L'herne Ernaux

Ça sonne pas mal, ce titre de bouquin. Ce n’est pas un bouquin, c’est une publication (voir ici tous les auteurs et personnalités qui y ont été consacrés depuis 1960) qu’à vrai dire je ne connaissais pas. Or, comme je m’intéresse de près à l’œuvre d’Annie Ernaux, je me suis fait offrir ce gros beau pavé pour mon anniv. Et c’est vraiment formidable car c’est un « cahier » très varié bourré d’informations, d’articles, de critiques, d’extraits etc… sur cette autrice. De nombreux artistes, écrivains philosophes, journalistes et j’en passe, y ont écrit des textes qu’il est très plaisant de découvrir. Certains sous forme de thématique par rapport à un ouvrage précis (Les Années, l’Evénement, Mémoire de fille...), d’autres sous forme d’analyse de son œuvre marquée principalement par son complexe de classe, d’une part, et son féminisme.
Il y a aussi, bien sûr, des textes d’Ernaux elle-même issus de conférences, d’articles envoyés à des journaux, le Monde, Libé, quand elle ne pouvait plus tenir sa langue et contenir sa colère. Et des souvenirs inédits sur ses études, ses déplacements, ses élèves lorsqu’elle était prof…
Le plus intéressant, à mes yeux, sont les extraits de son journal (intime) dont on suppose qu’il sera passionnant à découvrir mais seulement après sa disparition, selon son souhait. Pour autant, je souhaite qu’elle reste parmi nous encore longtemps et continue à décortiquer son vécu personnel qui, de l’avis général, est devenu universel.
Je ne saurais en dire plus mais ceux qui aiment Ernaux ne manqueront pas ce rendez-vous important, à dévorer frénétiquement ou à déguster par petites touches selon ses disponibilités.

L’herne Ernaux, 2022, aux Cahiers de l’Herne. Grand format. 320 pages, 33 €.

Texte © dominique cozette

Un livre pro-choice VS pro-life et d'Uber aussi

Les Hommes ont peur de la lumière de Douglas Kennedy, drôle de titre qui ne dit rien du tout sauf peut-être à Afflelou et Atoll. Et pourtant ce livre est vraiment de circonstance dans l’actualité sociale pour deux raisons fortes : Uber et la loi anti-avortement aux Etats-Unis.
Le narrateur, Brendan, malheureux dans la vie que son père a choisie pour lui, se retrouve faute de mieux chauffeur Uber. Précaire, quoi. Là, on se rend compte de tout ce qu’il faut de nécessité vitale pour avaler les couleuvres de cette plate-forme dénuée de toute humanité, de ce qu’il faut supporter de clientes (ici ce sont surtout des Américaines de L.A)  pour ne pas avoir de notation négative qui t’enlèverait ton seul moyen de survivre. Beaucoup de détails sont passés au crible de cette clientèle (ce qui renforce le sentiment de trahison de Macron que beaucoup ne digèrent pas, concernant ses tractations avec cette multinationale). Par ailleurs, il est marié à une femme qui s’est soumise à je ne sais plus quelle secte catho intégriste pro-life, active et totalement fermée à toute discussion. Ils ont une fille qui bosse dans le social, mal aimée par la mère (elle a remplacé un fils mort adoré) mais qui adore son père. Au moins ça pour lui.
C’est dans ce véhicule hyper bien entretenu qu’il charge Elise, une veuve qui voue sa vie à aider les femmes sur le point d’avorter. Mais arrivés devant la clinique, ils sont pris à parti par un groupuscule pro-life, animé d’une grande violence puisqu’un vigile est tué. Et que le taxi, unique instrument de travail de Brendan, se trouve fortement endommagé.
Pour compliquer la chose, cet attentat est filmé et passe sur les RS et à la télé. Brendan va devoir affronter Todor qui est non seulement son meilleur ami d’enfance mais aussi la figure de proue de la branche réac catho qui a endoctriné sa femme.
Beaucoup de suspense dans cette histoire car la fille, à son tour, va être dramatiquement mêlée à l’affaire qui a buzzé dans tout le pays. Elle est au centre d’un vrai cauchemar, et Brendan va devoir voler à son secours et à ceux de gens qui ne comptent pour rien face à l’énorme Goliath du mouvement pro-life, tenu par un richissime mécène sans aucune moralité, puissance qui n’en est pas à une exaction près. La fin est un peu grandiloquente, pleine de retournements de situation.
Mais n’empêche, ce livre est très intéressant pour comprendre certaines mentalités au sein de ce pays qui fut longtemps synonyme de liberté.

