Neuf parfaits étrangers

De Liane Moriarty, j’avais beaucoup aimé deux romans antérieurs, Secret du mari et Petits secrets, grands mensonges. Des romans psychologiques où tout commence toujours dans la joie et la bonne humeur avant que se fissure la cuirasse de ces belles vies et que les machinations les plus viles aillent bon train. J’ai trouvé ton dernier livre au Monoprix pendant le confinement, et c’est assez rare qu’il y ait une très bonne littérature dans ce magasin. Mais il y en a.
Les Neuf parfaits étrangers vont se connaître dans un centre de remise en forme idéal, un sublime endroit perdu au cœur de l’Australie. Y viennent pour des raisons diverses une écrivaine seule, la cinquantaine, rejetée par son éditeur pour son dernier ouvrage en même temps que plaquée par un bel escroc aux femmes seules et riches. Un très jeune couple en Lamborghini, lui simple et amoureux de sa… voiture et de sa jeune femme malgré toutes les opérations plastiques qu’elle a subies pour être encore plus belle, ce qu’il déplore. Un type baraqué, un peu rond,  pas très sympa de prime abord, que la romancière associe à un serial killer, ronchon. Une autre femme seule, mère de quatre filles, que le mari a quittée pour une jolie et charmante jeune femme avec laquelle il fait un voyage de trois semaine en Europe, avec les filles. Un très beau mâle, conscient de son attractivité, sorte de super héros qui aime faire chasse aux vilains maris  pour venger leurs victimes. Et une famille composée d’un couple d’une quarantaine d’années et de leur fille qui va fêter ses vingt ans au centre et ceux de son jumeau suicidé il y a quelques temps.
Cette cure de renouveau et de pureté est fondée sur un règlement drastique. Interdit d’emporter des boissons ou de la nourriture, les livres ne sont pas conseillés et il n’y a pas de télé. Mobiles et écrans divers sont confisqués et la cure commence par plusieurs jours de silence total. Il est évidemment impossible de communiquer avec  l’extérieur. Le régime alimentaire est très strict et commence, comme le silence, par un long jeûne. Le corps est massé, assoupli, oint, etc. On y apprend à méditer, à prendre sur soi, à sortir ses failles. Mais il y aura des « activités » beaucoup plus stressantes et inattendues.
La maîtresse des lieux est une sublime femme très grande, très belle, qui a fui la Russie et dont la passion, semble-t-il, est d’offrir une transformation totale à chacun, à l’issue de ces dix jours. Mais qui est-elle ? Une perverse ? Une folle ? Une thérapeute réellement sincère ? En tout cas, rien ne peut l’atteindre ni assouplir sa discipline.
C’est un pavé assez passionnant car Liane s’y entend pour composer des portraits de personnages dont en a envie de savoir ce qu’il leur est arrivé. Elle s’y connaît aussi en ressort psychologique et en coups de théâtre, si on peut dire. Chaque chapitre s’arrête au bord de la falaise et c’est difficile de résister à la curiosité.
Malgré tout, il y a un passage assez longuet où le récit, comme les neuf curistes, ne sait se maîtriser. En fait, ce n’est pas très grave car ce qu’il se passe est bizarre, incroyable, je pourrais même dire non crédible. Mais nous sommes dans une fiction. L’histoire poursuivra son chemin un peu mieux balisé pour que, finalement, on se dise que c’est un très bon roman.

Neuf parfaits étrangers de Liane Moriarty, 2018. Traduit par Béatrice Taupeau. 2020 aux éditions Albin Michel. 510 pages, 22,90 €.

