Wonder landes ou l'embrouillamini

Non, ce Wonderland-ci n’est pas le pays des merveilles même si un lapin géant y habite, mais un repaire de trucs très bizarres qui se passent dans les Landes. Wonder Landes est un journal de bord que tient Alexandre Labruffe pour mettre au clair la disparition de son frère. Ils ont la quarantaine, Alexandre Labruffe est le cadet et son frère s’appelle PH, alias Pierre-Henri, nom de son grand-père explosé sur un obus, alias des tas de pseudos qu’il utilise à tout bout de champs. PH est flou (c’est de famille, a dit leur mère avant de mourir), peu structuré, fragile, brouillon, instable, cinglé, zarbi, improbable etc. Le préféré des parents depuis toujours. Leur mère était genre hippy, leur père est lui aussi très bizarre, sorte de gourou psy qui laisse des ardoises partout mais n’explique rien quand Alexandre lui demande quelques détails sur son frère.
Car PH a disparu depuis quelques jours. Il a piqué les papiers d’Alexandre et a laissé son sac chez lui avec de drôles de choses dedans, un amas d’objets et de papiers sans queue ni tête. Alors Alexandre va commencer son enquête pour le retrouver mais vite, on lui apprendra qu’il a été arrêté et emprisonné pour des faits très graves.
Dans cette histoire pleine de nœuds, on rencontre les amis louches de PH, Diego le gitan, Loulou Escobar, des montagnes de Kinder Bueno, des tractopelles volées, des voitures de luxe éclatées dès que conduites, des soirées très alcoolisées, des secrets de famille et des délires douteux. La femme de l’auteur, Kim, est coréenne et ne manque pas de bons sens lorsqu’il s’agit de dénouer un mystère. Plus jeune, Alexandre, fatigué de cette famille insupportable, avait fui la France pour vivre en Asie quelques temps. Le couple vit à Paris mais le père, qui prend très mal l’incarcération de son fils adoré (le père est psy, au fait), somatise très gravement, ce qui oblige Alexandre à revenir dans ce le trou landais où il a quelques amis fidèles. C’est une immense maison avec un immense terrain. Le père ne jette rien, tout est rempli à ras-bord, rien n’est fait dans les règles, rien ne permet de tirer des conclusions sur le fait que PH a été outrageusement gâté, et pourquoi il a déraillé lorsqu’ils ont quitté leur première habitat pleine d’animaux, en pleine forêt, à quatorze ans.
C’est un curieux ouvrage avec des parties rédigées en prose classique, d’autre en  vers libres, d’autres encore sous forme de SMS qui ponctuent les rapports entre les uns et les autres.
C’est néanmoins un livre prenant, parfois poétique, parfois surprenant, souvent frustrant par le fait de ne pas en savoir plus. Alexandre Labruffe considère-t-il l’écriture de ce récit comme une catharsis ? Peur-être, parce qu’il s’y implique fortement et révèle des secrets de famille qu’on pourrait considérer comme très gênants. La dernière partie, quand le frère est libéré, nous dévoile encore une folie de ce frère sur laquelle ont aimerait s’attarder longuement. Et connaître la suite.

Wonder Landes d’Alexandre Labruffe, 2021 aux éditions Verticales. 286 pages, 19 €.

