Quel foutoir, sa vie !

C’est ce que signifie Ma vie balagan, mot hébreu ou yiddisch ou encore issu du russe. C’est feue la délicieuse petite bonne femme qu’était Marceline Loridan-Ivens qui évoque des épisodes marquants de sa vie faite de très hauts et de très bas.
Juive, elle fut déportée à l’âge de 15 ans à Auschwitz-Birkenau, perdit son père adoré et beaucoup d’autres membres de sa famille comme elle déportés, mais l’optimiste toujours la mena par le bout du nez. Au détour de diverses anecdotes qui remontent à sa mémoire, elle livre les atrocités des camps dont elle fut victime et témoin et ses façons quelques peu originale d’échapper à ces horreurs en racontant toutes sortes d’histoires, en aidant les plus faibles, en s’intéressant aux autres. Et confirme que c’était irracontable, c’est pourquoi, lors de leur retour, les rescapés cessèrent d’en parler : personne ne voulait les croire.
Mais Marceline ne se laisse pas aller à la nostalgie. Elle lit, elle se met au travail et, chemin faisant, découvre la formidable liberté des jeunes à Saint-Germain-des-Près. Elle se mêle à eux, se nourrit de leur culture, de leurs connaissances et de leur entrain. Elle y vit beaucoup la nuit, elle adore le jazz et danser le bop. Et un jour, elle rencontre celui qui deviendra son premier mari dont elle a gardé le nom : Loridan, mais plus tard, elle refusera de le suivre sur ses chantiers dans les pays étrangers. Pas question de quitter la folle ambiance rive gauche.
Elle s’engage en politique, s’intéresse de très près à la guerre d’Algérie, transporte des valises pour le FLN, découvre Brecht et Jean Vilar. Par le manque d’études, elle se rend compte qu’elle est sous influence des intellectuels, principalement des hommes mais  son culot, son humour et sa détermination en font une femme forte. Elle sera dans la lutte pour l’avortement et son nom fera partie des 343 salopes.
Elle rencontre des gens de cinéma qui vont la faire avancer. Notamment Jean Rouch, grâce à qui elle va faire la connaissance d’un cinéaste important, de trente ans son aîné : Joris Ivens. Un amour puissant qui va lui faire parcourir le monde, la Chine surtout, et dédier sa vie au cinéma, celui de son homme et aussi le sien.
Elle nous raconte son amitié avec Simone Veil qui vivait aussi dans le même camp, leurs retrouvailles, leur entente mais aussi leurs différences.
Elle parle d’événements essentiels et traumatisants que le cerveau masque pendant des années et qui reviennent un jour tout bouleverser, comme son emploi au camp qui était de creuser des trous pour enfouir les morts. Elle dit aussi avoir un regret inconsolable : son père, prisonnier dans un autre camp, lui avait fait parvenir une lettre qu’elle a lue et relue puis planquée mais qui a été perdue dans ses pérégrinations. Dès lors, elle n’a plus pu se souvenir de ce qu’il lui avait écrit, et c’était le dernier contact qu’il a eu avec elle. (Elle lui a consacré un livre formidable.
Ce livre, écrit lorsqu’elle avait soixante-dix-huit ans, avec l’aide d’Elizabeth D. Inandiak, fourmille d’histoires, de moments, de réminiscences parfois très drôles, à son image, joyeusement bordélique. Un grand moment d’humanité par un petit bout de femme à l’énergie contagieuse. Elle s’est éteinte en 2018, à quatre-vingt-dix ans.
(Voir aussi son magnifique livre où elle évoque l’amour après, sous-entendu les camps)

Ma vie balagan par Marceline Loridan-Ivens, 2008. Editions Arion Robert Laffont (poche). 266 pages, 9 €.