Texte © dominique cozette

Il est des hommes qui se perdront toujours

De Rebecca Lighieri qui écrit aussi beaucoup de romans sous le nom d’Emmanuelle Bayamack-Tam. Dans celui-ci, drôle d’ambiance ! Sale ambiance, même ! S’il est des hommes qui se perdront toujours, ils sont bien là, dans cette terrible histoire de pauvreté accompagnée maltraitance enfantine. Ça se passe dans une cité marseillaise, la cité Artaud, dont on verra que le poète a marqué de son sceau de mal vie de nombreux personnage. Le père d’abord, un jean-foutre alcoolique qui passe son temps au troquet avec ses potes, pour le plus grand soulagement de ses enfants car quand il est à la maison, les torgnoles, tortures mentales, crachats, injures et humiliations pleuvent sur les pauvres petites victimes. C’est une brute mais dès la première page, on apprend qu’il a été retrouvé sauvagement assassiné près de la décharge, là où ça deale, où il deale aussi pour pouvoir s’approvisionner. Sa femme vient d’Algérie, elle ne moufte pas sauf de rares fois où, le mari parti, elle danse et chante avec ses gosses. Ses gosses : une fille magnifique et un garçon superbe qui, bien avant leur puberté, seront traînés de castings en castings pour la gloriole paternelle (il ignore que l’argent gagné par les enfants ne va pas aux parents). Un peu plus jeune, un autre gamin dont le père ne voulait absolument pas, sortira du ventre de sa mère, avorton tragiquement handicapé et moche. Il deviendra le souffre-douleur du père mais sera tellement aimé de sa mère qu’il supportera le reste.
Ces enfants qui ne peuvent rester chez eux, vont rejoindre le camp des gens du voyage, pas loin, et s’y feront accepter d’une façon particulière pour chacun d’eux. Le narrateur y rencontre, tout gamin, la fillette qui va l’aimer comme pas possible et dont il voudrait se détacher plus tard, pour goûter d’autres choses, d’autres femmes. Mais ici, on ne plaque pas sa femme, même quand on est un gadjo. La sœur sera moins attachée au camp, d’ailleurs, elle deviendra une sacrée vedette. Quant au petit, il s’est blindé, il fait ce qu’il veut de tout le monde, on le respecte.
Mais est-ce qu’on se sort d’années de violences quand on n’a connu que ça, un père qui n’a jamais considéré ses mômes comme des êtres humains, une mère qui laissait passer de peur de s’en prendre plein la troche elle aussi ? Tout peut arriver, le pire, déjà. Quant au meilleur, c’est forcément pour les autres.
Rebecca Lighieri n’est pas une auteure mièvre. La vie qu’elle déroule est une vraie chienne de l’enfer, les gens vivent comme des moins que rien même s’ils réussissent à se créer parfois de belles fêtes, les mariages ou baptêmes roms, par exemple, la sacrée sainte famille aussi, dans laquelle se réfugient nos laissés pour compte.  Si vous aimez l’eau de rose, ce livre n’est pas pour vous.

Il est des hommes qui se perdront toujours de Rebecca Lighieri. 2020 aux éditions P.O.L. 380 p. 21 €

Texte © dominique cozette

Le fils/fille d'Hemingway

En quatrième de couverture du formidable livre le Secret Hemingway de Brigitte Kernel est inscrit son début :
« Ils ont dit que j’avais tué ma mère.
Puis ils ont dit que j’avais tué mon père.
Enfin, ils ont dit que chez nous, les Hemingway, de génération en génération, tout le monde se tuait.

Ce roman est une histoire vraie, celle de Gloria, née Gregory Hemingway (1931-2001). »