Les Hommes ont peur de la lumière ( Afraid of the Light) de Douglas Kennedy, 2021, traduit par Chloé Royer. Editions Belfond. 256 p. 22 €

Texte © dominique cozette

Un monde de salauds souriants

Un Monde de salauds souriants est le premier roman de Thomas Rosier, quarante balais, ex-étudiant en sciences po et urbanisme et aujourd’hui charpentier. Ce roman prête la voix à trois personnages, chacun sa façon de parler (de morigéner, plutôt).
Lucas est un homme jeune de 27 ans, hikikomori, nom donné par les Japonais aux jeunes tétalisés par le monde actuel et qui, ne voulant pas en faire partie, s’enferment dans leur chambre. Lucas est nourri par sa mère  qui dépose ses repas devant sa porte car il refuse de lui parler, et est menacé de violence par son père qui n’admet pas son comportement et veut l’envoyer bosser à coups de pied oc’.
Mélanie est une nana tout ce qu’il a d’actuel et de vivant. Mais elle vient d’être larguée par sa meuf —  elle n’est d’ailleurs pas réellement lesbienne — puis, après de faux espoirs, virée d’un job qui la passionnait car emprunt de social. En fait, on fait sa connaissance un matin de gueule de bois absolue où elle se retrouve près d’un inconnu moustachu qui ronfle, qu’elle fuit en titubant. Comme tous les pochetrons, elle se promet d’arrêter la bibine sous peine d’avoir la gueule de Johnny à 35 ans. En même temps, sa mère meurt contre un platane et c’est d’une tristesse sans nom, surtout lorsqu’elle va apprendre ce qu’était la passion d’icelle, une passion totalement délétère.
Et il y a Michel, une sorte de gourou médecin qui, ayant déjà réussi à créer une belle entreprise de total soin de soi, veut aller plus loin, emprunter lourd pour comprendre et séduire le marché énorme des gens qui ne sont pas dans cible.
Contre toute attente, ce qu’on pourrait penser si on n’était pas dans un roman, ces trois-là vont se percuter pour le meilleur ou le pire, je ne dirai rien, dans une sorte de maelström très critique sur les dérives du capitalisme. Bien des questions se posent à nos protagonistes mais les réponses se font prier. Ça va se poursuivre dans un feu d’artifice de malversations, maladresses, humiliations, manigances, déceptions et/ou requinquage (?) d’une partie de ce beau monde rudement bien peint par ce nouveau venu dans une littérature qui manie les nouvelles technologies à bras le corps comme on tient un pinceau (et alors, j’ai pas le droit de faire des phrases idiotes, parfois ?). Un livre qui a du caractère et du clic à revendre.

Un monde de salauds souriants de Thomas Rosier, 2022 aux éditions Actes Sud. 236 pages. 20,50 €

*NB : La couverture présente un détail d’un tableau de Brueghel l’Ancien intitulé La Danse de la mariée en plein air (1556) dont une reproduction se trouve dans la chambre confinée de Lucas

