La Femme gelée d’Annie Ernaux, le titre m’a longtemps rebutée, je pensais à frigide, mais comme je suis plongée aussi dans les cahiers de l’Herne, je comprends que j’ai fait fausse route. Gelée s’entend comme figée. Figée dans son rôle de femme défini dès la naissance et quoi qu’il se passe dans sa vie. Annie Ernaux a compris que la condition féminine nous entraînait dans le piège terrible de la femme « dedans » la maison, car dehors est le terrain de l’homme. C’est comme un arrêt sur image (frozen picture) qui coupe net tous les élans qu’elle avait depuis sa petite enfance, la curiosité, l’audace, l’indépendance.
Et ce livre, son troisième est d’un style ahurissant, très dense et loin de son écriture plate habituelle. Elle déroule comme en accéléré le film de sa vie et y retrouve pratiquement gravés tous les portraits de femmes qui l’entouraient, non pas des fées du ménage ou des foutues femmes au foyer compétentes et maniaques mais des personnages hauts en couleur, au verbe asséné, peu soucieux de leur apparence, des femmes pas coquettes et se fichant de tenir la maison comme on l’entend dans le milieu bourgeois. Elle n’a pas eu le « bon » modèle, celui qui l’aurait façonnée, préparée à la vie future, les mômes à torcher, d’où son ahurissement lorsqu’elle s’est retrouvée dans ce pétrin.
Qu’on en juge : dans le modeste café tenu par ses parents, c’est son père qui épluche les patates et fait la vaisselle tandis que sa mère fait beaucoup d’autres choses, notamment la compta. mais elle lit aussi, beaucoup, elle ne peut pas s’en passer et elle va pousser sa fille à s’enrichir l’esprit pour pouvoir sortir de leur condition. Le père leur demande pourquoi elles perdent leur temps ainsi, lui ne lit jamais. Donc pas de schéma classique chez elle. Et puis ses copines sont parfois des garçons manqués comme elle, pas toujours mais quand on joue dehors toute la journée, on se fiche de tout ça.
A l’adolescence, elle comprend qu’il faut plaire aux garçons, elle-même conçoit beaucoup de désir pour ces personnages tellement différents et suscitera la première rencontre pour le premier flirt. Ensuite, vite, perdre sa virginité mais pour autant, travailler d’arrache-pied pour réussir. Elle deviendra étudiante, commencera à réaliser que le monde des hommes est plus libre que celui des femmes et rencontrera celui qui deviendra son mari. C’est rigolo, au départ, on fait tout ensemble, la chambre louée, on s’en fout puisqu’on bosse, qu’on va à la bibliothèque, au resto U et au cinoche.
Lorsque l’enfant paraît, pas spécialement désiré (interrogation sur un avortement), ça passe encore, le papa compatit, « aide » un peu, s’occupe du Bicou etc. Mais lorsqu’il a enfin trouvé son emploi de cadre et même si elle tente de dégager du temps pour son capes, il devient le mari qui régente : la maison, la bouffe, l’enfant qui dort quand il rentre, bref le vieux schéma se met en place sans moyen de l’éviter.
Ce n’est pas l’histoire qu’elle raconte, terriblement classique qui m’a emballée, c’est sa façon de faire ressurgir tous les souvenirs de l’époque des baby boomers, de l’espoir d’une vie meilleure, plus égalitaire, et d’y faire revivre de façon extrêmement dynamique avec des centaines de petits détails notre histoire, des centaines de petites images ou chansons qui nous reviennent en mémoire. Et c’est aussi le glissement progressif qu’elle décrit superbement, qui guette chaque femme dont le destin se lie à celui d’un homme, pas méchant bien sûr, mais lui aussi élevé dans une forme de virilité qui lui interdit de compatir un peu plus aux tracas de sa femme qui aimerait tout comme lui avoir du temps pour le tennis, le cinéma, les copines. Mais non. Il faut briquer, faire cuire et emmener le Bicou au parc avec les autres landaus.
Passionnant !
La Femme gelée par Annie Ernaux, 1981. Editions Folio poche, 184 pages. Pas cher.
Texte © dominique cozette