Je le redis, ce livre est formidable, un vrai régal car Brigitte Kernet a le don de rendre authentique n’importe quelle scène d’une vie quelle qu’elle soit, alors une vie Hemingway ! par des détails d’action, de description, de dialogue. Je suppose qu’elle planque derrière toutes les portes pour savoir ce qui s’y passe. Et ce n’est pas rien de reconstruire une telle vie chaotique sans que ça prenne l’allure d’une bio.
Il se trouve que le troisième fils du grand Ernest, du viril Ernest, ardemment désiré … comme fille, est effectivement une fille … dans un corps d’homme. Tellement déçue, la maman, qu’elle l’habillera en fille, comme on faisait parfois, mais jusque tard. On l’appelle Gigi, on l’adore. Mais quand même. Ernest veut en faire un mâle et comme ses aînés, Gregory passera tous ses étés dans les montagnes sauvages, campant, pêchant, chassant comme un vrai trappeur. Cela ne lui convient pas trop. Il préfère la lingerie fine des maîtresses de son père. Le scandale quand on découvre sa vraie nature ! Hélas pour le jeune Gregory qui adore son père. Il ne supporte pas de lui faire de la peine. « Pour lui, longtemps, j’ai forcé l’homme en moi à sacrifier la femme ».  Toute l’histoire de ce fils est douloureuse, pris entre ses deux genres, entre ses amours. Il se marie trois fois, il a huit enfants. Sa dernière femme que son côté féminin amusait sous ses dehors virils, baraqué, poilu, finira par demander le divorce, lassée de ses scandales à répétitions.
Il a fait médecine pour deux raisons : comprendre de quoi sa mère est réellement morte, pouvoir se fournir en hormones sans rendre de comptes. Puis il a été radié à cause de ses frasques et de son alcoolisme.
Le récit n’est pas linéaire. Les saynètes sont vivantes, courtes, enlevées, entrecoupées de séquences dans la boîte gay friendly, Secret Don’t Go, tenue par une transsexuelle, sa meilleure amie qui l’aide dans ce douloureux passage d’un sexe à l’autre. Ce passage, il l’entreprendra sur le tard pour épargner sa femme et ses gosses. (Quand cette amie s’étonne que Gloria ait des enfants : « Tu as des enfants, Gloria ? Enfin je veux dire tu es mère ? » – « Je suis père », répond-elle.)
Ce qui n’empêche pas ces derniers de s’éloigner de ce drôle de père. Sa femme, même séparée, continuera à l’aimer et c’est réciproque car malgré cette délicate situation, il ne faut pas croire que Gloria rêve d’amour avec des hommes, non. Elle n’aime que le corps des femmes, elle est lesbienne, elle l’était déjà quand elle était homme.
Comme pour beaucoup de trans,  les violences verbales et les passages à tabac sont fréquents car les hommes ne les supportent pas, elle a même subi un viol épouvantable, ce fut la la seule fois où son nouveau corps fut pénétré.
Et puis, comme beaucoup d’Hemingway, elle aime l’alcool, elle en consomme plus que de raison et lors de soirées mémorables, elle s’exhibe nue dans des lieux publics (notamment au Fouquet’s) et finit par se retrouver en prison. Une prison de femmes où elle devient le souffre-douleurs d’effrayantes gorgones. Dans cet endroit peu accueillant, elle écrit une lettre, une grande lettre à son père — qui s’est tiré une balle depuis belle lurette — pour lui expliquer son cas, se soulager. Jamais Ernest n’a voulu parler de « ça », toujours il lui a reproché d’avoir tué sa mère. Gloria lui écrit qu’à sa sortie, elle ira faire la fête au Secret puis se tirera une balle, comme lui, comme son père et d’autres Hemingway. A ce moment-là,  elle meurt d’une crise cardiaque, juste avant sa sortie.
Ce livre est bourré d’anecdotes, d’états d’âmes, de douleur mais à la fois de légèreté par le style enlevé, imagé, voire pétillant de l’auteure, notamment quand Gloria parle avec son amie dans la boîte de nuit. C’est un puzzle magique qui nous fait passer d’un sentiment à l’autre mais nous attache avec chaleur et brio à ce personnage qui commença aussi mal sa vie qu’il la finit, persuadé à raison que lorsqu’on s’intéressait à lui/à elle, c’est juste parce qu’il/elle était la progéniture de l’immense, du monumental Ernest, chasseur de lions, pêcheur de baleines, buveur, hâbleur, baiseur dont les deux meilleures amies, Dietrich et Garbo, toujours fourrées chez eux à Key West, seront les modèles en élégance, en habillement, en accessoires de Gloria.
Une histoire qui prend là.

Le Secret Hemingway de Brigitte Kernel. 2020 aux éditions Flammarion. 320 pages, 19 €

PS : j’ai acheté ce livre dans une librairie du 11ème qui, sur commande, vend le livre « au guichet ». Formidable idée de beaucoup de librairies et sur Librairies.com.