Texte  © dominique cozette

La femme gelée

La Femme gelée d’Annie Ernaux, le titre m’a longtemps rebutée, je pensais à frigide, mais comme je suis plongée aussi dans les cahiers de l’Herne, je comprends que j’ai fait fausse route. Gelée s’entend comme figée. Figée dans son rôle de femme défini dès la naissance et quoi qu’il se passe dans sa vie. Annie Ernaux a compris que la condition féminine nous entraînait dans le piège terrible de la femme « dedans » la maison, car dehors est le terrain de l’homme. C’est comme un arrêt sur image (frozen picture) qui coupe net tous les élans qu’elle avait depuis sa petite enfance, la curiosité, l’audace, l’indépendance.
Et ce livre, son troisième est d’un style ahurissant, très dense et loin de son écriture plate habituelle. Elle déroule comme en accéléré le film de sa vie et y retrouve pratiquement gravés tous les portraits de femmes qui l’entouraient, non pas des fées du ménage ou des foutues femmes au foyer compétentes et maniaques mais des  personnages hauts en couleur, au verbe asséné, peu soucieux de leur apparence, des femmes pas coquettes et se fichant de tenir la maison comme on l’entend dans le milieu bourgeois. Elle n’a pas eu le « bon » modèle, celui qui l’aurait façonnée, préparée à la vie future, les mômes à torcher, d’où son ahurissement lorsqu’elle s’est retrouvée dans ce pétrin.
Qu’on en juge : dans le modeste café tenu par ses parents, c’est son père qui épluche les patates et fait la vaisselle tandis que sa mère fait beaucoup d’autres choses, notamment la compta. mais elle lit aussi, beaucoup, elle ne peut pas s’en passer et elle va pousser sa fille à s’enrichir l’esprit pour pouvoir sortir de leur condition. Le père leur demande pourquoi elles perdent leur temps ainsi, lui ne lit jamais. Donc pas de schéma classique chez elle. Et puis ses copines sont parfois des garçons manqués comme elle, pas toujours mais quand on joue dehors toute la journée, on se fiche de tout ça.
A l’adolescence, elle comprend qu’il faut plaire aux garçons, elle-même conçoit beaucoup de désir pour ces personnages tellement différents et suscitera la première rencontre pour le premier flirt. Ensuite, vite, perdre sa virginité mais pour autant, travailler d’arrache-pied pour réussir. Elle deviendra étudiante, commencera à réaliser que le monde des hommes est plus libre que celui des femmes et rencontrera celui qui deviendra son mari. C’est rigolo, au départ, on fait tout ensemble, la chambre louée, on s’en fout puisqu’on bosse, qu’on va à la bibliothèque, au resto U et au cinoche.
Lorsque l’enfant paraît, pas spécialement désiré (interrogation sur un avortement), ça passe encore, le papa compatit, « aide » un peu, s’occupe du Bicou etc. Mais lorsqu’il a enfin trouvé son emploi de cadre et même si elle tente de dégager du temps pour son capes, il devient le mari qui régente : la maison, la bouffe, l’enfant qui dort quand il rentre, bref le vieux schéma se met en place sans moyen de l’éviter.
Ce n’est pas l’histoire qu’elle raconte, terriblement classique qui m’a emballée, c’est sa façon de faire ressurgir tous les souvenirs de l’époque des baby boomers, de l’espoir d’une vie meilleure, plus égalitaire, et d’y faire revivre de façon extrêmement dynamique avec des centaines de petits détails notre histoire, des centaines de petites images ou chansons qui nous reviennent en mémoire. Et c’est aussi le glissement progressif qu’elle décrit superbement, qui guette chaque femme dont le destin se lie à celui d’un homme, pas méchant bien sûr, mais lui aussi élevé dans une forme de virilité qui lui interdit de compatir un peu plus aux tracas de sa femme qui aimerait tout comme lui avoir du temps pour le tennis, le cinéma, les copines. Mais non. Il faut briquer, faire cuire et emmener le Bicou au parc avec les autres landaus.
Passionnant !

La Femme gelée par Annie Ernaux, 1981. Editions Folio poche, 184 pages. Pas cher.

Texte © dominique cozette

Quel foutoir, sa vie !