Texte © dominique cozette

Encore un autre monde de Mayliss

Lire Un Monde à portée de main de Mayliss de Kerangal, c’est flotter sur un océan de poésie. Sa littérature est indicible de joliesse d’autant qu’ici elle nous inroduit dans le monde merveilleux de la matière brute que nous ne savons pas, ou peu, regarder, à savoir, le marbre, le bois, les pierres et bien d’autres qui font notre environnement naturel lors de nos sorties. Pourquoi ces descriptions ? Parce qu’elle nous embarque dans l’univers des copistes, des faussaires de la réalités, des peintres ou artisans qui créent trompe-l’œil, décors, reproductions de grottes… Elle nous y plonge littéralement et on sent la somme de temps passé auprès des étudiant.es moulu.es par les journées d’apprentissage et de pratique sans fin, sans pause, sans pitié dans cette grande école bruxelloise. On y fait connaissance avec les instruments utilisés, les techniques appliquées, les différentes familles de marbres ou autres matériaux plus ou moins nobles, on y découvre surtout un vocabulaire étrange, fleuri, boisé, parfumé ou très sec, rude et sauvage. Une merveille.
J’apprécie énormément cette plongée rare mais suis consciente que ça puisse en déconcerter certains, peut-être il faut aimer l’art dans toute sa nuance pour s’en délecter.
Les protagonistes de cette histoire sont principalement Paula, une jeune dilettante qui trouve subitement sa voie ici, par hasard presque, malgré le harcèlement que la discipline lui fait subir : fatigue musculaire, manque de sommeil, douleurs corporelles, insatisfaction permanente, isolement. Elle a presque tout coupé avec ses potes de bar et ses parents restés à Paris. Son coloc, un personnage celui-ci, n’est pas forcément le type idéal sauf qu’il n’est pas question de perdre du temps en coucheries. Mais peu à peu, ils se découvrent, s’apprécient, et forment un trio-cocon avec une autre étudiante.
Puis, séparation irrémédiable à la fin du cycle, chacun pour soi dans le vaste monde de la copie. Il va être question de recherche de contrats, de boulots à l’étranger, notamment à Cinecitta qui n’est plus la capitale du cinéma italien mais un agglomérat de studios de téléréalité et de séries B. N’empêche que son immersion dans cette cité où vivent les fantômes felliniens nous apprendra encore beaucoup de choses sur cet art décadent.
Puis ce sera un immense chantier pour créer la réplique parfaite, grandeur nature, de Lascaux, un travail de titan, de dingue qui nous en apprendra bien long sur les procédés et les artistes de la préhistoire.
Ce drôle de roman reste, pour moi, un documentaire pointu, extraordinaire sur le travail riche et pointilleux des « faussaires » qui, tout en nous montrant l’envers (l’enfer) du décor, nous entraînent dans une vaste réflexion sur le temps. Epoustouflant. Mais quelque peu ardu pour qui n’apprécie pas les  descriptions précises.
NB : Mayliss de Kerangal a écrit, entre autres très bons livres, Naissance d’un pont et Réparer les vivants, sur les greffes d’organes.

Un Monde à portée de main de Mayliss de Kerangal, 2018 aux éditions Verticales. 286 pages, 20 €

Texte © dominique cozette

Tout Edmonde


Avant d’attaquer Edmonde, l’Envolée sorti cette année, j’ai fait connaissance avec Edmonde Charles-Roux, cette grande bourgeoise libre et brillante dans le premier livre que Dominique de Saint Pern lui a consacré. Ainsi, je ne perdrai pas une miette de la vie extravagante et originale de cette fille d’ambassadeur ayant vécu dans de nombreux pays, parlant plusieurs langues, charmante même si moins belle que sa sœur Cyprienne, paraît-il.
On commence en 1938 à Rome. De bal en bal, de réception en réception, elle se lie avec tout le gratin de l’aristocratie et elle rencontre celui qui va devenir l’homme de sa vie, grand, beau, courageux, érudit… mais non, cela ne se fera pas : il partira à la guerre et sera vite tué. Le père d’Edmonde, lié aux puissances italiennes elles mêmes amies avec un certain Hitler, va couper les liens avec ces fâcheux et ramenera sa filles à Marseille, un des lieux où vivait sa grand-mère. Tandis que sa sœur reste proche des chemises noires, par amour ou aveuglement.
Les (més)aventures de la famille seront détaillées dans ce premier tome, les passe-droits mais aussi la droiture, les compromissions de certains, les morts par exécution. Edmonde ne peut rester passive aussi s’engage-t-elle comme infirmière sur les champs de bataille. Elle résiste plutôt bien aux horreurs auxquelles elle est confrontée, la pourriture de la guerre, et se voit décorée. Lorsqu’elle revient, ou entre deux missions, elle va se distraire à Paris où elle charme un autre soupirant sérieux, alors que le maréchal Delattre a besoin d’elle. Elle ira aussi skier et s’amuser à Megève pour oublier la guerre.
Le livre s’arrête à la fin de la guerre. Edmonde est sur le rebord de sa vie, ne sachant pas vraiment ce qu’elle va en faire. En attendant, on aura eu droit à toutes les histoires de l’Histoire et aux anecdotes mondaines de cette époque bouillonnante, créative, intellectuelle.

NB : la façon de raconter vaut autant que les faits, c’est écrit d’une manière tellement vivante et anecdotique que chaque paragraphe est un vrai régal. Idem, sinon encore plus, pour le deuxième tome.