Texte © dominique cozette

Vol au-dessus d'un livre

Je tournais et retournais devant Vol au-dessus d’un nid de coucou, le livre, qui me tendait les bras depuis différentes tables de différentes librairies. A l’occasion du centenaire de la naissance de Jack Kerouac, probablement. Pourquoi ne l’achetai-je point ? Parce que je connaissais tellement le film joué divinement et magistralement par Jack Nicholson que je craignais de ne rien découvrir de plus. Pourquoi en avais-je envie, alors ? Parce que Ken Kesey est un monstre de la littérature de l’époque beat, un monstre aussi de rigolade et de vivacité, un bouffeur de vie, un excessif total avec ce bus qu’il a créé pour prôner l’usage du LSD, soutenu par tout une bande de cinglés dont Cassady, je ne vais pas tout vous redire, c’est dans mon blog, vous tapez Ken Kesey et il y a tout ce qui le concerne. Notamment, son pavé J’ai quelquefois comme une grande idée (voir mon article)
Finalement, j’ai craqué, c’est un Poche, ça ne va pas me ruiner.
Alors oui, le film de Milos Forman est tellement bien adapté qu’il n’y a pas vraiment de surprise à lire le livre. Sauf que. Sauf que déjà c’est de la super bonne littérature, bien moins déjantée que l’autre livre. Là, ce sont les personnages qui le sont, dans cet asile rigide régi par une infirmière impitoyable, ex de l’armée, d’où son autoritarisme sans faille qui fait régner la terreur sur tous, même les médecins qui n’osent pas s’opposer à ses décisions.
On y retrouve McMurphy, celui joué par Nicholson, sauf que j’ai eu du mal à l’ajuster car ici il est roux/rouge, velu, bouclé. Il réussit à se fait admettre dans cet établissement pour échapper à la prison et aux travaux agricoles, se faisant passer pour inadapté. L’indien immense qui fait semblant d’être sourd-muet pour avoir la paix. Et l’infirmière, moins sexy que dans le film, la cinquantaine rigide aux énormes seins. Et tout le petit monde des fous et des soignants dans cet univers oppressif où les punitions vont de l’électro-choc à la lobotomie pour les plus rétifs.
Malgré tout, j’ai poursuivi la lecture jusqu’au bout car il y a beaucoup plus de détails et d’informations que dans le film sur les soins, les traitements, le règlement, les brimades. Et puis je voulais revoir comment le héros s’y prend pour tenter de redonner confiance et dignité aux prisonniers, revivre ses bras de fer avec la matonne, l’épisode complètement foutraque de la pêche au saumon et tout ça m’a bien tenue. Et je voulais savoir si c’était la même fin.
Roman super intéressant sur la façon dont étaient traités (et hélas, le sont encore) les malades mentaux dans les années 60. Petit plus : plein de croquis de personnages par l’auteur au fil des pages.

Vol au-dessus d’un nid de coucou de Ken Kesey. (One flew over the cuckoo’s nest, 1962.) Traduit par Michel Deutsch et révisé par Virginie Buhl. Edité au Livre de Poche. 476 pages. 8,40 €

Texte © dominique cozette

Trois petits livres pour le train

Oui, ils sont courts, pas chers et assez vite lus, mais suffisamment distrayants pour que je vous en parle un chouïa.

 

1/ Bartleby, le scribe de Herman Melville.
Vous avez tous entendu parler de cette expression en anglais : « I would prefer not to » qui est la réponse préférée du scribe du titre, en fait un simple copiste engagé par un notaire qui a pitié de ce pauvre type se présentant à lui pour gagner sa croûte (il ne mange que des biscuits). Il lui aménage un coin derrière un paravent et le met au boulot. Oui, il veut bien copier, mais pour tout autre tâche quelle qu’elle soit, Bartleby répond sans violence ni ironie : I would prefer not to. Même poser le doigt sur une ficelle pour aider à fermer un envoi : I would prefer not to. Total, il ne fait rien, au grand dam des deux autres employés qui se tapent les corvées. Et ce refus de tout pourra très mal se terminer car le personnage est buté et ne cèdera jamais, quoi qu’on lui demande.
A propos de la traduction française, j’ai peu apprécié celle du livre, faite quand même par Pierre Leyris, qui écrit : Je préférerais pas. » Voici un article du Monde sur la question :
« Comment traduire cette étrange et très courtoise négation ? Comment rendre en français ce caractère tranchant et cette suspension qui semble contenir une lointaine et déchirante imploration ? En 1951, Pierre Leyris proposait : « Je préférerais ne pas le faire. » Puis il opta pour « Je préférerais pas. » Michèle Causse de son côté évolua également, de « Je préférerais n’en rien faire » à « J’aimerais mieux pas ». Jean-Yves Lacroix, comme Maurice Blanchot et Gilles Deleuze, adopte la solution qui nous semble la moins mauvaise : « Je préférerais ne pas. »
Pour moi, mais qui suis-je pour m’opposer à Leyris, je préfère cette dernière.
Autre question, j’ai toujours dit Bartlebaille. Or, j’ai entendu des gens bien dire Bartlebi. Qui sait comment dire ? Merci. Au fait cette grande nouvelle date de 1835.
Le très connu Alain Schiffres a, lui, écrit un livre de chroniques très sympas, intitulé Je préfère ne pas (2021, le Dilettante. 126 pages, 9,80 €. Pour lui, user de cette expression non violente constitue une posture qu’il appelle l’évitisme.

Bartleby, le Scribe par Herman Melville, 1835, traduit par Pierre Leyris, suivi de Notes pour une vie de Herman Melville,  Edition Folio. 100 pages, pas cher.