C’est ce que signifie Ma vie balagan, mot hébreu ou yiddisch ou encore issu du russe. C’est feue la délicieuse petite bonne femme qu’était Marceline Loridan-Ivens qui évoque des épisodes marquants de sa vie faite de très hauts et de très bas.
Juive, elle fut déportée à l’âge de 15 ans à Auschwitz-Birkenau, perdit son père adoré et beaucoup d’autres membres de sa famille comme elle déportés, mais l’optimiste toujours la mena par le bout du nez. Au détour de diverses anecdotes qui remontent à sa mémoire, elle livre les atrocités des camps dont elle fut victime et témoin et ses façons quelques peu originale d’échapper à ces horreurs en racontant toutes sortes d’histoires, en aidant les plus faibles, en s’intéressant aux autres. Et confirme que c’était irracontable, c’est pourquoi, lors de leur retour, les rescapés cessèrent d’en parler : personne ne voulait les croire.
Mais Marceline ne se laisse pas aller à la nostalgie. Elle lit, elle se met au travail et, chemin faisant, découvre la formidable liberté des jeunes à Saint-Germain-des-Près. Elle se mêle à eux, se nourrit de leur culture, de leurs connaissances et de leur entrain. Elle y vit beaucoup la nuit, elle adore le jazz et danser le bop. Et un jour, elle rencontre celui qui deviendra son premier mari dont elle a gardé le nom : Loridan, mais plus tard, elle refusera de le suivre sur ses chantiers dans les pays étrangers. Pas question de quitter la folle ambiance rive gauche.
Elle s’engage en politique, s’intéresse de très près à la guerre d’Algérie, transporte des valises pour le FLN, découvre Brecht et Jean Vilar. Par le manque d’études, elle se rend compte qu’elle est sous influence des intellectuels, principalement des hommes mais  son culot, son humour et sa détermination en font une femme forte. Elle sera dans la lutte pour l’avortement et son nom fera partie des 343 salopes.
Elle rencontre des gens de cinéma qui vont la faire avancer. Notamment Jean Rouch, grâce à qui elle va faire la connaissance d’un cinéaste important, de trente ans son aîné : Joris Ivens. Un amour puissant qui va lui faire parcourir le monde, la Chine surtout, et dédier sa vie au cinéma, celui de son homme et aussi le sien.
Elle nous raconte son amitié avec Simone Veil qui vivait aussi dans le même camp, leurs retrouvailles, leur entente mais aussi leurs différences.
Elle parle d’événements essentiels et traumatisants que le cerveau masque pendant des années et qui reviennent un jour tout bouleverser, comme son emploi au camp qui était de creuser des trous pour enfouir les morts. Elle dit aussi avoir un regret inconsolable : son père, prisonnier dans un autre camp, lui avait fait parvenir une lettre qu’elle a lue et relue puis planquée mais qui a été perdue dans ses pérégrinations. Dès lors, elle n’a plus pu se souvenir de ce qu’il lui avait écrit, et c’était le dernier contact qu’il a eu avec elle. (Elle lui a consacré un livre formidable.
Ce livre, écrit lorsqu’elle avait soixante-dix-huit ans, avec l’aide d’Elizabeth D. Inandiak, fourmille d’histoires, de moments, de réminiscences parfois très drôles, à son image, joyeusement bordélique. Un grand moment d’humanité par un petit bout de femme à l’énergie contagieuse. Elle s’est éteinte en 2018, à quatre-vingt-dix ans.
(Voir aussi son magnifique livre où elle évoque l’amour après, sous-entendu les camps)

Ma vie balagan par Marceline Loridan-Ivens, 2008. Editions Arion Robert Laffont (poche). 266 pages, 9 €.