Edmonde, l’Envolée toujours par Dominique de Saint Pern, nous livre la suite et fin de l’incroyable existence d’Edmonde Charles-Roux, femme libre, curieuse, aventureuse, audacieuse, que rien n’arrête. Et chanceuse aussi. Car à la fin de la guerre, au lieu de profiter de la chance d’être nantie, de se trouver un beau parti et de faire des gosses dans le confort d’une vie bourgeoise, elle veut se rendre utile, travailler, se servir de son cerveau. Et tape dans l »œil des Lazareff lors d’une soirée — elle va dans TOUTES les soirées où il faut être — et ils l’engagent dans leur tout nouveau magazine ELLE, à la rubrique chiens écrasés. Mais sa personnalité lui fait grimper les échelons, elle s’allie à l’encore anonyme Robert Doisneau pour concocter ses articles, lancer des modes, rendre sexy et désirable ce jeune magazine.
Mais voilà-t-il pas que Condé-Nast la remarque et lui offre un super poste chez Vogue dont elle deviendra vite la directrice. Vie encore plus ultra-mondaine si c’est possible, bonjour ! Si vous aimez les gossips, vous allez être servi.es ! Entre les people et artistes de tous bords qu’elle fréquente, qu’elle fait découvrir, avec qui elle fonde une amitié éternelle, elle nous donne le tournis. Et ses amants ! Si chancun sait qu’elle se donne à qui lui plaît comme le chante BB, on ne les connaît pas tous, alors en voici quelques-uns avec qui elle s’affiche sans complexe : Orson Welles, le peintre André Derain, François-Régis Bastide, Maurice Druon, le Général Oufkir.
Et puis, comme si elle n’avait pas assez à faire dans sa vie foisonnante,  elle écrit. Elle a énormément d’amis dans l’édition, n’empêche qu’elle possède une belle plume et qu’elle reçoit le Goncourt pour Oublier Palerme. (Je ne l’ai pas lu).
Sa vie ne se résume pas en ces quelques modestes lignes : ses aventures professionnelles, familiales, sociales sont passionnantes et ne seront pas freinées quand elle partagera un amour incandescent et total avec Gaston Defferre. Il va lui ouvrir les plus grandes portes de la politique. Elle n’arrête pas pour autant de vivre de façon trépidante, d’écrire, de se placer, d’ourdir, de manigancer mais en tout bien tout honneur, pense-t-elle. Et nous suivons son parcours haletant qui ne sera stoppé que par sa mort. Comme on dit : une vie bien remplie. Deux livres qu’on ne lâche pas !

Edmonde par Dominique de Saint Pern, 2019 au Livre de Poche, 334 pages, 7,70 €.
Edmonde, l’envolée par Dominique de Saint Pern, 2022 aux Editions Stock, 430 pages, 22 €.

Texte © dominique cozette

La terroriste de Deauville

Vanessa Schneider, grand reporter au Monde, retrace une partie de la vie de Joëlle Aubron, activiste, terroriste et meurtrière durant les années 80, dans le giron du groupuscule d’extrême-gauche Action Directe dont le projet général était de mettre à bas le capitalisme. Si elle a intitulé son livre La Fille de Deauville c’est parce que Joëlle Aubron avait reçu la mission d’y entrer en contact avec le célèbre terroriste Carlos. Issue d’un milieu bourgeois, contrairement à ses collègues Rouillan et Ménigon, elle présentait bien et pouvait passer inaperçue quand les circonstances l’exigeaient.
Joëlle est donc une jeune fille bien mais, après échecs au bac, dépitée, elle plaque ses parents pour vivre dans des squatts, les plus pourris de Paris ou d’ailleurs. C’est là que commence sa grande aventure, en se liant avec des activistes confirmés qui vont la former au combat puis au maniement des armes. De hold-up en actions diverses en passant par la calamiteuse distribution de tracts qui valident leurs idées, leur vie est une fuite permanente pour échapper à la traque. Ils ont un lieu de repli, une vieille ferme en pleine campagne, tellement isolée qu’il est difficile voir impossible pour la police d’y accéder discrètement.
N’empêche que, arrêtée une première fois pour détention d’armes, Joëlle se retrouve en prison où elle serre les dents. Elle est une guerrière oui ou non ? Puis lorsqu’elle ressort, Action Directe se radicalise. On passe aux choses sérieuses, on tue des militaires de haut rang, on assassine des capitaines d’industrie.
La traque, c’est un policier qui la mène depuis des années. Ce groupuscule le met en rage et il est obsédé par cette fille, gracieuse, qu’il ne comprend pas. Il sacrifie sa vie entière, ses loisirs, ses amours, ne la lâche pas même si parfois sa hiérarchie s’intéresse moins à eux. Non, lui, il ira jusqu’au bout. Ce flic est un héros fictif mais tout le reste est vrai, bien que romancé. Les crises, les relations entre les membres, leur état d’esprit est soigneusement documenté et le résultat est autant un livre de suspense qu’un roman vaguement sentimental. Il se termine lorsque les participants d’Action Directe, ils sont très peu, sont arrachés de leur ferme. Joëlle sera condamnée à la perpétuité mais, atteinte d’un cancer à la tête, sera libérée dix ans plus tard avant de s’éteindre. Elle n’aura pas beaucoup parlé.