 

2/ Deux novellas comme c’est dit sur la couverture composent le petit livre de Nicolas Mathieu, dont le dernier, Connemara, connaît à juste titre un succès fou. La première histoire, Rose Royal, a pour personnage une femme de cinquante balais, au coeur fêlé, qui va tous les soirs boire un coup, ou plus, à son rade habituel, le Royal, où parfois, sa copine coiffeuse vient pour couper les cheveux. Rose trimballe un petit pistolet dans son sac, des fois que. Ambiance un peu nulle qu’elle égaie vainement  par une recherche sur site de  mecs avec qui passer un moment. L’amour, elle n’y croit plus. Mais, par hasard, devant le bistro, elle  rencontre Luc.
La deuxième histoire conte la Retraite du juge Wagner, un brave vieux monsieur qui prend en pitié un jeune petit con qui, s’il écoute son pote un peu taré, finira en prison. Le môme semble comprendre la leçon mais ce n’est pas toujours facile de renoncer à de l’argent vite gagné quand une petit mignonne fait son apparition.
Rose Royal (2019) et La Retraite du juge Wagner (2015) , 2021 chez Babel Actes Sud. 136 pages, 6,50 €

 

3/ Une histoire que vous connaissez peut-être pour en avoir vu le film : Nous ne vieillirons pas ensemble, livre écrit par Maurice Pialat avant d’en faire un formidable film avec Marlène Jobert et Jean Yanne. Le type dans le livre est moins une brute et la fille est plus forte-tête que ce que j’ai gardé comme souvenir de la Jobert. Donc ici, c’est un couple qui a six ans d’âge et est rattrapé par l’usure d’une routine mal vécue. Pourquoi ? Parce que l’homme, plus vieux que la fille, est par ailleurs marié, il dort dans la même maison que sa femme, qui est bien sûr au courant de son aventure, mais éprouve toujours une sorte d’amitié compassionnelle pour cet homme qui, finalement, est très malheureux. C’est lui,le narrateur et on sent bien son désarroi quand il tente plusieurs choses pour rattraper une maîtresse déterminée à aller voir ailleurs. On le voit avec les parents d’icelle, des gens corrects qui ne lui jettent pas la pierre. Il cherche secours auprès de la mère et même auprès de sa propre épouse qui compatit sans forfanterie.
C’est assez curieux de voir comme il supporte mal le désamour, ce Pialat qu’on voit comme une brute sans coeur, car cette histoire est la sienne, écrite sans chichi comme un journal factuel, brut de décoffrage et très expressif. Intéressant.

Nous ne vieillirons pas ensemble par Maurice Pialat, 2005 puis 2022 pour cette ravissante édition en couleur, chez l’Olivier. 142 pages, 8,90 €

Texte © dominique cozette

Dans la famille beat generation, je demande la toute jeune LuAnne

Dans le livre Sur la route de Jack Kerouac, Marylou (de son vrai nom LuAnne dans l’édition rétablie et plus récente du rouleau voir ici ) est une très jeune fille de seize ans, en fait l’épouse toute fraîche de Neal Cassady qui l’a connue dans leur ville de Denver. Lui a eu une enfance malheureuse puis une adolescence auprès d’un père alcoolique vivant dans des squatts. Il a appris à voler, il fallait bien manger, a fait de la prison mais est tombé amoureux des livres. C’est un feu follet, toujours en mouvement, toujours sur des plans, des idées plus ou moins recommandables, des projets de fuite ici et là. Folle de lui, LuAnne le suit à New-York où ils rencontreront Kerouac et d’autres principaux acteurs de la Beat Generation, Allen Ginsberg par exemple.
L’auteur de ce « roman » , Jean-François Duval, est un cinglé de cette épopée et il sillonne depuis des années les Etats-Unis pour en retrouver toutes les traces, tous les personnages, tous les lieux. Il a écrit plusieurs livres sur le sujet et celui-ci est directement issu de sa rencontre avec LuAnne en 97 (je crois), décédée en 2007. Je ne sais pas pourquoi ce livre paraît si tard.
Le style du livre est extrêmement vivant. Il comporte beaucoup de citations en anglais afin de respecter le parler de LuAnne. Elle se prête avec fraîcheur et humour et une sacrée mémoire à cette interview hors norme et donne une nouvelle vision de cette époque déjantée. Elle n’a pas été mariée très longtemps à Cassady, mais est restée en contact et a revécu des bouts d’aventure avec lui. Très vite, encore marié, il tombe fou amoureux de Carolyn, qui deviendra sa deuxième femme et la mère de ses enfants. Elle a aussi écrit son livre sur toute cette épopée passionnante.
Duval et LuAnne, qui vivait toujours du côté de Frisco, racontent plus l’histoire de l’incroyable héros que fut Cassady qui représente l’essence même du livre de Kerouac. Il ne tient pas en place, il vole des dizaines et des dizaines de superbes caisses américaines pour foncer d’un bout à l’autre des Etats-Unis et du Nord au Sud, sans craindre quoi que ce soit car il est vraiment fondu de conduite avec toute sa petite cour collé à lui sur les banquettes, fumant, buvant et prenant des substances. Retrouvant une de ses femmes, la laissant pour une autre, y revenant avec un tel pouvoir de séduction qu’elles ne pouvaient pas lui claquer la porte au nez. Lorsqu’il vit avec Carolyn, il bosse comme serre-freins dans une compagnie de trains. Et il continue à écrire à LuAnne. Il écrit aussi, parfois, de longues heures. Ses textes et ses lettres ont été publiés.
Kerouac est décrit par LuAnne comme un type timide et peu entreprenant. Quand il n’est pas sur la route, il vit avec Mémère, sa maman qu’il adore. Le troisième larron évoqué par LuAnne est Allen Ginsberg, complètement dingue de Cassady. Il fait tout ce qu’il peut pour le séduire (il est homo mais a réussi à coucher avec lui) et on le retrouve aussi par étapes dans une ville ou une autre. Ce qui rend le livre si vivant, c’est que LuAnne demande aussi à Duval (qu’elle appelle Jerry) de lui ce que lui ont dit les autres car elle ne s’est pas fixée sur cette aventure et apparemment, n’en connaît que ce qu’elle a vécu. Elle se permet aussi de rectifier des anecdotes, d’en clarifier ou d’en ajouter. C’est très plaisant de s’y retrouver avec elle comme guide.