Texte © dominique cozette

Encore un autre monde de Mayliss

Lire Un Monde à portée de main de Mayliss de Kerangal, c’est flotter sur un océan de poésie. Sa littérature est indicible de joliesse d’autant qu’ici elle nous inroduit dans le monde merveilleux de la matière brute que nous ne savons pas, ou peu, regarder, à savoir, le marbre, le bois, les pierres et bien d’autres qui font notre environnement naturel lors de nos sorties. Pourquoi ces descriptions ? Parce qu’elle nous embarque dans l’univers des copistes, des faussaires de la réalités, des peintres ou artisans qui créent trompe-l’œil, décors, reproductions de grottes… Elle nous y plonge littéralement et on sent la somme de temps passé auprès des étudiant.es moulu.es par les journées d’apprentissage et de pratique sans fin, sans pause, sans pitié dans cette grande école bruxelloise. On y fait connaissance avec les instruments utilisés, les techniques appliquées, les différentes familles de marbres ou autres matériaux plus ou moins nobles, on y découvre surtout un vocabulaire étrange, fleuri, boisé, parfumé ou très sec, rude et sauvage. Une merveille.
J’apprécie énormément cette plongée rare mais suis consciente que ça puisse en déconcerter certains, peut-être il faut aimer l’art dans toute sa nuance pour s’en délecter.
Les protagonistes de cette histoire sont principalement Paula, une jeune dilettante qui trouve subitement sa voie ici, par hasard presque, malgré le harcèlement que la discipline lui fait subir : fatigue musculaire, manque de sommeil, douleurs corporelles, insatisfaction permanente, isolement. Elle a presque tout coupé avec ses potes de bar et ses parents restés à Paris. Son coloc, un personnage celui-ci, n’est pas forcément le type idéal sauf qu’il n’est pas question de perdre du temps en coucheries. Mais peu à peu, ils se découvrent, s’apprécient, et forment un trio-cocon avec une autre étudiante.
Puis, séparation irrémédiable à la fin du cycle, chacun pour soi dans le vaste monde de la copie. Il va être question de recherche de contrats, de boulots à l’étranger, notamment à Cinecitta qui n’est plus la capitale du cinéma italien mais un agglomérat de studios de téléréalité et de séries B. N’empêche que son immersion dans cette cité où vivent les fantômes felliniens nous apprendra encore beaucoup de choses sur cet art décadent.
Puis ce sera un immense chantier pour créer la réplique parfaite, grandeur nature, de Lascaux, un travail de titan, de dingue qui nous en apprendra bien long sur les procédés et les artistes de la préhistoire.
Ce drôle de roman reste, pour moi, un documentaire pointu, extraordinaire sur le travail riche et pointilleux des « faussaires » qui, tout en nous montrant l’envers (l’enfer) du décor, nous entraînent dans une vaste réflexion sur le temps. Epoustouflant. Mais quelque peu ardu pour qui n’apprécie pas les  descriptions précises.
NB : Mayliss de Kerangal a écrit, entre autres très bons livres, Naissance d’un pont et Réparer les vivants, sur les greffes d’organes.

Un Monde à portée de main de Mayliss de Kerangal, 2018 aux éditions Verticales. 286 pages, 20 €

Texte © dominique cozette

Tout Edmonde


Avant d’attaquer Edmonde, l’Envolée sorti cette année, j’ai fait connaissance avec Edmonde Charles-Roux, cette grande bourgeoise libre et brillante dans le premier livre que Dominique de Saint Pern lui a consacré. Ainsi, je ne perdrai pas une miette de la vie extravagante et originale de cette fille d’ambassadeur ayant vécu dans de nombreux pays, parlant plusieurs langues, charmante même si moins belle que sa sœur Cyprienne, paraît-il.
On commence en 1938 à Rome. De bal en bal, de réception en réception, elle se lie avec tout le gratin de l’aristocratie et elle rencontre celui qui va devenir l’homme de sa vie, grand, beau, courageux, érudit… mais non, cela ne se fera pas : il partira à la guerre et sera vite tué. Le père d’Edmonde, lié aux puissances italiennes elles mêmes amies avec un certain Hitler, va couper les liens avec ces fâcheux et ramenera sa filles à Marseille, un des lieux où vivait sa grand-mère. Tandis que sa sœur reste proche des chemises noires, par amour ou aveuglement.
Les (més)aventures de la famille seront détaillées dans ce premier tome, les passe-droits mais aussi la droiture, les compromissions de certains, les morts par exécution. Edmonde ne peut rester passive aussi s’engage-t-elle comme infirmière sur les champs de bataille. Elle résiste plutôt bien aux horreurs auxquelles elle est confrontée, la pourriture de la guerre, et se voit décorée. Lorsqu’elle revient, ou entre deux missions, elle va se distraire à Paris où elle charme un autre soupirant sérieux, alors que le maréchal Delattre a besoin d’elle. Elle ira aussi skier et s’amuser à Megève pour oublier la guerre.
Le livre s’arrête à la fin de la guerre. Edmonde est sur le rebord de sa vie, ne sachant pas vraiment ce qu’elle va en faire. En attendant, on aura eu droit à toutes les histoires de l’Histoire et aux anecdotes mondaines de cette époque bouillonnante, créative, intellectuelle.