La Fille de Deauville de Vanessa Schneider 2022 aux Editions Grasset. 268 pages, 20 €.

Texte © dominique cozette

Si, les femmes ont des histoires, la preuve

Les femmes n’ont pas d’histoire, le premier roman d’Amy Jo Burns, n’est pas la traduction du titre américain qui est Shiner, référence à Moonshine, un whisky de contrebande, fabriqué dans les montagnes sauvages des Appalaches, où vit Wren, une jeune fille de quinze ans, avec sa mère et son père et non loin, mais pas trop près non plus,  la famille d’Ivy, meilleure amie de sa mère, qui a quatre fils et un mari imbibé. Qui fabrique le whisky.
C’est un récit âpre dans ce désert luxuriant propice à aucune incursion. Le smartphone comme l’ordinateur n’y ont pas droit de cité. Il faut aller à la ville, une bourgade, pour voir du monde et des choses. Mais pas grand chose.
Le père de Wren est un taiseux dont l’aura vient du fait qu’il est porteur de serpents, un don important pour un prêcheur, qui tend à disparaître. Il garde ses reptiles dans une cabane interdite. Ce sont de dangereux spécimens dont la morsure entraîne la mort.
Les deux mères, Ruby et Ivy sont inséparables depuis leurs années scolaires. Ivy est venue à contrecoeur s’installer ici avec celui qu’elle a épousé vite fait pour continuer à fréquenter Ruby qui a été mariée aussi très jeune, au prêcheur, homme séduisant mais très malsain.
Ce roman est en trois partie : le temps présent, riche en événements, blessures, mystères de toutes sortes, découverte de la sensualité pour la jeune fille. Quand on vit dans un monde clos, vaste et sauvage, beaucoup d’aventures vous attendent au coin du bois. Et pas que des bonnes.
La deuxième partie est un flash-back où l’on vit avec Ivy et Ruby adolescentes, leurs petits secrets, leurs mésaventures amoureuses ou sexuelles parfois très graves qui vont forger le destin que l’on connaît déjà.
La troisième partie est la confession d’une morte, une des deux mères disparues tragiquement, en fait toutes les questions que se pose Wren sur son histoire, ce qu’il s’est passé, la vie de ses parents. Elle y aura la révélation importante d’un ami des mères qui éclairera quelque peu les secrets qui empoisonnent sa vie. Une chose particulièrement : lorsque sa mère est morte, elle avait commencé une lettre à sa fille « Wren, je voulais te dire » mais n’a pas pu la continuer. Wren trouvera alors la « confession » d’Ivy, piste ténue de la résolution complète d’une existence border line.
Très très beau roman, touffu comme la forêt, accidenté et, pour nous, urbains inconscients, riche de toutes sortes de descriptions ou de faits propres à ces contrées inhabitées, dans la grande tradition de certains romans américains.

Les femmes n’ont pas d’histoire par Amy Jo Burns, 2020. Traduit par Héloïse Esquié. Aujourd’hui en poche chez 10/18. 310 pages, 8,20 €

Texte © dominique cozette

Quand Fabrice Caro a piscine

Fabrice Caro et Fab Caro (Zaï zaï zaï zaï) c’est la même personne. Une personne déjantée d’un côté pour la BD et de l’autre pour la littérature. Fabrice, donc, signe ici son quatrième roman, Samouraï, sans se départir de sa singularité, la digression. Il ne peut pas s’empêcher d’aller chercher dans le fatras de sa tête le pourquoi du comment, se poser mille questions sans réponses, surtout lorsque qu’il baigne dans l’absurdité de sa vie. Et de la nôtre.
Il pensait être casé avec Lisa, la femme de ses rêves lorsque bam, elle le quitte en lui disant « tu ne pourrais pas écrire un roman sérieux pour une fois ? » et se met à roucouler avec un bellâtre aux tempes grises et au cerveau nickel. Pensez, il vient de publier « L’énonciation lyrique dans la poésie amoureuse de Ronsard et Baïf : étude stylistique comparative. »* Alors pour lui faire regretter cet affront, il va lui montrer qu’il est parfaitement capable d’écrire un super roman d’une profondeur insensée, voilà. Il tient un sujet et comble de la chance, ses voisins qui partent en vacances lui confient leur piscine à surveiller. Ce sera sa retraite d’écriture, cet endroit calme et serein.
Mais ses meilleurs amis (un couple qui a eu la chance d’avoir des jumeaux après avoir pensé que ça leur serait impossible mais la malchance que l’un des deux jumeaux cherche à tuer l’autre depuis sa naissance) ne veulent pas qu’il s’enferme dans la tristesse et la solitude, alors ils n’arrêtent pas d’organiser des dîners-surprises avec d’aimables jeunes femmes. En même temps qu’il est contacté par la mère de Marc, son inséparable copain de jeunesse suicidé d’une balle dans la bouche, qui fait un transfert sur lui et ne cesse de l’inviter alors que ça fait vingt ans qu’ils ne se voyaient plus. Et puis il y a aussi cette bestiole qui marche sur l’eau de la piscine, une notonecte, et puis sa mère, assez prenante aussi.
Comme on peut l’imaginer, tout ça ne va pas bien se passer. Déjà, l’eau de la piscine perd de sa transparence… Mais je n’en dévoile pas plus car ma copine  Chloé trouve que j’en dis trop. De toute façon, c’est du Fab ou Fabrice Caro, c’est super drôle, ironique, décalé, inattendu, désopilant, moi ça m’a éclatée et même fait réfléchir, oui oui. Alors ne vous privez pas de ce petit bonheur ciselé aux petits oignons.