Puis LuAnne évoque comment les choses ont changé quand Sur la Route est paru, des années plus tard (en 57). La célébrité est montée à la tête de Cassady qui ne se sentait plus. La bohême était morte, Jack Kerouac, désemparé de son côté, détestant cette notoriété, buvait pour se donner du courage avant chaque interview. Il est devenu alcoolo. Envolé, le clochard céleste, le mec high des années de jeunesse !
Quant à Neal Cassady, toujours sur la brèche, il s’est ensuite associé à Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucous, et ensemble, ils sont aller porter la bonne parole à bord d’un bus rose, conduit par Cassady bien sûr, sans les mains, ni les pieds ni parfois les yeux, avec une tripotée d’excités, les Merry Pranksters, et le Grateful Dead jouant sur le toit. Drogues, musique à fond, orgies diverses, ils ont semé le bazar pour promouvoir le LSD, entre autres. C’est Tom Wolfe qui raconte cette épopée dans Acid Test (voir ici).
Tout au long du récit, il est beaucoup question du livre de Carolyn Cassady (voir ici), introuvable mais que j’ai dégoté à la médiathèque de Montélimar, sur laquelle LuAnne fait quelques mises au point. Le livre de Carolyn est passionnant, alimenté de détails dus à la tenue de son journal et aux lettres que tous s’écrivaient.
Et ce livre de LuAnne, en me replongeant dans l’aventure extraordinaire de cette bande d’allumés, m’a passionnée. Je ne crois pas qu’il faille avoir lu Sur la route pour l’apprécier tellement il est explicite. (Pour les amateurs, il y a toute une liste de documents qui renseignent sur l’aventure Beat à la fin du livre)

LuAnne sur la route avec Neal Cassady et Jack Kerouac de Jean-François Duval, 2022 aux éditions Gallimard. 346 pages, 21 euros.

