le fait d’écrire par personne interposée le rend moins touchant. Enfin, c’est mon point de vue. Mais ne le rend pas moins horrible par rapport à ce que peuvent faire subir des adultes à des enfants.

Pardon d’Eve Ensler. 2019 chez Denoël traduit par Héloïse Esquié. 140 pages, 16 €.

Texte © dominique cozette

L'intimité de Kureishi

En prenant Intimité de Hanik Kureishi à la médiathèque, je ne savais pas qu’il était à l’origine du film de Chéreau que j’avais beaucoup apprécié. Je me souvenais néanmoins que l’auteur était aussi celui du scenario de My beautiful laundrette entre autres. Ce livre, du siècle dernier, est mince et commence bille en tête par l’histoire qu’il va dérouler : c’est la dernière soirée qu’il passe chez lui avec sa femme, ses deux petits garçons dorment. Il n’a rien dit à Susan, il s’en ira demain matin, avec un simple sac, loger chez son ami Victor, dans un réduit sans placard. Ce qui explique qu’il va pratiquement tout laisser. Cette dernière nuit, il livre ses sentiments, ses ressentiments plutôt, sur son couple. Il débine sa femme devenue dure, qui ne supporte plus d’être touchée. Il sait très bien que ses garçons vont mal vivre son départ surprise, qu’ils ne le comprendront pas, qu’ils en porteront longtemps les stigmates, qu’il ne les reverra que très rarement. Il subodore que si l’amour l’a déserté, le même phénomène se reproduire avec une autre femme. Il pense alors à Nina, sa maîtresse indomptée avec qui il vit de passionnels moments de sexe, mais qui ne le supporte plus et a disparu. Qui a aussi couché avec Victor mais l’histoire date. Et il se remémore la nuit où sa femme venait juste d’accoucher du premier, il s’est tiré avec une de ses maîtresses en n’embrassant même pas Susan, ce qu’elle lui reprochera longtemps.
Durant cette nuit, il navigue entre l’attitude de ses deux amis, Victor donc qui a lui aussi quitté femme et enfants pour vivre sa vie, c’est à dire baiser des femmes sans s’attacher, aller au café, rester libre : cela lui convient, il ne regrette rien. Et un autre ami, Asif, qui continue à s’accrocher coûte que coûte à son couple même si leur mésentente est visible : mais pour lui, faire durerl e couple une bataille essentielle qu’il faut continuer à livrer, rien ne sert de partir. « Et pense aux enfants », ajoute-t-il.
Désir, absence de désir, Kureishi dissèque les constituants de l’amour, les épuise durant la nuit, tente de se masturber dans une culotte de sa femme, puis décroche une photo de Lennon dédicacée pour l’emporter, n’arrive pas à faire son sac. Sa femme se lève, essaie de le sonder mais il ne lâchera rien.
C’est superbement écrit ou traduit, on a envie de cocher toutes les phrases…
Il paraît que ce livre a été vivement critiqué lors de sa sortie vu qu’il venait de quitter sa femme et ses fils… Ah, les écrivains !

Intimité de Hanik Kureishi (Intimacy) traduit par Brice Matthieussent, 1998. Aux éditions Christian Bourgois, 168 pages, 90 francs (!). Existe en poche.

texte © dominique cozette

 

Si tu meurs, je te tue.

Pour commémorer dignement les attentats de Charlie, j’ai acheté le livre de Chloé Verlhac, la veuve de Tignous (Bernard Verlhac),  joliment intitulé Si tu meurs, je te tue, une phrase qu’elle lui disait pour lui interdire de partir, vu qu’il évoquait cette probabilité de mourir avant elle puisque plus âgé. Tignous, c’était son amoureux, l’homme de sa vie, le père de ses deux gamins de 5 et 10 ans, le père aussi de deux plus grandes filles dont l’une sera toujours aux côté de Chloé dès le début. Le début, c’est que lorsqu’elle se précipite au journal le 7 janvier, évidemment, le quartier est bouclé, elle passe extrêmement difficilement les barrages puis on la bloque, on ne lui dit rien. Et là, elle voit passer tranquillement l’avocat Richard Malka avec Jeannette Bougrad, la compagne présumée de Charb. Elle l’interpelle, mais ils rentrent tous les deux à l’endroit dédié aux proches, mais ne fait rien pour elle. Tout au long de ces prémices atroces, on va la négliger, la laisser en plan, ne rien lui dire. Puis, alors que ça y est, elle sait qu’il est mort, des secours pour les proches s’organisent mais là encore, il faut qu’elle fasse des pieds et des mains avec sa belle-fille pour qu’on les emmène dans la cellule de crise. Tout au long de son deuil, elle va aller de déception en déception. Charlie, le journal, se détourne d’elle. Les assos d’aide aux victimes ne transmettent pas les documents car « c’est un cas compliqué », les assurances pareil. Ensuite, plus tard, elle devra convaincre une psy de la douleur de sa perte. Obscène. Elle ne comprend pas le décalage entre l’énormité de cet événement devenu mondial et le peu de cas que l’on fait d’elle, une des principales victimes de l’attentat. C’est énorme.
Bien sûr, elle est effondrée, mais il y a les petits à protéger, puis tous ces gens qui viennent la voir, les journalistes, les politiques, les amis, les amis d’amis. Heureusement qu’elle est bien entourée. Alors que Hollande, qu’il a reçue à l’Elysée, lui avait fait la promesse de s’occuper de son dossier, il ne fait rien. Et tout est à l’avenant. Mais elle rencontre des gens formidables, qui feront ce qu’il faut pour elle qui veut perpétrer la mémoire de Tignous (impossible de compter sur les nouveaux patrons de Charlie !), notamment la maire de Paris, Hidalgo, et celle de Montreuil qui met une logistique à sa disposition pour lui rendre la vie plus simple. Et surtout Christiane Taubira qui va faire accélérer les choses et deviendra une amie au long cours.
Mais le livre, c’est d’abord une histoire d’amour, de tendres souvenirs, des mots doux, des tranches de Tignous dans ses petites manies, ses habitudes, ses passions, leurs enfants et leur chagrin. Ce livre, c’est pour l’aider à passer à autre chose, non pas s’éloigner de son amour, mais de séparer l’homme qu’elle aimait et aimera toujours de l’artiste dont elle va faire vivre les œuvres, des milliers de dessins, des projets presque aboutis… Son nom a été donné à la salle des Commissions de l’Hôtel de Ville et à un centre d’art contemporain à Montreuil, entre autres. Et Chloé a publié plusieurs livres de Tignous.
C’est un livre du cœur, poignant mais résilient qui nous fait (presque) envier son autrice d’avoir connu cet homme si chouette.
Un très bel interview d’elle dans Madame Figaro, ici.

Si tu meurs, je te tue de Chloé Verlhac aux éditions Plon. 2020. 222 pages, 18 €.

Texte © dominique cozette

Social media & sharing icons powered by UltimatelySocial
Twitter