Samouraï de Fabrice Caro, 2022 aux éditions Cygne Gallimard. 220 pages, 18€.

*Note de moi-même pour vous éviter de chercher : Jean-Antoine de Baïf, né à Venise le 19 février 1532 et mort à Paris le 19 septembre 1589 est un poète français. Ami de Pierre de Ronsard et membre de la Pléiade, il se distingue comme le principal artisan de l’introduction en France d’une versification quantitative mesurée, calquée sur la poésie de l’Antiquité gréco-latine. (Wikipedia). (Avant de googler, je pensais que ce poète était une pure invention).

Texte © dominique cozette

Wonder landes ou l'embrouillamini

Non, ce Wonderland-ci n’est pas le pays des merveilles même si un lapin géant y habite, mais un repaire de trucs très bizarres qui se passent dans les Landes. Wonder Landes est un journal de bord que tient Alexandre Labruffe pour mettre au clair la disparition de son frère. Ils ont la quarantaine, Alexandre Labruffe est le cadet et son frère s’appelle PH, alias Pierre-Henri, nom de son grand-père explosé sur un obus, alias des tas de pseudos qu’il utilise à tout bout de champs. PH est flou (c’est de famille, a dit leur mère avant de mourir), peu structuré, fragile, brouillon, instable, cinglé, zarbi, improbable etc. Le préféré des parents depuis toujours. Leur mère était genre hippy, leur père est lui aussi très bizarre, sorte de gourou psy qui laisse des ardoises partout mais n’explique rien quand Alexandre lui demande quelques détails sur son frère.
Car PH a disparu depuis quelques jours. Il a piqué les papiers d’Alexandre et a laissé son sac chez lui avec de drôles de choses dedans, un amas d’objets et de papiers sans queue ni tête. Alors Alexandre va commencer son enquête pour le retrouver mais vite, on lui apprendra qu’il a été arrêté et emprisonné pour des faits très graves.
Dans cette histoire pleine de nœuds, on rencontre les amis louches de PH, Diego le gitan, Loulou Escobar, des montagnes de Kinder Bueno, des tractopelles volées, des voitures de luxe éclatées dès que conduites, des soirées très alcoolisées, des secrets de famille et des délires douteux. La femme de l’auteur, Kim, est coréenne et ne manque pas de bons sens lorsqu’il s’agit de dénouer un mystère. Plus jeune, Alexandre, fatigué de cette famille insupportable, avait fui la France pour vivre en Asie quelques temps. Le couple vit à Paris mais le père, qui prend très mal l’incarcération de son fils adoré (le père est psy, au fait), somatise très gravement, ce qui oblige Alexandre à revenir dans ce le trou landais où il a quelques amis fidèles. C’est une immense maison avec un immense terrain. Le père ne jette rien, tout est rempli à ras-bord, rien n’est fait dans les règles, rien ne permet de tirer des conclusions sur le fait que PH a été outrageusement gâté, et pourquoi il a déraillé lorsqu’ils ont quitté leur première habitat pleine d’animaux, en pleine forêt, à quatorze ans.
C’est un curieux ouvrage avec des parties rédigées en prose classique, d’autre en  vers libres, d’autres encore sous forme de SMS qui ponctuent les rapports entre les uns et les autres.
C’est néanmoins un livre prenant, parfois poétique, parfois surprenant, souvent frustrant par le fait de ne pas en savoir plus. Alexandre Labruffe considère-t-il l’écriture de ce récit comme une catharsis ? Peur-être, parce qu’il s’y implique fortement et révèle des secrets de famille qu’on pourrait considérer comme très gênants. La dernière partie, quand le frère est libéré, nous dévoile encore une folie de ce frère sur laquelle ont aimerait s’attarder longuement. Et connaître la suite.