Texte © dominique cozette

Connemara, le livre

Le nouveau roman de Nicolas Mathieu porte le nom de la chanson de Sardou, Connemara, censée animer les soirées de ces vieux ados que sont les quadras bourrés ou chargés, mais aussi mariages et autres festivités professionnelles. Ce truc qui te reste dans la tête toute la journée. J’eusse préféré Magnolias, de Cloclo, mais on ne m’a pas demandé mon avis.
Comme dans son précédent ouvrage, Leurs Enfants après eux, goncourisé, celui-ci se situe dans un bled de l’est de la France, toujours aussi peu attrayant car plus rien d’intéressant ne s’y passe. Pour qui a de l’ambition, il faut aller en ville ou à Paris. C’est le périple que choisit Hélène, héroïne principale de l’histoire. Quand je dis l’histoire, ce n’est pas vraiment une histoire mais plutôt une sorte de parcours de vie où l’on voit se développer, en flahes back, sa personnalité, au travers de ses parents, voire de ses grands parents, de leur classe sociale, de l’amour qu’elle a ou non reçu. Elle a décidé depuis son adolescence d’aller loin, elle a la chance d’être douée pour les études, elle remplira les bonnes cases. Un mariage enviable, deux fillettes, une superbe maison, etc, la réussite selon le cliché.
Un autre personnage apparaît, Christophe. Ils étaient dans le même établissement scolaire, c’était un beau mec d’autant plus excitant pour des gamines aux hormones en folie qu’il était la vedette régionale du club de hockey sur glace. Lui aussi a un parcours que l’on suivra depuis son enfance, l’auteur n’est pas avare de détails, bien au contraire. Lui n’a jamais éprouvé le besoin de partir d’ici, il y a le club, donc, ses fidèles vieux potes, son père chez qui il vit depuis que la mère de leur fils ne veut plus de lui, et qui garde le gamin avec un amour débordant.
Bien sûr, ils vont se retrouver, quoi qu’ils n’aient pas de souvenirs précis ensemble, mais ce n’est pas vraiment le sujet, et d’ailleurs, s’en tireront-ils, auront-ils réellement envie de conjurer un passé qui leur saute à la figure continuellement, seront-ils assez souples ou naïfs ou confiants pour cela ?
Ce livre est en fait le prétexte à dézinguer notre petite société franchouillarde, avec tendresse ou cruauté, à expliciter ces fameux problèmes de transfuges de classe  dont il est si difficile de s’extraire quand on n’a pas eu la chance d’être né nanti et malgré tout le talent qu’on développe, à montrer aussi que le plafond de verre, s’il n’existe pas vraiment, est avantageusement remplacé par la fameuse complicité masculine dans la course au pouvoir.
Le livre dépeint aussi, et c’est super intéressant au regard de l’affaire McKinsley, le cynisme de tous ces cabinets qui portent la bonne parole à prix d’or auprès de clients qu’ils méprisent et dominent, comment ils les manipulent ou les flattent pour obtenir un marché juteux, le vocabulaire et la technologie de cette catégorie de boîtes de conseils ultra-prédateurs sans aucune vergogne.
Connemara est très  attrayant car on s’y reconnaît bien, en tout cas on y retrouve ce qu’on a côtoyé comme sur un film Super 8 avec le son, les amours et râteaux adolescents, les rêves avortés, les parents qui n’y comprennent rien, les mômes ou les maris ou les femmes qui font chier, les beuveries ringardes, les mariages caricaturaux, les pensées sombres, les espoirs  désespérés et même les campagnes politiques (enfin, pas trop) puisque la fin du livre se passe alors que Macron va être élu. Livre très dense qu’on ne lit pas en une demi-heure. Moi, j’aime bien quand ça foisonne…

Connemara de Nicolas Mathieu, 2022 chez Actes Sud. 396 pages, 22 €.

PS sans intérêt : Ce livre me fait aussi marrer car la fille en photo sur la couverture ressemble à celle que j’étais à la trentaine…

Texte © dominique cozette

Regardez danser Leila Slimani

La suite de Le Pays des autres, de Leila Slimani s’intitule Regardez-nous danser. Le premier tome de la trilogie nous emmenait au Maroc où vivait les grands-parents de l’autrice, Amine, paysan du cru, et Mathilde, alsacienne de caractère qui avait accepté d’aller vivre avec lui dans sa ferme. (voir ici mon article).
Dans ce tome 2, on s’intéresse encore à Mathilde et Amine dont l’exploitation est une réussite éclatante. Ils font maintenant partie des gens importants. Mathilde adore organiser des fêtes au bord de la piscine dont elle a arraché l’autorisation à son mari, peu enclin à apprécier ce qui n’est pas le travail. Leur domaine est réputé, c’est une entreprise qu’Amine gère de main de maître.
Mais ici, on s’intéresse de plus près à la génération de leurs enfants, aux années fin 60 et 70, mai 68 et les changements de mentalité pour certains. La fille du couple, Aïcha, est une potache qui veut faire des études. Et pour cela, elle ira dans le bercail maternel, en Alsace donc, faire ses études de médecine. Pour parler cru, elle bosse sans débander, ne sort pas, ne voit rien d’autre que ses livres et ses enseignants. Un jour, à vingt et quelques, elle vient passer ses vacances au bord de la mer chez sa cousine. Et là, elle ressent un truc extraordinaire, un coup de foudre irrépressible pour Mehdi, un beau garçon sérieux qui voulait devenir écrivain. Lui aussi est ébloui par cette femme frêle mais il se débrouille très mal avec l’amour. Et elle est une fille très sérieuse.
Le fils, donc le frère d’Aïcha, est bien moins déterminé. Il se cherche, dans ce pays qui se cherche encore depuis son indépendance. Grâce à Sélim, on ira à la rencontre des hippies, les tout premiers, qui vivent en communauté dans des villages où on les tolère et du côté de Mogador, devenue Essaouira. Les passages où on les voit vivre sont très plaisants.
La société toutefois évolue lentement. Certes, Barthes vient donner des cours aux étudiants mais Hassan II n’est pas très tolérant avec le bouillonnement de la jeunesse. La libération de la femme est un leurre et sa sexualité est carrément taboue. Les écarts entre les nouveaux riches et les pauvres se creusent, le roi échappe à des attentats, la corruption est loin de disparaître et certains, plus malins que la moyenne, pensent à des projets d’envergure pour faire du pays une autre Californie où l’Europe viendrait passer ses vacances. Mais les années de plomb, les compromissions, les rêves avortés font encore partie de cette longue période de fin du protectorat français dont le pays peine à s’exonérer.
Les portraits développés par Slimani sont attrayants, elle réussit à nous surprendre, à nous attacher à leur sort, et c’est un vrai plaisir de les voir évoluer année après année. Très bon livre.

