Connemara, le livre

Le nouveau roman de Nicolas Mathieu porte le nom de la chanson de Sardou, Connemara, censée animer les soirées de ces vieux ados que sont les quadras bourrés ou chargés, mais aussi mariages et autres festivités professionnelles. Ce truc qui te reste dans la tête toute la journée. J’eusse préféré Magnolias, de Cloclo, mais on ne m’a pas demandé mon avis.
Comme dans son précédent ouvrage, Leurs Enfants après eux, goncourisé, celui-ci se situe dans un bled de l’est de la France, toujours aussi peu attrayant car plus rien d’intéressant ne s’y passe. Pour qui a de l’ambition, il faut aller en ville ou à Paris. C’est le périple que choisit Hélène, héroïne principale de l’histoire. Quand je dis l’histoire, ce n’est pas vraiment une histoire mais plutôt une sorte de parcours de vie où l’on voit se développer, en flahes back, sa personnalité, au travers de ses parents, voire de ses grands parents, de leur classe sociale, de l’amour qu’elle a ou non reçu. Elle a décidé depuis son adolescence d’aller loin, elle a la chance d’être douée pour les études, elle remplira les bonnes cases. Un mariage enviable, deux fillettes, une superbe maison, etc, la réussite selon le cliché.
Un autre personnage apparaît, Christophe. Ils étaient dans le même établissement scolaire, c’était un beau mec d’autant plus excitant pour des gamines aux hormones en folie qu’il était la vedette régionale du club de hockey sur glace. Lui aussi a un parcours que l’on suivra depuis son enfance, l’auteur n’est pas avare de détails, bien au contraire. Lui n’a jamais éprouvé le besoin de partir d’ici, il y a le club, donc, ses fidèles vieux potes, son père chez qui il vit depuis que la mère de leur fils ne veut plus de lui, et qui garde le gamin avec un amour débordant.
Bien sûr, ils vont se retrouver, quoi qu’ils n’aient pas de souvenirs précis ensemble, mais ce n’est pas vraiment le sujet, et d’ailleurs, s’en tireront-ils, auront-ils réellement envie de conjurer un passé qui leur saute à la figure continuellement, seront-ils assez souples ou naïfs ou confiants pour cela ?
Ce livre est en fait le prétexte à dézinguer notre petite société franchouillarde, avec tendresse ou cruauté, à expliciter ces fameux problèmes de transfuges de classe  dont il est si difficile de s’extraire quand on n’a pas eu la chance d’être né nanti et malgré tout le talent qu’on développe, à montrer aussi que le plafond de verre, s’il n’existe pas vraiment, est avantageusement remplacé par la fameuse complicité masculine dans la course au pouvoir.
Le livre dépeint aussi, et c’est super intéressant au regard de l’affaire McKinsley, le cynisme de tous ces cabinets qui portent la bonne parole à prix d’or auprès de clients qu’ils méprisent et dominent, comment ils les manipulent ou les flattent pour obtenir un marché juteux, le vocabulaire et la technologie de cette catégorie de boîtes de conseils ultra-prédateurs sans aucune vergogne.
Connemara est très  attrayant car on s’y reconnaît bien, en tout cas on y retrouve ce qu’on a côtoyé comme sur un film Super 8 avec le son, les amours et râteaux adolescents, les rêves avortés, les parents qui n’y comprennent rien, les mômes ou les maris ou les femmes qui font chier, les beuveries ringardes, les mariages caricaturaux, les pensées sombres, les espoirs  désespérés et même les campagnes politiques (enfin, pas trop) puisque la fin du livre se passe alors que Macron va être élu. Livre très dense qu’on ne lit pas en une demi-heure. Moi, j’aime bien quand ça foisonne…

Connemara de Nicolas Mathieu, 2022 chez Actes Sud. 396 pages, 22 €.