Wonder Landes d’Alexandre Labruffe, 2021 aux éditions Verticales. 286 pages, 19 €.

Texte © dominique cozette

Vol au-dessus d'un livre

Je tournais et retournais devant Vol au-dessus d’un nid de coucou, le livre, qui me tendait les bras depuis différentes tables de différentes librairies. A l’occasion du centenaire de la naissance de Jack Kerouac, probablement. Pourquoi ne l’achetai-je point ? Parce que je connaissais tellement le film joué divinement et magistralement par Jack Nicholson que je craignais de ne rien découvrir de plus. Pourquoi en avais-je envie, alors ? Parce que Ken Kesey est un monstre de la littérature de l’époque beat, un monstre aussi de rigolade et de vivacité, un bouffeur de vie, un excessif total avec ce bus qu’il a créé pour prôner l’usage du LSD, soutenu par tout une bande de cinglés dont Cassady, je ne vais pas tout vous redire, c’est dans mon blog, vous tapez Ken Kesey et il y a tout ce qui le concerne. Notamment, son pavé J’ai quelquefois comme une grande idée (voir mon article)
Finalement, j’ai craqué, c’est un Poche, ça ne va pas me ruiner.
Alors oui, le film de Milos Forman est tellement bien adapté qu’il n’y a pas vraiment de surprise à lire le livre. Sauf que. Sauf que déjà c’est de la super bonne littérature, bien moins déjantée que l’autre livre. Là, ce sont les personnages qui le sont, dans cet asile rigide régi par une infirmière impitoyable, ex de l’armée, d’où son autoritarisme sans faille qui fait régner la terreur sur tous, même les médecins qui n’osent pas s’opposer à ses décisions.
On y retrouve McMurphy, celui joué par Nicholson, sauf que j’ai eu du mal à l’ajuster car ici il est roux/rouge, velu, bouclé. Il réussit à se fait admettre dans cet établissement pour échapper à la prison et aux travaux agricoles, se faisant passer pour inadapté. L’indien immense qui fait semblant d’être sourd-muet pour avoir la paix. Et l’infirmière, moins sexy que dans le film, la cinquantaine rigide aux énormes seins. Et tout le petit monde des fous et des soignants dans cet univers oppressif où les punitions vont de l’électro-choc à la lobotomie pour les plus rétifs.
Malgré tout, j’ai poursuivi la lecture jusqu’au bout car il y a beaucoup plus de détails et d’informations que dans le film sur les soins, les traitements, le règlement, les brimades. Et puis je voulais revoir comment le héros s’y prend pour tenter de redonner confiance et dignité aux prisonniers, revivre ses bras de fer avec la matonne, l’épisode complètement foutraque de la pêche au saumon et tout ça m’a bien tenue. Et je voulais savoir si c’était la même fin.
Roman super intéressant sur la façon dont étaient traités (et hélas, le sont encore) les malades mentaux dans les années 60. Petit plus : plein de croquis de personnages par l’auteur au fil des pages.

Vol au-dessus d’un nid de coucou de Ken Kesey. (One flew over the cuckoo’s nest, 1962.) Traduit par Michel Deutsch et révisé par Virginie Buhl. Edité au Livre de Poche. 476 pages. 8,40 €

Texte © dominique cozette

Trois petits livres pour le train

Oui, ils sont courts, pas chers et assez vite lus, mais suffisamment distrayants pour que je vous en parle un chouïa.

 

1/ Bartleby, le scribe de Herman Melville.
Vous avez tous entendu parler de cette expression en anglais : « I would prefer not to » qui est la réponse préférée du scribe du titre, en fait un simple copiste engagé par un notaire qui a pitié de ce pauvre type se présentant à lui pour gagner sa croûte (il ne mange que des biscuits). Il lui aménage un coin derrière un paravent et le met au boulot. Oui, il veut bien copier, mais pour tout autre tâche quelle qu’elle soit, Bartleby répond sans violence ni ironie : I would prefer not to. Même poser le doigt sur une ficelle pour aider à fermer un envoi : I would prefer not to. Total, il ne fait rien, au grand dam des deux autres employés qui se tapent les corvées. Et ce refus de tout pourra très mal se terminer car le personnage est buté et ne cèdera jamais, quoi qu’on lui demande.
A propos de la traduction française, j’ai peu apprécié celle du livre, faite quand même par Pierre Leyris, qui écrit : Je préférerais pas. » Voici un article du Monde sur la question :
« Comment traduire cette étrange et très courtoise négation ? Comment rendre en français ce caractère tranchant et cette suspension qui semble contenir une lointaine et déchirante imploration ? En 1951, Pierre Leyris proposait : « Je préférerais ne pas le faire. » Puis il opta pour « Je préférerais pas. » Michèle Causse de son côté évolua également, de « Je préférerais n’en rien faire » à « J’aimerais mieux pas ». Jean-Yves Lacroix, comme Maurice Blanchot et Gilles Deleuze, adopte la solution qui nous semble la moins mauvaise : « Je préférerais ne pas. »
Pour moi, mais qui suis-je pour m’opposer à Leyris, je préfère cette dernière.
Autre question, j’ai toujours dit Bartlebaille. Or, j’ai entendu des gens bien dire Bartlebi. Qui sait comment dire ? Merci. Au fait cette grande nouvelle date de 1835.
Le très connu Alain Schiffres a, lui, écrit un livre de chroniques très sympas, intitulé Je préfère ne pas (2021, le Dilettante. 126 pages, 9,80 €. Pour lui, user de cette expression non violente constitue une posture qu’il appelle l’évitisme.