Texte © dominique cozette

L'art de perdre

L’art de perdre d’Alice Zeniter fait partie des livres qu’on m’a prêtés pendant cette période sans librairies et à côté duquel je serais passée, ce qui aurait été fort dommage. Curieusement, cet excellent roman est de la même inspiration que celui dont je vous ai parlé la semaine dernière, le Pays des autres, de Laïla Slimani car ici aussi, c’est une jeune femme d’aujourd’hui qui reconstitue le parcours de ses ascendants, grands-parents, parents et parentèle collatérale venus du Maghreb. Le premier avait pour cadre le Maroc, jusqu’en 54, date de son indépendance, et pour celui-ci, c’est l’Algérie et sa guerre d’indépendance, jusqu’à nos jours.
Le grand-père, Ali, est un montagnard kabyle qui cultive ses terres dans un magnifique paysage très sauvage où personne ne passe, loin de la ville. Il renvoie sa première femme parce qu’elle est stérile puis épouse Yema,une jeune fille toute petite, alors qu’il a une stature de géant, qui lui donnera un fils. Pour commencer. Ils auront dix enfants. Mais le premier fils, Hamid, c’est le trésor d’un père musulman, c’est à lui de soutenir la famille plus tard. D’ailleurs, il sera vite de toutes les obligations administratives et plus puisque ses parents sont analphabètes. Ali ne fait pas de politique, du moins comme l’indique l’auteure, il n’a pas les éléments pour comprendre ces choses, mais il a servi dans l’armée française, aussi continue-t-il à entretenir de bonnes relations avec notre pays, au grand dam d’autres membres de la famille qui sont indépendantistes. D’où beaucoup de brouilles, des morts.
Puis vient le moment où ils sont obligés de quitter l’Algérie, en 62. La France va tellement bien s’occuper d’eux qu’ils atterrissent dans le fameux camp de Rivesaltes, un lieu immonde, sale, froid, sans aucune commodité. Hamid a sept ans, il va aller en classe. Cette très mauvaise période assez longue se terminera lorsqu’on les logera dans une HLM en Normandie, où ils ne se sentiront jamais chez eux. Yema fait ses gosses, son ménage et sort peu. Elle ne comprend pas le français. Ali est embauché à l’usine où son emploi n’évoluera jamais contrairement aux Français de souche qui eux montent en grade. Hamid va prendre ne charge toutes les tâches que les voisins ne peuvent et ne savent pas faire, étrangers non intégrés qui ne comprennent rien. Il le fait avec grâce, c’est son rôle d’aîné bien que sa sœur est capable d’en faire autant, mais on ne le lui demande pas car c’est une fille. Ils craignent tellement qu’elle se laisse entraîner à devenir comme les Françaises en pantalon qui fument et sortent. Hamid travaille bien, il ne demande qu’à sortir de ce piège qu’est leur famille fermée sur elle-même. Il fera des études qui lui ouvriront l’esprit, d’autant qu’il devient ami avec deux étudiants révolutionnaires, intellectuels de gauche.
Puis il rencontre Clarisse et tous deux vont vivre leur amour malgré leurs hésitations du début, aucun n’osant avouer cette relation « contre nature » à ses parents.
Clarisse, fille charmante, apaisante, facile à vivre, ne réussira jamais à débloquer l’intimité d’Hamid sur ce qui s’est passé aussi bien pour son père que pour lui et qui semble leur pourrir la tête. Parfois, il est question d’emmener toute la famille là-bas, revoir la maison, les monts d’oliviers, les frères et cousins restés au pays, mais à cause d’attentats ou autres événements tragiques, ils s’y refusent.
Naïma, la narratrice, la seule enfant du couple Clarisse-Hamid, éprouve beaucoup de tendresse pour sa petite grand-mère algérienne, désormais veuve, mais vu qu’aucune ne parle la langue de l’autre (Hamid s’est bien gardé de parler arabe à sa fille), Naïma ne connaîtra jamais non plus cette histoire familiale, ses malheurs, la tristesse d’avoir perdu leur paradis.
Pourtant, elle sera poussée à aller en Algérie pour un travail artistique. Là, elle est accueillie dans un groupe d’intellectuels et autres artistes qui vivent peu ou prou comme elle. Puis se rendra, avec crainte, et sans s’annoncer, dans la montagne de ses aïeux, région contrôlée dorénavant par les barbus réacs. Elle y découvrira la chaleureuse ambiance de ces gens qui vivent de façon précaire mais ne sentira pas la fibre censée vibrer quand on retrouve ses racines.
Ce livre est passionnant dans l’optique socio-ethnologique. Il est raconté de façon tellement vivante qu’on voit les scènes en les lisant. La patriarchie, l’écrasement des femmes, les événements politiques, puis l’arrachement  d’une terre qu’on révère, qu’on a bâtie, irriguée de son sang. Et la dure réalité d’une transplantation dans un pays raciste où jamais on ne trouve sa place, jusqu’à la génération présente où beaucoup ne réussissent pas à pardonner à ceux d’avant, où les histoires du passé, tenaces, impactent encore la construction de leur être.

L’art de perdre d’Alice Zeniter, 2017 aux éditions Flammarion, 510 pages. 2019 aux éditions J’ai lu.
Prix littéraire du Monde 2017, Prix des libraires de Nancy 2017, Prix Goncourt des lycéens 2017

Texte © dominique cozette

Grand livre !

Je n’ai pas aimé la violence (gratuite ?) des romans précédents de Leïla Slimani, mais là je suis bluffée par son talent romanesque. Le Pays des autres est le premier tome de la trilogie  concernant son histoire familiale. Ce livre est superbement mené, il pétille de récits et d’anecdotes inattendues, les descriptions sont tout sauf banales, ça avance, ça bute, ça explose, ça repart, ça coule comme un torrent fougueux (excusez ce style pompier, c’est juste un essai).
L’histoire racontée ici est celle de ses grands-parents, un couple improbable composé d’une fougueuse et monumentale Alsacienne pure souche et d’un petit mais très beau Marocain engagé dans la guerre pour défendre notre pays. En 44, ils se trouvent et l’amour fait le reste. Elle accepte de le suivre dans son beau pays, le Maroc, où le père dAmine, paysan, a acquis des terres, espérance d’une vie fructueuse.
Mais déjà, le père meurt. Ils logent un certain temps chez la mère d’Amine, une Arabe pur jus, veuve, soumise à la tradition, qui élève deux plus jeunes enfants, Oscar, nationaliste qui va se heurter farouchement aux Français, et Selma, dont la beauté sera fatale.
Pendant les dix ans que durent le récit, de 45 jusqu’en 55, moment où le Maroc acquiert son indépendance, Mathilde va essayer de se faire à sa vie d’exil, le rêve effondré car la ferme est une baraque et la terre ingrate. Les femmes ont juste le droit d’obéir au mari, au grand fils, au frère. Le couple provoque de l’incompréhension, trahison d’un homme qui fraie avec l’ennemie. Mais elle s’accroche, elle ment dans ses lettres à sa sœur, enjolivant la ruine de ses espoirs. Elle aime malgré tout son mari qui travaille comme un bœuf pour améliorer les cultures mais ne comprend pas les caprices de sa femme qui aimerait tant sortir un peu de ce désert. Ils ont deux enfants dont une fillette toute menue, qui ne s’adaptera pas à l’école, tiraillée entre ses deux cultures, et sera rejetée par les autres enfants à cause de son extrême intelligence.
Ce livre va nous faire partager la vie d’un peuple rêvant d’émancipation, celle routinière des paysans, celle des jeunes filles frustrées de leurs désirs de libération, des colons ayant réussi, des jeunes filles mariées de force, de révolutionnaires… Une fresque très vivante, foisonnante même, montée cut comme un film exaltant avec ses caractères bien ciselés.