Regardez-nous danser de Leïla Slimani, 2022 aux Editions Gallimard. 368 pages. 21 €

Texte © dominique cozette

La formidable fille parfaite

Ce roman de Nathalie Azoulai, la Fille parfaite, est brillantissime, impressionnant, d’une belle érudition et d’une langue lumineuse. Ce n’est pas qu’une histoire d’amitié fracassante entre deux filles hyper douées, c’est aussi celle d’un pouvoir mal distribué, qui donne la science aux hommes et les lettres aux femmes. Le pouvoir, plus que jamais, sera la science, la technologie, c’est ça l’avenir et Adèle, la fille parfaite, le prône, le sait, elle qui fut « dressée » par un père exigeant qu’elle adore, pour devenir la meilleure matheuse du monde.
Rachel, la narratrice, est issue d’une famille de littéraires, profs, avocats, historiens et dévoreurs de livres, ne parlant que de leurs lectures, les auteurs, les philosophes, tout ce qui manie les mots. Elle ne peut pas se destiner à autre chose, même si elle hésite à rejoindre son amie car elle est douée aussi pour les sciences.
Toutes les deux sont très blondes, ont de beaux cheveux longs, ce sont comme des jumelles, ce qu’elles désirent le plus former en avançant : à elles deux, avoir réponse à tout puisqu’elles couvriront les deux pans du savoir. C’est une sorte de pacte qu’elles signent tacitement lorsqu’elles partent à vingt ans visiter les fjords. Cette amitié incommensurable qui se suffit à elle-même — aucune autre fille ne peut devenir une telle complice, d’ailleurs, elles sont bien plus que des filles — subira des pauses dont une de dix ans, car il faut pouvoir recharger les batteries de leur entente et se rendre indépendante comme savent si bien le faire les hommes à forte carrière qui ne s’encombrent pas d’autres personnes. Adèle, c’est vrai, s’est mariée avec un homme bien, elle a eu un garçon mais elle le confie fréquemment à une voisine, à son père ou à Rachel pour pouvoir respirer.
Le livre commence par la mort d’Adèle. Elle s’est pendue, en l’absence de son mari et de son fils qui sont en vacances dans les fjords, elle a quarante-six ans, tout va bien, elle a des projets de conférences dans le monde entier, elle est reconnue internationalement, elle n’a rien laissé pour justifier son geste. Incompréhensible. Alors Rachel va tenter de comprendre, va revenir sur ce qui constitue son amie depuis qu’elle la connaît, leurs discussions, elle va se remémorer des épisodes qui n’expliquent pas tout mais quelques petits indices vont lui faire entrevoir le pourquoi de sa mort.
Ce qui m’a passionnée à la lecture de ce livre, c’est les passes d’armes entre les deux entités en compèt, les littéraires et les scientifiques, leurs arguments pour les hisser à la première place en terme d’utilité au monde, prétendre à la supériorité de l’abstrait sur l’artistique etc. J’y apprends des choses auxquelles je n’ai jamais pensé : la cruauté du monde des mathématiques avec des compétitions sans merci, la terreur que quelqu’un découvre avant vous, ou que quelqu’un fasse exploser le théorème que vous avec mis des années à construire. C’est une lutte sans fin, il y a toujours à creuser, à chercher, à trouver, à démontrer. Et c’est épuisant.
Donc, oui, passionnant.

la Fille parfaite, de Nathalie Azoulai, 2022 chez P.O.L. 316 pages, 20€.