PS sans intérêt : Ce livre me fait aussi marrer car la fille en photo sur la couverture ressemble à celle que j’étais à la trentaine…

Texte © dominique cozette

Regardez danser Leila Slimani

La suite de Le Pays des autres, de Leila Slimani s’intitule Regardez-nous danser. Le premier tome de la trilogie nous emmenait au Maroc où vivait les grands-parents de l’autrice, Amine, paysan du cru, et Mathilde, alsacienne de caractère qui avait accepté d’aller vivre avec lui dans sa ferme. (voir ici mon article).
Dans ce tome 2, on s’intéresse encore à Mathilde et Amine dont l’exploitation est une réussite éclatante. Ils font maintenant partie des gens importants. Mathilde adore organiser des fêtes au bord de la piscine dont elle a arraché l’autorisation à son mari, peu enclin à apprécier ce qui n’est pas le travail. Leur domaine est réputé, c’est une entreprise qu’Amine gère de main de maître.
Mais ici, on s’intéresse de plus près à la génération de leurs enfants, aux années fin 60 et 70, mai 68 et les changements de mentalité pour certains. La fille du couple, Aïcha, est une potache qui veut faire des études. Et pour cela, elle ira dans le bercail maternel, en Alsace donc, faire ses études de médecine. Pour parler cru, elle bosse sans débander, ne sort pas, ne voit rien d’autre que ses livres et ses enseignants. Un jour, à vingt et quelques, elle vient passer ses vacances au bord de la mer chez sa cousine. Et là, elle ressent un truc extraordinaire, un coup de foudre irrépressible pour Mehdi, un beau garçon sérieux qui voulait devenir écrivain. Lui aussi est ébloui par cette femme frêle mais il se débrouille très mal avec l’amour. Et elle est une fille très sérieuse.
Le fils, donc le frère d’Aïcha, est bien moins déterminé. Il se cherche, dans ce pays qui se cherche encore depuis son indépendance. Grâce à Sélim, on ira à la rencontre des hippies, les tout premiers, qui vivent en communauté dans des villages où on les tolère et du côté de Mogador, devenue Essaouira. Les passages où on les voit vivre sont très plaisants.
La société toutefois évolue lentement. Certes, Barthes vient donner des cours aux étudiants mais Hassan II n’est pas très tolérant avec le bouillonnement de la jeunesse. La libération de la femme est un leurre et sa sexualité est carrément taboue. Les écarts entre les nouveaux riches et les pauvres se creusent, le roi échappe à des attentats, la corruption est loin de disparaître et certains, plus malins que la moyenne, pensent à des projets d’envergure pour faire du pays une autre Californie où l’Europe viendrait passer ses vacances. Mais les années de plomb, les compromissions, les rêves avortés font encore partie de cette longue période de fin du protectorat français dont le pays peine à s’exonérer.
Les portraits développés par Slimani sont attrayants, elle réussit à nous surprendre, à nous attacher à leur sort, et c’est un vrai plaisir de les voir évoluer année après année. Très bon livre.

Regardez-nous danser de Leïla Slimani, 2022 aux Editions Gallimard. 368 pages. 21 €