Le Pays des autres de Leïla Slimani. 2020 aux éditions Gallimard. 368 pages, 20€

Texte © dominique cozette

Cupide Cupidon

Dans ce livre étonnant, Eloge de la marâtre de Mario Vargas Llosa, l’héroïne est doniã Lucrecia, deuxième femme de don Rigorberto et donc belle-mère de son fils, l’adorable Alfonsito, gentil comme un ange, beau comme un chérubin, amour de naïveté et de vertu. Enfin qu’on croit.
Ce livre est drôle car il est à la fois libertin et très poétique. Tout y est décrit en termes tendrement nuancés, impressionnistes voire compassés. Les sens, particulièrement le toucher et l’odorat, y sont magnifiés, les sentiments exacerbés. Ça pourrait se passer au XVIIIème siècle  s’il n’y avait de temps en temps l’intrusion d’un objet actuel, une télé, une moto. Le tableau sur la couverture nous donne bien le ton : le jeune garçon, appelé aussi enfant, n’a pas d’âge défini, comme Eros, et un soir qu’elle vient l’embrasser en chemise de nuit très légère, il lui rend des caresses qui vont la troubler, peu à peu, et se matérialiser en vibrante relation amoureuse. Mais elle aime aussi son mari qui le lui rend bien, chaque nuit, au lit, inventant des jeux amoureux de toutes sortes. Ce mari qui a trouvé la femme de sa vie passe un temps fou chaque soir dans la salle de bain. Il veut être parfait, beau, lisse, sans un poil dans le nez ou l’oreille, ou un point noir, des ongles impeccables, des aisselles admirables… Chaque partie du corps un peu scabreuse a son jour de la semaine dévolu. C’est ainsi que l’auteur nous conte sur deux pages comment il prend soin de son nez. Plus loin, sur deux pages aussi, il décrit comment don fait son popo, et ce, sans aucune trivialité, tout est dans la poésie, vous dis-je.
Et puis il y a aussi la jeune femme de compagnie qui prévient Lucrecia que l’enfant est un sacré voyeur.
Et on avance dans ce livre avec, intercalés, des récits sur la mythologie ou sur Marie, qui se rapportent à l’histoire. Et même un portfolio de quelques peintures qui l’illustrent.
C’est léger, aérien, parfumé, imagé, même si la fin est inattendue, cruelle. La perversion du jeune fils peut sembler candide puisqu’il ne ment jamais. Mais il n’éprouve jamais de remords. C’est un petit chef d’œuvre de dentelle littéraire.

Eloge de la marâtre de Mario Vargas Llosa, 1988, tradiot par Albert Bensoussan. Aux éditions Folio, 216 pages.

Texte © dominique cozette

 