Texte © dominique cozette

Le super Goncourt 2018

Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, est un formidable bouquin autour duquel j’ai longtemps tourné sans me décider à le lire : le titre me rebutait (et me rebute toujours, il doit venir d’une phrase ou d’un poème, comme souvent…) et c’est ma fille qui me l’a passé il y quelques jours. Heureusement, car c’est un super travail d’écrivain, une longue chronique à la fois classique dans ses qualités descriptives qui nous laissent à penser que nous sommes au cinéma, et moderne dans son style franc, véloce, net et très actuel.
Nicolas Mathieu nous emmène dans une petite vallée du nord, en perdition, quittée par les grandes industries et habitée par ceux qui restent en n’ayant plus d’espoir de carrière parmi les hauts-fourneaux refroidis, les baraques, les pavillons sans grâce, les bistrots. Nous suivons trois personnages principaux durant quatre étés de 92 à 98-coupe du monde, et beaucoup de personnages secondaires dans un remue-ménage sociétal souvent désespérant. Il y a d’abord Anthony, 14 ans au début, et son cousin, plus âgé, plus joli et plus dégourdi, qu’il envie pour ses succès féminins. Il va tenter lui aussi d’entrer dans l’âge d’homme, il désire comme un fou la belle Steph qu’il va poursuivre dans ses rêves et sans trêve, comme on le fait de tout premier amour, fondateur des autres. Anthony n’est pas un mauvais gars mais il est un peu sans consistance, il se laisse mener et ses maigres ambitions ne vont pas le transporter bien loin, tandis que Steph fera tout pour sortir de cette maudite vallée où, certes, il y a ce fameux lac où tout commence et peut finir, mais rien de bien intéressant. Elle opiniâtre et bosseuse, elle va y arriver. Le cousin, c’est pas terrible non plus, ne sait pas y faire avec ce gosse venu trop tôt et cette vie étriquée où manque le fric pour un peu de joie.
A côté d’eux, un des pères, devenu abstinent mais resté violent, qui se remet à boire dangereusement, une des mères plutôt sexy qui décide que rien n’est fini à cinquante balais, un copain au prénom arabe pour qui tout est encore plus difficile, et quelques autres personnages dont on suit le trajet dans la quête au bonheur. C’est réjouissant parfois, c’est terrible souvent de voir comment cette classe d’individus se retrouve coincée dans un déterminisme social bien délimité. C’est aussi stressant quand la violence nous emmène sur des intentions de meurtre, ou des trahisons, des injustices. Mais c’est toujours très juste, très prenant et on avance en haletant pour essayer de deviner comment ça va finir. Et on espère. Or, ce n’est pas un feel-good pavé, tout le monde ne va pas s’en sortir et d’ailleurs la fin m’a laissée d’humeur maussade, comme le temps ces jours-ci.
Ces quatre étés, avec leur canicule terriblement bien rendue, étouffante, épuisante, dégoulinante, nous montrent les transformations du tissu territorial, les quelques bonnes initiatives des dirigeants pour améliorer l’ordinaire, en même temps que leur vanité en regard du sort des gens qui peuplent cet endroit où presque rien ne peut les sauver du destin qui les emprisonne.

Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, 2018, chez Babel Actes sud, 560 pages, 9,90 €

Texte © dominique cozette

Vie et mort de Belhazar

Belhazar, le troisième roman de Jérôme Chantreau est passionnant. Il évoque un personnage hors du commun, un poète du temps, de l’ésotérique, un collectionneur de tout et de rien, un amateur de vieilles mécaniques, voitures et armes anciennes, un constructeur de bidules, peintre, inventeur, un beau jeune homme curieux comme personne, qui sait répondre à tout ou presque, et inadapté à l’enseignement tel que pratiqué. Le narrateur, qui est l’auteur, l’a eu comme élève mais sans s’apercevoir qu’il avait affaire à quelqu’un de précieux, de riche, et l’a même viré d’un cours.*
Belhazar — dont la naissance est contraire à toutes les lois de probabilité d’où son nom — est resté ami avec Pierre, le beau-fils de l’écrivain, c’est par lui qu’il a appris sa mort. Il avait dix-huit ans.
Sa mort est bizarre : il s’est tué lui-même avec un vieux pétard de la guerre de quatorze lors d’une interpellation policière qui a mal tourné. C’est un pacifique, il n’a rien d’un suicidaire bien au contraire, il fourmillait tellement de projets, et surtout, la trajectoire de la balle montre que ça aurait une curieuse position pour tirer. Alors quoi ? Une bavure, un accident stupide ? La police ne veut pas d’histoire, elle va bâcler l’enquête, pas de reconstitution, bâcler aussi l’autopsie.
Pour la mère, tant qu’on ne sait pas ce qu’il s’est passé, son fils n’est pas mort. Le père (ils sont séparés mais en bons termes) est plus fataliste. Mais cette histoire finit pas interroger l’écrivain qui va entreprendre une nouvelle enquête. Hélas, comme dans un vieux puzzle, il y a des pièces manquantes. Les deux amis de Belhazar ne peuvent pas témoigner. Le troisième flic qui était réserviste donc moins tenu au secret s’est pendu. Un « gros » avocat, genre grande gueule à intéresser les médias nationaux se passionne pour cette histoire, mais ne pourra aller au bout car il meurt, il était malade. Le jeune avocat qui prend la relève est bourré de motivation et très talentueux. Malheureusement, il a la très mauvaise idée de se trouver au Bataclan le soir de l’attentat et d’y laisser sa peau. Et, last but nos least, l’éditeur qui soutenait l’auteur décide de ne plus le publier. C’en est trop pour la mère qui en mourrait. Alors, il faut continuer… D’autres faits et rencontres viendront enrichir le récit, rendre l’enfant encore plus tangible. Mais drôle d’idée d’avoir invoqué une certaine forme de magie pour finir. On aurait pu s’en passer, heureusement que ça ne gâche en rien le roman. Formidable.
* Au tout début du livre, Jérôme Chantreau nous informe que l’histoire est vrai mais qu’il a changé les noms et lieux, tout ce qui pourrait nuire à la tranquillité des personnes autour de ce fait divers.