NB : la façon de raconter vaut autant que les faits, c’est écrit d’une manière tellement vivante et anecdotique que chaque paragraphe est un vrai régal. Idem, sinon encore plus, pour le deuxième tome.

Edmonde, l’Envolée toujours par Dominique de Saint Pern, nous livre la suite et fin de l’incroyable existence d’Edmonde Charles-Roux, femme libre, curieuse, aventureuse, audacieuse, que rien n’arrête. Et chanceuse aussi. Car à la fin de la guerre, au lieu de profiter de la chance d’être nantie, de se trouver un beau parti et de faire des gosses dans le confort d’une vie bourgeoise, elle veut se rendre utile, travailler, se servir de son cerveau. Et tape dans l »œil des Lazareff lors d’une soirée — elle va dans TOUTES les soirées où il faut être — et ils l’engagent dans leur tout nouveau magazine ELLE, à la rubrique chiens écrasés. Mais sa personnalité lui fait grimper les échelons, elle s’allie à l’encore anonyme Robert Doisneau pour concocter ses articles, lancer des modes, rendre sexy et désirable ce jeune magazine.
Mais voilà-t-il pas que Condé-Nast la remarque et lui offre un super poste chez Vogue dont elle deviendra vite la directrice. Vie encore plus ultra-mondaine si c’est possible, bonjour ! Si vous aimez les gossips, vous allez être servi.es ! Entre les people et artistes de tous bords qu’elle fréquente, qu’elle fait découvrir, avec qui elle fonde une amitié éternelle, elle nous donne le tournis. Et ses amants ! Si chancun sait qu’elle se donne à qui lui plaît comme le chante BB, on ne les connaît pas tous, alors en voici quelques-uns avec qui elle s’affiche sans complexe : Orson Welles, le peintre André Derain, François-Régis Bastide, Maurice Druon, le Général Oufkir.
Et puis, comme si elle n’avait pas assez à faire dans sa vie foisonnante,  elle écrit. Elle a énormément d’amis dans l’édition, n’empêche qu’elle possède une belle plume et qu’elle reçoit le Goncourt pour Oublier Palerme. (Je ne l’ai pas lu).
Sa vie ne se résume pas en ces quelques modestes lignes : ses aventures professionnelles, familiales, sociales sont passionnantes et ne seront pas freinées quand elle partagera un amour incandescent et total avec Gaston Defferre. Il va lui ouvrir les plus grandes portes de la politique. Elle n’arrête pas pour autant de vivre de façon trépidante, d’écrire, de se placer, d’ourdir, de manigancer mais en tout bien tout honneur, pense-t-elle. Et nous suivons son parcours haletant qui ne sera stoppé que par sa mort. Comme on dit : une vie bien remplie. Deux livres qu’on ne lâche pas !

Edmonde par Dominique de Saint Pern, 2019 au Livre de Poche, 334 pages, 7,70 €.
Edmonde, l’envolée par Dominique de Saint Pern, 2022 aux Editions Stock, 430 pages, 22 €.