Texte © dominique cozette

La formidable fille parfaite

Ce roman de Nathalie Azoulai, la Fille parfaite, est brillantissime, impressionnant, d’une belle érudition et d’une langue lumineuse. Ce n’est pas qu’une histoire d’amitié fracassante entre deux filles hyper douées, c’est aussi celle d’un pouvoir mal distribué, qui donne la science aux hommes et les lettres aux femmes. Le pouvoir, plus que jamais, sera la science, la technologie, c’est ça l’avenir et Adèle, la fille parfaite, le prône, le sait, elle qui fut « dressée » par un père exigeant qu’elle adore, pour devenir la meilleure matheuse du monde.
Rachel, la narratrice, est issue d’une famille de littéraires, profs, avocats, historiens et dévoreurs de livres, ne parlant que de leurs lectures, les auteurs, les philosophes, tout ce qui manie les mots. Elle ne peut pas se destiner à autre chose, même si elle hésite à rejoindre son amie car elle est douée aussi pour les sciences.
Toutes les deux sont très blondes, ont de beaux cheveux longs, ce sont comme des jumelles, ce qu’elles désirent le plus former en avançant : à elles deux, avoir réponse à tout puisqu’elles couvriront les deux pans du savoir. C’est une sorte de pacte qu’elles signent tacitement lorsqu’elles partent à vingt ans visiter les fjords. Cette amitié incommensurable qui se suffit à elle-même — aucune autre fille ne peut devenir une telle complice, d’ailleurs, elles sont bien plus que des filles — subira des pauses dont une de dix ans, car il faut pouvoir recharger les batteries de leur entente et se rendre indépendante comme savent si bien le faire les hommes à forte carrière qui ne s’encombrent pas d’autres personnes. Adèle, c’est vrai, s’est mariée avec un homme bien, elle a eu un garçon mais elle le confie fréquemment à une voisine, à son père ou à Rachel pour pouvoir respirer.
Le livre commence par la mort d’Adèle. Elle s’est pendue, en l’absence de son mari et de son fils qui sont en vacances dans les fjords, elle a quarante-six ans, tout va bien, elle a des projets de conférences dans le monde entier, elle est reconnue internationalement, elle n’a rien laissé pour justifier son geste. Incompréhensible. Alors Rachel va tenter de comprendre, va revenir sur ce qui constitue son amie depuis qu’elle la connaît, leurs discussions, elle va se remémorer des épisodes qui n’expliquent pas tout mais quelques petits indices vont lui faire entrevoir le pourquoi de sa mort.
Ce qui m’a passionnée à la lecture de ce livre, c’est les passes d’armes entre les deux entités en compèt, les littéraires et les scientifiques, leurs arguments pour les hisser à la première place en terme d’utilité au monde, prétendre à la supériorité de l’abstrait sur l’artistique etc. J’y apprends des choses auxquelles je n’ai jamais pensé : la cruauté du monde des mathématiques avec des compétitions sans merci, la terreur que quelqu’un découvre avant vous, ou que quelqu’un fasse exploser le théorème que vous avec mis des années à construire. C’est une lutte sans fin, il y a toujours à creuser, à chercher, à trouver, à démontrer. Et c’est épuisant.
Donc, oui, passionnant.

la Fille parfaite, de Nathalie Azoulai, 2022 chez P.O.L. 316 pages, 20€.

Texte © dominique cozette

Le super Goncourt 2018

Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, est un formidable bouquin autour duquel j’ai longtemps tourné sans me décider à le lire : le titre me rebutait (et me rebute toujours, il doit venir d’une phrase ou d’un poème, comme souvent…) et c’est ma fille qui me l’a passé il y quelques jours. Heureusement, car c’est un super travail d’écrivain, une longue chronique à la fois classique dans ses qualités descriptives qui nous laissent à penser que nous sommes au cinéma, et moderne dans son style franc, véloce, net et très actuel.
Nicolas Mathieu nous emmène dans une petite vallée du nord, en perdition, quittée par les grandes industries et habitée par ceux qui restent en n’ayant plus d’espoir de carrière parmi les hauts-fourneaux refroidis, les baraques, les pavillons sans grâce, les bistrots. Nous suivons trois personnages principaux durant quatre étés de 92 à 98-coupe du monde, et beaucoup de personnages secondaires dans un remue-ménage sociétal souvent désespérant. Il y a d’abord Anthony, 14 ans au début, et son cousin, plus âgé, plus joli et plus dégourdi, qu’il envie pour ses succès féminins. Il va tenter lui aussi d’entrer dans l’âge d’homme, il désire comme un fou la belle Steph qu’il va poursuivre dans ses rêves et sans trêve, comme on le fait de tout premier amour, fondateur des autres. Anthony n’est pas un mauvais gars mais il est un peu sans consistance, il se laisse mener et ses maigres ambitions ne vont pas le transporter bien loin, tandis que Steph fera tout pour sortir de cette maudite vallée où, certes, il y a ce fameux lac où tout commence et peut finir, mais rien de bien intéressant. Elle opiniâtre et bosseuse, elle va y arriver. Le cousin, c’est pas terrible non plus, ne sait pas y faire avec ce gosse venu trop tôt et cette vie étriquée où manque le fric pour un peu de joie.
A côté d’eux, un des pères, devenu abstinent mais resté violent, qui se remet à boire dangereusement, une des mères plutôt sexy qui décide que rien n’est fini à cinquante balais, un copain au prénom arabe pour qui tout est encore plus difficile, et quelques autres personnages dont on suit le trajet dans la quête au bonheur. C’est réjouissant parfois, c’est terrible souvent de voir comment cette classe d’individus se retrouve coincée dans un déterminisme social bien délimité. C’est aussi stressant quand la violence nous emmène sur des intentions de meurtre, ou des trahisons, des injustices. Mais c’est toujours très juste, très prenant et on avance en haletant pour essayer de deviner comment ça va finir. Et on espère. Or, ce n’est pas un feel-good pavé, tout le monde ne va pas s’en sortir et d’ailleurs la fin m’a laissée d’humeur maussade, comme le temps ces jours-ci.
Ces quatre étés, avec leur canicule terriblement bien rendue, étouffante, épuisante, dégoulinante, nous montrent les transformations du tissu territorial, les quelques bonnes initiatives des dirigeants pour améliorer l’ordinaire, en même temps que leur vanité en regard du sort des gens qui peuplent cet endroit où presque rien ne peut les sauver du destin qui les emprisonne.

Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, 2018, chez Babel Actes sud, 560 pages, 9,90 €

Texte © dominique cozette

Vie et mort de Belhazar

Belhazar, le troisième roman de Jérôme Chantreau est passionnant. Il évoque un personnage hors du commun, un poète du temps, de l’ésotérique, un collectionneur de tout et de rien, un amateur de vieilles mécaniques, voitures et armes anciennes, un constructeur de bidules, peintre, inventeur, un beau jeune homme curieux comme personne, qui sait répondre à tout ou presque, et inadapté à l’enseignement tel que pratiqué. Le narrateur, qui est l’auteur, l’a eu comme élève mais sans s’apercevoir qu’il avait affaire à quelqu’un de précieux, de riche, et l’a même viré d’un cours.*
Belhazar — dont la naissance est contraire à toutes les lois de probabilité d’où son nom — est resté ami avec Pierre, le beau-fils de l’écrivain, c’est par lui qu’il a appris sa mort. Il avait dix-huit ans.
Sa mort est bizarre : il s’est tué lui-même avec un vieux pétard de la guerre de quatorze lors d’une interpellation policière qui a mal tourné. C’est un pacifique, il n’a rien d’un suicidaire bien au contraire, il fourmillait tellement de projets, et surtout, la trajectoire de la balle montre que ça aurait une curieuse position pour tirer. Alors quoi ? Une bavure, un accident stupide ? La police ne veut pas d’histoire, elle va bâcler l’enquête, pas de reconstitution, bâcler aussi l’autopsie.
Pour la mère, tant qu’on ne sait pas ce qu’il s’est passé, son fils n’est pas mort. Le père (ils sont séparés mais en bons termes) est plus fataliste. Mais cette histoire finit pas interroger l’écrivain qui va entreprendre une nouvelle enquête. Hélas, comme dans un vieux puzzle, il y a des pièces manquantes. Les deux amis de Belhazar ne peuvent pas témoigner. Le troisième flic qui était réserviste donc moins tenu au secret s’est pendu. Un « gros » avocat, genre grande gueule à intéresser les médias nationaux se passionne pour cette histoire, mais ne pourra aller au bout car il meurt, il était malade. Le jeune avocat qui prend la relève est bourré de motivation et très talentueux. Malheureusement, il a la très mauvaise idée de se trouver au Bataclan le soir de l’attentat et d’y laisser sa peau. Et, last but nos least, l’éditeur qui soutenait l’auteur décide de ne plus le publier. C’en est trop pour la mère qui en mourrait. Alors, il faut continuer… D’autres faits et rencontres viendront enrichir le récit, rendre l’enfant encore plus tangible. Mais drôle d’idée d’avoir invoqué une certaine forme de magie pour finir. On aurait pu s’en passer, heureusement que ça ne gâche en rien le roman. Formidable.
* Au tout début du livre, Jérôme Chantreau nous informe que l’histoire est vrai mais qu’il a changé les noms et lieux, tout ce qui pourrait nuire à la tranquillité des personnes autour de ce fait divers.