Belhazar de Jérôme Chantreau, 2021 aux éditions Phébus. 316 pages, 19 €

Texte © dominique cozette

Quatre heures vingt-deux minutes et dix-huit secondes

Imaginez. Vous avez la belle soixantaine, vous êtes l’épouse d’un fringant retraité avec qui vous entretenez une enviable relation, vous avez toujours, chaque jour, et sans emmerder personne, couru et pédalé sur de longues distances, votre corps est magnifique, longiligne, vos jambes sont toujours splendides sauf que … aïe, votre genou droit affligé d’une terrible arthrose qui le fait enfler démesurément, cruellement, et vous interdit le sport tel que vous aimiez le pratiquer. Vous avez refusé de vous faire opérer car selon la légende urbaine, c’est extrêmement risqué.
Imaginez maintenant que votre cher époux, pour lequel jusqu’à maintenant faire du sport équivalait à lever le coude ou ouvrir la portière de sa voiture, vous annonce qu’il a décidé de courir le prochain marathon. Vous auriez tendance à rire et pourtant, il s’y met. Et très sérieusement. Et rien ne vous agace plus que ses fanfaronnades alors que vous auriez très bien le faire, vous aussi, les doigts dans le nez. Sauf que ni la compèt’ ni les records ne vous branchent. Lui si. Et en plus, il finit ce marathon. Pas très glorieusement, en vrac et bon dernier, mais il y arrive. Vous vous dites : bon, c’est fait, il va se calmer, maintenant. Hé bien pas du tout. Entraîné par une belle et impitoyable jeune coach, Bambi, il décide de faire le tri Mettleman, soit un triathlon infaisable quand on a un certain âge.
Et pour Serenata, la narratrice, tout bascule dans l’horreur . Ce tri, ce truc, c’est une vraie secte : on ne vit que pour ça, on ne parle que de ça, plus on souffre, mieux c’est et d’ailleurs, on ne soigne pas ses tendinites, on continue coûte que coûte. Son mari et elle ne font plus que cohabiter sauf que c’est elle qui reçoit, les soirs après l’entraînement, l’équipe des coureurs de l’écurie Bambi, la coach qui la méprise (c’est réciproque). C’est encore elle qui fait les courses et les dîners, qui s’emmerde comme pas possible, qui assure aussi le financement de ce sport excessivement coûteux. Et notre pauvre épouse ne peut pas se plaindre auprès de sa fille qui est dans une autre secte, la religion avec ses cinq enfants endoctrinés, ni auprès de son grand fils, une sorte de Tanguy qui « bricole » (entendez qui deale probablement) et qui se fout de tout et surtout de la gueule des sportifs pour ces souffrances infligées pour rien…
Quatre heures vingt-deux minutes et dix-huit secondes est le dernier opus de Lionel Shriver qui avait écrit le best-seller Il faut qu’on parle de Kevin. C’est aussi le temps moyen d’un marathon.
Au début, ça ne me plaisait pas trop, flûte, encore une histoire de couple vieillissant qui se délite mais Shriver est tellement habile pour vous entraîner dans son univers, qu’on veut tout savoir. S’y adjoint aussi une calamiteuse histoire, une sorte de procès où est jugé son mari parce qu’il s’est énervé contre sa jeune cheffe noire. Cause de son licenciement qu’il digère très mal. Ceci dit, la narratrice, Serenata, est elle aussi une plaie ambulante. Elle sait tout, fait tout mieux que tout le monde, ne possède aucune souplesse d’esprit et frise souvent l’intolérance. Bref, ici, tout le monde en prend pour son grade. A l’américaine of course !

Quatre heures vingt-deux minutes et dix-huit secondes par Lionel Shriver aux Editions Belfond, traduit par Catherine Gibert. 2020 pour l’original, The of the Body through Space. 384 pages, 22 €.

Texte © dominique cozette

 

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