Un livre pour les survivalistes

Marlen Haushofer (1920-1970), écrivaine autrichienne de la petite bourgeoisie provinciale, a publié Le mur invisible en 1968, un classique de la littérature autrichienne devenu, paraît-il, la bible éco-féministe. Ce n’est pas forcément le bon moment pour le lire ce roman qui y conte l’histoire d’une femme seule prisonnière d’une nature où un mur l’a confinée. Quoi que. Que s’est-il passé ? Elle ne sait pas, ni nous. Elle était tranquillement chez des amis dans leur maison de vacances à la montagne. Ils sont allés au village voisin faire des courses et elle est restée seule avec le chien. Mais comme ils ne sont jamais rentrés, elle est partie, à pied avec le chien, à leur recherche. Et là, ils se sont fracassé le nez contre un mur invisible. Un truc d’une matière qui n’existe pas, comme du verre, mais immatériel. En longeant ce mur, elle a vu que tous les êtres derrière lui étaient pétrifiés dans une position habituelle : fermier assis sur une chaise, vaches broutant…
A partir de là, sûre qu’il n’y a plus un survivant sur terre, l’héroïne va entreprendre une nouvelle vie, envahie de solitude, loin de tout car il n’y a aucun moyen de communiquer dans ce chalet d’été, à part la radio de la vieille voiture qui ne produit que des crachouillis. Heureusement, le chien est là, qui va devenir son partenaire, son confident, le gardien de ses nuits. Puis une chatte qui se réfugie chez elle, qui lui donnera un petit, puis un autre, suite à ses cavales dans la nature. Puis une vache rescapée qui meugle pour qu’on la traie. Des charges énormes tout ça, mais aussi des complices. La vache leur donne son lait, de son côté, elle apprend comment s’en occuper d’autant qu’il faudra l’aider à vêler. Un petit taureau complètera la famille mais avec le temps, cela compliquera beaucoup les choses. Elle en perdra aussi…
Nous suivons cette survie sur deux années où l’héroïne ne compte pas sa peine, gère les maigres ressources du chalet, fait des stocks de bois, scie, cultive quelques denrées, mène la vache et son petit à l’alpage, répare, tue du gibier, se prive, tombe malade, affronte le terrible foehn, de violents orages, de rudes hivers…
C’est très bien écrit car vous pensez bien que ça pourrait être ennuyeux ! Et si ce livre a pour vertu de nous évader lorsque nous souffrons d’un excès de populo, il fait moins le job lorsque nous subissons un confinement forcé. A moins de vouloir s’isoler d’une famille devenue envahissante et ingérable !
Pour la petite histoire, ce livre a explosé les ventes il y a un an grâce au blog d’une instagrameuse : une sacrée histoire à lire ici.

Le mur invisible de Marlen Haushofer aux éditions Babel Actes Sud. 350 p.

Texte © dominique cozette

Les services compétents

Iegor Gran a écrit Les services compétents à la mémoire de ses parents, dissidents soviétiques, André Siniavski et Maria Rozanova. Ecrivain, le père a produit un texte paru en France, dans la revue Esprit, décrivant les principes du « réalisme socialiste », qu’il signe évidemment d’un pseudo. Le KGB s’affole, on est en 1959 et le jeune policier Ivanov, avec d’autres gardiens du régime, va se mettre en quête de retrouver ce traite. Le pays commence à s’ouvrir ce qui énerve prodigieusement les apparatchiks qui en sont à interdire le Docteur Jivago de Pasternak qui se deale sous le manteau. Le jazz les indispose, les blue-jeans itou, bref, il faut absolument redonner de la rigueur au régime. L’enquête va durer des années malgré la parution d’autres livres de cet auteur mystère (l’enquête à Paris ne donne rien) et leur parution à l’international. Mais ils vont y arriver.
C’est comme ça que le livre débute : le KGB vient perquisitionner chez eux, André n’est pas là mais Maria se fout ouvertement de la gueule des mecs, leur collant le bébé (Iegor lui-même qui a alors neuf mois) dans les bras et leur faisant des remarques moqueuses sur leurs cheveux, leur posant des questions farfelues.
Iegor savait, depuis la parution de ce premier texte qu’un jour il serait arrêté. Et envoyé dans les camps. On devine même qu’il l’espérait. Ça l’amuse beaucoup durant cette enquête de plusieurs années, de mener ses poursuivants en bourrique. Il est très aimé par les dissidents et les intellos occidentaux de gauche, son incarcération fera d’ailleurs beaucoup de bruit, tellement de bruit qu’Ivanov, monté en grade, sera dépêché après de Maria pour qu’elle convainc son mari de se laisser libérer pour bonne conduite. Ce qu’il refusera car il ne s’est jamais autant amusé de sa vie. Ces années d’emprisonnement ne sont hélas pas dans le livre.
Dans le livre, on est du côté des « services compétents », des brimades qu’il font endurer au peuple, des curiosité du régime et de leurs propres faiblesses. On y apprend des choses amusantes, comment Maurice Thorez était adulé là-bas, il y passait d’ailleurs toutes ses vacances, et à sa mort, une ville a été débaptisée pour s’appeler Thorez.
Le début est peu compliqué quand on ne sait pas trop pourquoi on parle de tous ces Soviétiques et non pas de la famille d’Iegor Gran, mais une fois qu’on sait que c’est le point de vue choisi par l’auteur, ça roule. C’est même extrêmement truculent !

Les services compétents  par Iegor Gran, 2019 aux éditions P.O.L. 302 pages, 19 €.