Belhazar de Jérôme Chantreau, 2021 aux éditions Phébus. 316 pages, 19 €

Texte © dominique cozette

Quatre heures vingt-deux minutes et dix-huit secondes

Imaginez. Vous avez la belle soixantaine, vous êtes l’épouse d’un fringant retraité avec qui vous entretenez une enviable relation, vous avez toujours, chaque jour, et sans emmerder personne, couru et pédalé sur de longues distances, votre corps est magnifique, longiligne, vos jambes sont toujours splendides sauf que … aïe, votre genou droit affligé d’une terrible arthrose qui le fait enfler démesurément, cruellement, et vous interdit le sport tel que vous aimiez le pratiquer. Vous avez refusé de vous faire opérer car selon la légende urbaine, c’est extrêmement risqué.
Imaginez maintenant que votre cher époux, pour lequel jusqu’à maintenant faire du sport équivalait à lever le coude ou ouvrir la portière de sa voiture, vous annonce qu’il a décidé de courir le prochain marathon. Vous auriez tendance à rire et pourtant, il s’y met. Et très sérieusement. Et rien ne vous agace plus que ses fanfaronnades alors que vous auriez très bien le faire, vous aussi, les doigts dans le nez. Sauf que ni la compèt’ ni les records ne vous branchent. Lui si. Et en plus, il finit ce marathon. Pas très glorieusement, en vrac et bon dernier, mais il y arrive. Vous vous dites : bon, c’est fait, il va se calmer, maintenant. Hé bien pas du tout. Entraîné par une belle et impitoyable jeune coach, Bambi, il décide de faire le tri Mettleman, soit un triathlon infaisable quand on a un certain âge.
Et pour Serenata, la narratrice, tout bascule dans l’horreur . Ce tri, ce truc, c’est une vraie secte : on ne vit que pour ça, on ne parle que de ça, plus on souffre, mieux c’est et d’ailleurs, on ne soigne pas ses tendinites, on continue coûte que coûte. Son mari et elle ne font plus que cohabiter sauf que c’est elle qui reçoit, les soirs après l’entraînement, l’équipe des coureurs de l’écurie Bambi, la coach qui la méprise (c’est réciproque). C’est encore elle qui fait les courses et les dîners, qui s’emmerde comme pas possible, qui assure aussi le financement de ce sport excessivement coûteux. Et notre pauvre épouse ne peut pas se plaindre auprès de sa fille qui est dans une autre secte, la religion avec ses cinq enfants endoctrinés, ni auprès de son grand fils, une sorte de Tanguy qui « bricole » (entendez qui deale probablement) et qui se fout de tout et surtout de la gueule des sportifs pour ces souffrances infligées pour rien…
Quatre heures vingt-deux minutes et dix-huit secondes est le dernier opus de Lionel Shriver qui avait écrit le best-seller Il faut qu’on parle de Kevin. C’est aussi le temps moyen d’un marathon.
Au début, ça ne me plaisait pas trop, flûte, encore une histoire de couple vieillissant qui se délite mais Shriver est tellement habile pour vous entraîner dans son univers, qu’on veut tout savoir. S’y adjoint aussi une calamiteuse histoire, une sorte de procès où est jugé son mari parce qu’il s’est énervé contre sa jeune cheffe noire. Cause de son licenciement qu’il digère très mal. Ceci dit, la narratrice, Serenata, est elle aussi une plaie ambulante. Elle sait tout, fait tout mieux que tout le monde, ne possède aucune souplesse d’esprit et frise souvent l’intolérance. Bref, ici, tout le monde en prend pour son grade. A l’américaine of course !