Bartleby, le Scribe par Herman Melville, 1835, traduit par Pierre Leyris, suivi de Notes pour une vie de Herman Melville,  Edition Folio. 100 pages, pas cher.

 

2/ Deux novellas comme c’est dit sur la couverture composent le petit livre de Nicolas Mathieu, dont le dernier, Connemara, connaît à juste titre un succès fou. La première histoire, Rose Royal, a pour personnage une femme de cinquante balais, au coeur fêlé, qui va tous les soirs boire un coup, ou plus, à son rade habituel, le Royal, où parfois, sa copine coiffeuse vient pour couper les cheveux. Rose trimballe un petit pistolet dans son sac, des fois que. Ambiance un peu nulle qu’elle égaie vainement  par une recherche sur site de  mecs avec qui passer un moment. L’amour, elle n’y croit plus. Mais, par hasard, devant le bistro, elle  rencontre Luc.
La deuxième histoire conte la Retraite du juge Wagner, un brave vieux monsieur qui prend en pitié un jeune petit con qui, s’il écoute son pote un peu taré, finira en prison. Le môme semble comprendre la leçon mais ce n’est pas toujours facile de renoncer à de l’argent vite gagné quand une petit mignonne fait son apparition.
Rose Royal (2019) et La Retraite du juge Wagner (2015) , 2021 chez Babel Actes Sud. 136 pages, 6,50 €

 

3/ Une histoire que vous connaissez peut-être pour en avoir vu le film : Nous ne vieillirons pas ensemble, livre écrit par Maurice Pialat avant d’en faire un formidable film avec Marlène Jobert et Jean Yanne. Le type dans le livre est moins une brute et la fille est plus forte-tête que ce que j’ai gardé comme souvenir de la Jobert. Donc ici, c’est un couple qui a six ans d’âge et est rattrapé par l’usure d’une routine mal vécue. Pourquoi ? Parce que l’homme, plus vieux que la fille, est par ailleurs marié, il dort dans la même maison que sa femme, qui est bien sûr au courant de son aventure, mais éprouve toujours une sorte d’amitié compassionnelle pour cet homme qui, finalement, est très malheureux. C’est lui,le narrateur et on sent bien son désarroi quand il tente plusieurs choses pour rattraper une maîtresse déterminée à aller voir ailleurs. On le voit avec les parents d’icelle, des gens corrects qui ne lui jettent pas la pierre. Il cherche secours auprès de la mère et même auprès de sa propre épouse qui compatit sans forfanterie.
C’est assez curieux de voir comme il supporte mal le désamour, ce Pialat qu’on voit comme une brute sans coeur, car cette histoire est la sienne, écrite sans chichi comme un journal factuel, brut de décoffrage et très expressif. Intéressant.

Nous ne vieillirons pas ensemble par Maurice Pialat, 2005 puis 2022 pour cette ravissante édition en couleur, chez l’Olivier. 142 pages, 8,90 €