Texte © dominique cozette

L'impressionnant Gainsbook

LE GAINSBOOK, en studio avec Serge Gainsbourg est un livre impossible à résumer. Pourquoi ? Parce qu’il est au contraire une dissection minutieuse de tous les  éléments constitutifs de l’art de Gainsbourg, de ce qui a forgé son inspiration, de ce qui a nourri ses musiques, ses chansons, ses pensées, son art de placer les voix, de situer chaque instrument dans un morceau, de coller des milliers d’éléments entre eux pour en faire une petite œuvre.
Pendant deux décennies, quatre passionnés de musique et de Gainsbourg, Sébastien Merlet, Christophe Geudin, Jérémie Szpirglas et Andy Votel ont enquêté sur ce dont aucun des presque 200 livres sortis après la mort en 91 n’a su parler : que se passe-t-il derrière la porte des studios ? Ils ont voulu tout savoir sur la naissance des chansons de Serge, comment elles ont été créées, quand, pour qui, sous quelles influences et comment elles ont été fabriquées, dans quels studios, quel pays, avec quels arrangeurs, orchestrateurs, musiciens, producteurs, combien de pistes, etc… tout tout tout. Tout le livre est traversé par les époques musicales, les découvertes, les influences, les changements de mode, les interprètes, les réals pour les BO etc.
Pour ce faire, les auteurs sont allés  farfouiller dans les souvenirs des participants aux œuvres, ceux qui étaient encore vivants. Ils ont retrouvé tous les bulletins de dépôt de Sacem, les bandes originales avec les fiches techniques, les émissions TV et filmages divers. Un boulot de titan relaté ici chronologiquement. Ils mettent l’accent sur le fait que Gainsbourg accumulait toutes les notes gribouillées de ses textes et s’en resservait des années après en les sortant de leur contexte temporel ou musical.
On réalise aussi le travail gigantesque réalisé par un compositeur hors pair, Alain Gorager, sur quelques lignes mélodiques de Gainsbourg, sans d’ailleurs que celui-ci ne le crédite sur ses galettes. Plus tard, il s’adjoindra le talent majuscule de Michel Colombier puis de Vannier. Lorsqu’il trouve un partenaire idéal, lorsqu’il passe de super moments dans des studios, il y reste fidèle. Jusqu’à ce qu’il décide de faire peau neuve, d’étonner, de provoquer.

Tout est finement analysé, la couleur des enregistrement, le son, l’ambiance comme seuls savent le faire les connaisseurs passionnés. On peut mieux comprendre les chansons, notamment des premières années, en découvrant que pour certaines, il y avait quatre pianos ensemble (exceptionnel), ou juste une guitare (super Elek Baksik) avec une basse etc…
On y apprend comment le Poinçonneur des Lilas est devenu l’hymne des scouts de l’armée israëlienne.
On découvre comment et par quelle grâce il a pu écrire Anna, la comédie musicale avec  Anna Karina, Brialy et lui, les nuits blanches  pour écrire, parallèlement, pour une myriade d’interprètes tout en apprenant à chanter à Brialy. (Il continuera à accumuler les commandes jusqu’au bout sans jamais faire défaut aux artistes).
Il n’improvisait rien comme on a pu le penser, il avait en tête l’exacte coloration qu’il voulait, apportant parfois en studio des piles de disques avec des petits passages qu’il montrait aux arrangeurs. Puis plus tard, des mini-cassettes où il enregistrait de nombreuses bribes de musiques à orchestrer.
Mais pour notre plus grand plaisir, y figurent des anecdotes tendres, drôles, bizarres. Un jour, Colombier a engagé Arpino pour ses talents de siffleur. Gainsbourg et lui commencent à siffler face à face et là, Arpino explose de rire parce que Serge, lorsqu’il siffle, a les oreilles qui s’écartent. Ils ont tellement ri que la séance n’a pas pu se faire, malgré un panneau installé en secours entre eux deux.

Labro lui apporte les textes qu’il a écrits pour Birkin. Affalé et fumant clope sur clope dans son canapé rue de Verneuil, Serge lit les textes. Puis d’un seul coup, il se lève, va au piano et là, en une après-midi, il compose les mélodies de ses six textes. « Je suis scié » dit Labro.
La veille de l’enregistrement de « Aux Armes et Cætera », à Kingston, Gainsbourg n’a pas les paroles. Comme d’habitude finalement. Il dépose des feuilles blanches partout dans sa chambre, sur son lit, sous l’œil plus qu’inquiet de Lerichomme, son producteur. Celui-ci vient le réveiller le lendemain matin. Gainsbourg ne dormait pas et avait noirci toutes les feuilles. Ils les ont réorganisées ensemble et à 11 heures, ont filé au studio où Serge les a chantées.
On n’en finirait pas, le livre fait 450 pages. Y sont même créditées les pubs qu’il a concoctées, souvent réalisées lui-même, comme celle pour Pentel de l’agence Lintas où j’étais, mais pas à cette époque. Créditées également les one shots comme les émissions de télé, les duos éphémères, etc. Ses films aussi et les projets qui n’ont pas pu aboutir pour une raison ou une autre.
Les états d’âme évidemment de Serge y sont relatés, les pleurs qu’il versait dans de grands moments d’émotion (quand il s’est planqué pour écouter Rostropovitch qui était en résidence avec lui mais qu’il n’a jamais osé aborder), quand il a vu sa petite Charlotte chanter avec application. Et tous les moments de sentimentalité avec Jane, même après leur séparation.