Quatre heures vingt-deux minutes et dix-huit secondes par Lionel Shriver aux Editions Belfond, traduit par Catherine Gibert. 2020 pour l’original, The of the Body through Space. 384 pages, 22 €.

Texte © dominique cozette

 

Ma vie Manœuvre comme il dit

Après Rock (voir ici) où Philippe Manœuvre nous raconte, très partiellement, sa vie de dingue et de patachon, voici son dernier opus, Flashback Acide, où il nous narre d’autres épisodes mais en plus « poudrés » car tous axés sur les excès de dope qui ont jalonné son immense parcours de critic rock presse-TV, écrivain et rédac-chef, et il écrit tellement bien, une punchline toutes les lignes, que c’en est un régal. Pour ceux qui ont le rock dans le sang. Même si je suis de la demi-génération du dessus, on a beaucoup en commun à commencer par les pionniers, puis les Stones etc… et même si je n’ai pas fréquenté ouitivement la plupart des artistes cités ici, on s’amuse beaucoup à imaginer ces énormes frasques.
Il avertit au début du livre qu’un fan de son bouquin Rock lui avait dit qu’il avait trouvé ça  bien sage, ajoutant  « mais je comprends, aujourd’hui, on ne peut plus parler de rien ». C’est de là qu’est parti son bouquin. Donc merci le fan !
Le livre n’enfile pas que des épisodes. Chaque chapitre est dédié à un thème ou une personne en particulier, c’est net, c’est carré mais pour autant, pas square du tout. Donc il va être question de champignons, LSD, coke, speed, whisky, bitures, trips, descentes, morts… Philippe tient à nous informer qu’il a cessé alcool et coke depuis plus de vingt ans. (Mais pas la fumette occasionnelle et certaines occasions de champignons).
Le premier chapitre s’intéresse aux Scorpions qui vont entraîner notre journaliste à un trip extraordinaire en Russie, pour commencer leur amitié, car bien plus loin ensuite. Puis avec Virginie Despentes, ils vivent ensemble à ce moment-là, ils vont aller goûter de terribles champi à Amsterdam. Un chapitre sur joies et misères de la cocaïne (NB : PM met les vrais noms des protagonistes avec leur accord, on sait à qui on a affaire, c’est plus facile de les imaginer).
Puis vie et mort d’un certain Lemmy, personnage extraordinaire qui fut, principalement, bassiste insensé de Motörhead. Trois chapitres différents sur la dope, l’un est un musée suisse de ouf, l’autre une convention hors normes du LSD et le dernier, mais pas le moindre, la cannabis cup. Là, on plane dru du matin au matin suivant. Hallucinant, si j’ose ce mauvais jeu de mot.
Un beau, oui, chapitre sur Bowie qui ne fut pas le dernier à en user grave de chez grave. Et quelques autres plongeons dans sa mémoire riche de quarante années d’assiduités nocturnes dans le bain bouillonnant du rock et du punk. Edifiant !
Tout ça tissé d’humour overdosé, de name dropping à l’excès, de révélations ébouriffantes (ou pas pour les connaisseurs fidèles), de réminiscences farfelues, d’indiscrétions posthumes, dans un style explosif, volcanique et jamais poncé à l’émeri. Du glitter, de la fulgurance, bref le rock’n drôle de Philman !

Flashback Acide de Philippe Manœuvre, 2021 aux éditions Robert Laffont. 270 pages, 19,90 €.

Journal d'un intellectuel en chômage.