Texte © dominique cozette

La terroriste de Deauville

Vanessa Schneider, grand reporter au Monde, retrace une partie de la vie de Joëlle Aubron, activiste, terroriste et meurtrière durant les années 80, dans le giron du groupuscule d’extrême-gauche Action Directe dont le projet général était de mettre à bas le capitalisme. Si elle a intitulé son livre La Fille de Deauville c’est parce que Joëlle Aubron avait reçu la mission d’y entrer en contact avec le célèbre terroriste Carlos. Issue d’un milieu bourgeois, contrairement à ses collègues Rouillan et Ménigon, elle présentait bien et pouvait passer inaperçue quand les circonstances l’exigeaient.
Joëlle est donc une jeune fille bien mais, après échecs au bac, dépitée, elle plaque ses parents pour vivre dans des squatts, les plus pourris de Paris ou d’ailleurs. C’est là que commence sa grande aventure, en se liant avec des activistes confirmés qui vont la former au combat puis au maniement des armes. De hold-up en actions diverses en passant par la calamiteuse distribution de tracts qui valident leurs idées, leur vie est une fuite permanente pour échapper à la traque. Ils ont un lieu de repli, une vieille ferme en pleine campagne, tellement isolée qu’il est difficile voir impossible pour la police d’y accéder discrètement.
N’empêche que, arrêtée une première fois pour détention d’armes, Joëlle se retrouve en prison où elle serre les dents. Elle est une guerrière oui ou non ? Puis lorsqu’elle ressort, Action Directe se radicalise. On passe aux choses sérieuses, on tue des militaires de haut rang, on assassine des capitaines d’industrie.
La traque, c’est un policier qui la mène depuis des années. Ce groupuscule le met en rage et il est obsédé par cette fille, gracieuse, qu’il ne comprend pas. Il sacrifie sa vie entière, ses loisirs, ses amours, ne la lâche pas même si parfois sa hiérarchie s’intéresse moins à eux. Non, lui, il ira jusqu’au bout. Ce flic est un héros fictif mais tout le reste est vrai, bien que romancé. Les crises, les relations entre les membres, leur état d’esprit est soigneusement documenté et le résultat est autant un livre de suspense qu’un roman vaguement sentimental. Il se termine lorsque les participants d’Action Directe, ils sont très peu, sont arrachés de leur ferme. Joëlle sera condamnée à la perpétuité mais, atteinte d’un cancer à la tête, sera libérée dix ans plus tard avant de s’éteindre. Elle n’aura pas beaucoup parlé.

La Fille de Deauville de Vanessa Schneider 2022 aux Editions Grasset. 268 pages, 20 €.

Texte © dominique cozette

Si, les femmes ont des histoires, la preuve

Les femmes n’ont pas d’histoire, le premier roman d’Amy Jo Burns, n’est pas la traduction du titre américain qui est Shiner, référence à Moonshine, un whisky de contrebande, fabriqué dans les montagnes sauvages des Appalaches, où vit Wren, une jeune fille de quinze ans, avec sa mère et son père et non loin, mais pas trop près non plus,  la famille d’Ivy, meilleure amie de sa mère, qui a quatre fils et un mari imbibé. Qui fabrique le whisky.
C’est un récit âpre dans ce désert luxuriant propice à aucune incursion. Le smartphone comme l’ordinateur n’y ont pas droit de cité. Il faut aller à la ville, une bourgade, pour voir du monde et des choses. Mais pas grand chose.
Le père de Wren est un taiseux dont l’aura vient du fait qu’il est porteur de serpents, un don important pour un prêcheur, qui tend à disparaître. Il garde ses reptiles dans une cabane interdite. Ce sont de dangereux spécimens dont la morsure entraîne la mort.
Les deux mères, Ruby et Ivy sont inséparables depuis leurs années scolaires. Ivy est venue à contrecoeur s’installer ici avec celui qu’elle a épousé vite fait pour continuer à fréquenter Ruby qui a été mariée aussi très jeune, au prêcheur, homme séduisant mais très malsain.
Ce roman est en trois partie : le temps présent, riche en événements, blessures, mystères de toutes sortes, découverte de la sensualité pour la jeune fille. Quand on vit dans un monde clos, vaste et sauvage, beaucoup d’aventures vous attendent au coin du bois. Et pas que des bonnes.
La deuxième partie est un flash-back où l’on vit avec Ivy et Ruby adolescentes, leurs petits secrets, leurs mésaventures amoureuses ou sexuelles parfois très graves qui vont forger le destin que l’on connaît déjà.
La troisième partie est la confession d’une morte, une des deux mères disparues tragiquement, en fait toutes les questions que se pose Wren sur son histoire, ce qu’il s’est passé, la vie de ses parents. Elle y aura la révélation importante d’un ami des mères qui éclairera quelque peu les secrets qui empoisonnent sa vie. Une chose particulièrement : lorsque sa mère est morte, elle avait commencé une lettre à sa fille « Wren, je voulais te dire » mais n’a pas pu la continuer. Wren trouvera alors la « confession » d’Ivy, piste ténue de la résolution complète d’une existence border line.
Très très beau roman, touffu comme la forêt, accidenté et, pour nous, urbains inconscients, riche de toutes sortes de descriptions ou de faits propres à ces contrées inhabitées, dans la grande tradition de certains romans américains.