Puis on le voit se détruire par l’alcool et cependant rester toujours parfaitement lucide lorsqu’il était en studio pour lui ou quelqu’un d’autre.
Le livre est énorme, taille des 30 cm, bourré de photos, celles de chaque pochette de disque en granduer nature, de documents, de morceaux de partitions, de manuscrits et chaque chapitre se clôt par les fiches techniques des enregistrements avec date, studio, et toutes les personnes impliquées. Ne parlons pas des centaines de notes pour éclaircir encore le sujet !
Passionnant, émouvant, impressionnant. LE livre sur Gainsbourg, en fait. La référence.

On peut écouter ici une interview de deux auteurs du livre qui expliquent bien mieux que cet article la teneur de leur analyse.
Jacqueline, la sœur ainée de Serge, se montra impressionnée lors de la sortie du livre par la somme de choses encore à découvrir sur son frère.

LE GAINSBOOK, en studio avec Serge Gainsbourg par Sébastien Merlet, Christophe Geudin, Jérémie Szpirglas et Andy Votel. 2019 aux éditions Seguers. 450 pages. 42 euros.

Texte © dominique cozette

L'amour maternel ?

Après le faux dutronesque Play Boy, voici le trompeur elvissien Love me tender où Constance se radicalise. Rien ne va plus. Son ex a carrément réussi à lui faire perdre la garde alternée de son fils mais elle se bat pour en récupérer une partie. C’est une cause désespérante, le père a monté le fils contre elle, il prétend devant les juges que sa mère est folle etc. Alors elle vire tout ce qui lui restait de sa vie où le partage était encore possible, où il avait sa chambre, ses affaires. Elle liquide tout, elle donne, pose sur le trottoir, elle ne va plus au Palais, abandonne le barreau, vit de rien : une piaule de 9m2 avec juste un lit, une planche sur tréteaux et un pola de son fils endormi. Deux jeans, deux tee-shirts, un sweat plus son cuir qu’elle porte non-stop. Tous les matins à sept heures, elle nage pour ne pas sombrer. Elle fuit les sorties d’écoles, les jardins, elle ne veut plus voir les enfants car ils sont des bombes à fragmentation comme s’ils allaient m’exploser à la gueule, cribler mon corps de petits morceaux de métal coupant.
Sinon, elle écrit et elle baise les filles. Elle est très grande, mince, bien gaulée, très repérable lesbienne avec sa coupe courte et ses tatouages, c’est un jeu de pécho n’importe où. L’amour ne l’intéresse plus, elle ne s’attache pas, déteste qu’on s’attache, quitte vite sans drame.
Un jour, elle obtient de revoir enfin son fils après des mois, une heure par quinzaine dans un lieu social sous l’œil de deux personnes. Il a des élans de tendresse, il aime sa mère, elle aime son fils. Le père, le plus souvent, annule ces rencarts, ainsi que, plus tard, les deux ou trois pauvres week-ends qu’elle a réussi à tirer. Elle revoit son fils qui de nouveau prend le parti du père, ne veut plus la voir. C’est désespérant. Lui-même a maintenant dix ans, elle a n’a que le recours de la justice qui se révèle impuissante. Alors elle prend l’impitoyable décision, puisque son fils ne donne plus signe, de l’oublier, carrément. De tirer un trait.
On voit la personne qui écrit ce récit serrer les dents. Un moment, elle a même viré la petite piaule pour squatter chez les uns ou les autres, pas d’attaches, liberté totale. Puis un peu d’argent est rentré par le livre d’avant, elle reprend un petit lieu. Elle tombe même amoureuse mais ça ne dure que quelques mois. On lui en demande trop, elle n’a rien à donner…
Toujours aussi sec, plus cru, sans complaisance et sans fioritures. Quelle drôle d’existence ! Mais l’écriture, ah, l’écriture !

Love me tender de Constance Debré, 2020 aux éditions Flammarion.

Texte © dominique cozette

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