Texte © dominique cozette

Dans la famille beat generation, je demande la toute jeune LuAnne

Dans le livre Sur la route de Jack Kerouac, Marylou (de son vrai nom LuAnne dans l’édition rétablie et plus récente du rouleau voir ici ) est une très jeune fille de seize ans, en fait l’épouse toute fraîche de Neal Cassady qui l’a connue dans leur ville de Denver. Lui a eu une enfance malheureuse puis une adolescence auprès d’un père alcoolique vivant dans des squatts. Il a appris à voler, il fallait bien manger, a fait de la prison mais est tombé amoureux des livres. C’est un feu follet, toujours en mouvement, toujours sur des plans, des idées plus ou moins recommandables, des projets de fuite ici et là. Folle de lui, LuAnne le suit à New-York où ils rencontreront Kerouac et d’autres principaux acteurs de la Beat Generation, Allen Ginsberg par exemple.
L’auteur de ce « roman » , Jean-François Duval, est un cinglé de cette épopée et il sillonne depuis des années les Etats-Unis pour en retrouver toutes les traces, tous les personnages, tous les lieux. Il a écrit plusieurs livres sur le sujet et celui-ci est directement issu de sa rencontre avec LuAnne en 97 (je crois), décédée en 2007. Je ne sais pas pourquoi ce livre paraît si tard.
Le style du livre est extrêmement vivant. Il comporte beaucoup de citations en anglais afin de respecter le parler de LuAnne. Elle se prête avec fraîcheur et humour et une sacrée mémoire à cette interview hors norme et donne une nouvelle vision de cette époque déjantée. Elle n’a pas été mariée très longtemps à Cassady, mais est restée en contact et a revécu des bouts d’aventure avec lui. Très vite, encore marié, il tombe fou amoureux de Carolyn, qui deviendra sa deuxième femme et la mère de ses enfants. Elle a aussi écrit son livre sur toute cette épopée passionnante.
Duval et LuAnne, qui vivait toujours du côté de Frisco, racontent plus l’histoire de l’incroyable héros que fut Cassady qui représente l’essence même du livre de Kerouac. Il ne tient pas en place, il vole des dizaines et des dizaines de superbes caisses américaines pour foncer d’un bout à l’autre des Etats-Unis et du Nord au Sud, sans craindre quoi que ce soit car il est vraiment fondu de conduite avec toute sa petite cour collé à lui sur les banquettes, fumant, buvant et prenant des substances. Retrouvant une de ses femmes, la laissant pour une autre, y revenant avec un tel pouvoir de séduction qu’elles ne pouvaient pas lui claquer la porte au nez. Lorsqu’il vit avec Carolyn, il bosse comme serre-freins dans une compagnie de trains. Et il continue à écrire à LuAnne. Il écrit aussi, parfois, de longues heures. Ses textes et ses lettres ont été publiés.
Kerouac est décrit par LuAnne comme un type timide et peu entreprenant. Quand il n’est pas sur la route, il vit avec Mémère, sa maman qu’il adore. Le troisième larron évoqué par LuAnne est Allen Ginsberg, complètement dingue de Cassady. Il fait tout ce qu’il peut pour le séduire (il est homo mais a réussi à coucher avec lui) et on le retrouve aussi par étapes dans une ville ou une autre. Ce qui rend le livre si vivant, c’est que LuAnne demande aussi à Duval (qu’elle appelle Jerry) de lui ce que lui ont dit les autres car elle ne s’est pas fixée sur cette aventure et apparemment, n’en connaît que ce qu’elle a vécu. Elle se permet aussi de rectifier des anecdotes, d’en clarifier ou d’en ajouter. C’est très plaisant de s’y retrouver avec elle comme guide.

Puis LuAnne évoque comment les choses ont changé quand Sur la Route est paru, des années plus tard (en 57). La célébrité est montée à la tête de Cassady qui ne se sentait plus. La bohême était morte, Jack Kerouac, désemparé de son côté, détestant cette notoriété, buvait pour se donner du courage avant chaque interview. Il est devenu alcoolo. Envolé, le clochard céleste, le mec high des années de jeunesse !
Quant à Neal Cassady, toujours sur la brèche, il s’est ensuite associé à Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucous, et ensemble, ils sont aller porter la bonne parole à bord d’un bus rose, conduit par Cassady bien sûr, sans les mains, ni les pieds ni parfois les yeux, avec une tripotée d’excités, les Merry Pranksters, et le Grateful Dead jouant sur le toit. Drogues, musique à fond, orgies diverses, ils ont semé le bazar pour promouvoir le LSD, entre autres. C’est Tom Wolfe qui raconte cette épopée dans Acid Test (voir ici).
Tout au long du récit, il est beaucoup question du livre de Carolyn Cassady (voir ici), introuvable mais que j’ai dégoté à la médiathèque de Montélimar, sur laquelle LuAnne fait quelques mises au point. Le livre de Carolyn est passionnant, alimenté de détails dus à la tenue de son journal et aux lettres que tous s’écrivaient.
Et ce livre de LuAnne, en me replongeant dans l’aventure extraordinaire de cette bande d’allumés, m’a passionnée. Je ne crois pas qu’il faille avoir lu Sur la route pour l’apprécier tellement il est explicite. (Pour les amateurs, il y a toute une liste de documents qui renseignent sur l’aventure Beat à la fin du livre)

LuAnne sur la route avec Neal Cassady et Jack Kerouac de Jean-François Duval, 2022 aux éditions Gallimard. 346 pages, 21 euros.

Texte © dominique cozette

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