Les femmes n’ont pas d’histoire par Amy Jo Burns, 2020. Traduit par Héloïse Esquié. Aujourd’hui en poche chez 10/18. 310 pages, 8,20 €

Texte © dominique cozette

Quand Fabrice Caro a piscine

Fabrice Caro et Fab Caro (Zaï zaï zaï zaï) c’est la même personne. Une personne déjantée d’un côté pour la BD et de l’autre pour la littérature. Fabrice, donc, signe ici son quatrième roman, Samouraï, sans se départir de sa singularité, la digression. Il ne peut pas s’empêcher d’aller chercher dans le fatras de sa tête le pourquoi du comment, se poser mille questions sans réponses, surtout lorsque qu’il baigne dans l’absurdité de sa vie. Et de la nôtre.
Il pensait être casé avec Lisa, la femme de ses rêves lorsque bam, elle le quitte en lui disant « tu ne pourrais pas écrire un roman sérieux pour une fois ? » et se met à roucouler avec un bellâtre aux tempes grises et au cerveau nickel. Pensez, il vient de publier « L’énonciation lyrique dans la poésie amoureuse de Ronsard et Baïf : étude stylistique comparative. »* Alors pour lui faire regretter cet affront, il va lui montrer qu’il est parfaitement capable d’écrire un super roman d’une profondeur insensée, voilà. Il tient un sujet et comble de la chance, ses voisins qui partent en vacances lui confient leur piscine à surveiller. Ce sera sa retraite d’écriture, cet endroit calme et serein.
Mais ses meilleurs amis (un couple qui a eu la chance d’avoir des jumeaux après avoir pensé que ça leur serait impossible mais la malchance que l’un des deux jumeaux cherche à tuer l’autre depuis sa naissance) ne veulent pas qu’il s’enferme dans la tristesse et la solitude, alors ils n’arrêtent pas d’organiser des dîners-surprises avec d’aimables jeunes femmes. En même temps qu’il est contacté par la mère de Marc, son inséparable copain de jeunesse suicidé d’une balle dans la bouche, qui fait un transfert sur lui et ne cesse de l’inviter alors que ça fait vingt ans qu’ils ne se voyaient plus. Et puis il y a aussi cette bestiole qui marche sur l’eau de la piscine, une notonecte, et puis sa mère, assez prenante aussi.
Comme on peut l’imaginer, tout ça ne va pas bien se passer. Déjà, l’eau de la piscine perd de sa transparence… Mais je n’en dévoile pas plus car ma copine  Chloé trouve que j’en dis trop. De toute façon, c’est du Fab ou Fabrice Caro, c’est super drôle, ironique, décalé, inattendu, désopilant, moi ça m’a éclatée et même fait réfléchir, oui oui. Alors ne vous privez pas de ce petit bonheur ciselé aux petits oignons.

Samouraï de Fabrice Caro, 2022 aux éditions Cygne Gallimard. 220 pages, 18€.

*Note de moi-même pour vous éviter de chercher : Jean-Antoine de Baïf, né à Venise le 19 février 1532 et mort à Paris le 19 septembre 1589 est un poète français. Ami de Pierre de Ronsard et membre de la Pléiade, il se distingue comme le principal artisan de l’introduction en France d’une versification quantitative mesurée, calquée sur la poésie de l’Antiquité gréco-latine. (Wikipedia). (Avant de googler, je pensais que ce poète était une pure invention).

Texte © dominique cozette

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