Ce Journal d’un intellectuel en chômage est le titre de ce petit livre formidable de Denis de Rougemont (1906-1985), un écrivain, philosophe et universitaire suisse qui a produit une liste ahurissante d’écrits et participé à des centaines de rencontres, conférences et autres discussions publiques. Le titre et la couverture du livre m’ont attirée je ne sais pourquoi, cependant la photo de l’auteur, par ailleurs bel homme, m’a induite en erreur puisqu’il a écrit ce journal avant d’avoir trente ans. Pourquoi « en » chômage, précise-t-il en exergue ? Parce qu’un intellectuel n’est jamais « au » chômage puisqu’il réfléchit tout le temps. Mais il s’y retrouve malgré tout après la faillite d’une maison d’édition où il travaillait. Il décide alors de prendre une retraite de deux ans, au loin (de Paris), dans un trou perdu, avec sa femme, et il pointe sur … l’île de Ré. Avec juste de quoi tenir quelques semaines.
Et c’est ça qui est drôle déjà. L’île de Ré dans la fin des années 30, vu par un homme issu de la société bourgeoise. Déjà un voyage très long et éprouvant, puis la pluie pour prendre le bac et le gramophone à protéger car on le lui a prêté. Puis un car pour aller du port à l’autre bout de l’île, soit deux heures de route mal tenue pour faire trente bornes. Une maison basse sans chauffage ni eau courante. Il adore. Une vieille poule vit dans un coin, il vont la nourrir bien qu’eux-mêmes sans trop de ressources, elle va revivre et faire des petits. Sur l’île, les gens sont moches, pauvres et simples. Ce sont des pêcheurs, des cultivateurs et des sauniers (sel), mais en hiver, ils vivent de très peu. Lui aussi. Il n’a que 900 francs et l’argent fond trop vite, surtout que les manuscrits qu’il pond sur sa vieille machine sont très chers à envoyer. Son métier d’écrivain ne trouve aucun crédit auprès des gens du cru pour lesquels seul les travailleurs manuels exercent un métier. Celui d’écrivain n’existe pas car pas socialement classé, privé de  la protection des conventions. « Non seulement je ne sens pas qu’ils se méfient de moi en tant qu’intellectuel ou « spécialiste », mais encore je devine qu’ils n’estiment pas que je puisse avoir une opinion plus avertie que la leur sur les sujets que je viens de nommer. Ils ne se doutent pas que c’est de cela précisément qu’un écrivain peut faire sa « spécialité ». Et rien ne les étonnerait davantage que d’apprendre un beau jour que je m’intéresse à leurs « idées », à leur situation, à leurs problèmes, et que j’en fais parfois la matière même de mon travail … »
Denis de Rougemont étudie les mœurs des gens, leur vie minuscule, leurs croyances, leur soumission inconsciente à la pensée d’en haut (celle qui leur vient par quelques  journaux, sans esprit critique, ou celle de quelques orateurs dont la pensée ne pèse en rien par rapport à leur talent d’orateur), leur manque de désir d’une autre existence plus riche, par exemple. « Je note, à l’usage d’un futur historien des mœurs, que la presse « de droite » reflète assez exactement la mentalité et les conversations de la bourgeoisie conservatrice, alors que la presse de gauche ne reflète nullement la mentalité ni les conversations populaires. C’est que les journaux socialistes et communistes sont dirigés par des bourgeois, ou par des candidats à la bourgeoisie, en tous cas par des gens qui recherchent la « considération » du peuple. D’où le ton haineux, typiquement petit-bourgeois, de certaines de ces feuilles. Je n’ai jamais retrouvé ce ton dans le peuple. S’il en paraît parfois, par accident, quelques traces ici ou là, c’est que le peuple de France lit trop de journaux, ne lit que cela, et finit par se croire « le peuple » tel que l’imaginent les bourgeois et leurs journalistes. » Il fait intervenir ses philosophes de prédilection, Nietzsche, Kierkeegard… et commente les courants politiques du moment, marxisme, totalitarisme, capitalisme. Et puis ce qui est incongru : ses réflexions sur la condition animale, la prédation humaine, lorsqu’il s’agit de jeter les crevettes vivantes dans l’eau bouillante : « Je regrette vraiment beaucoup mais il faut que je vous mange ! Dure nécessité, et croyez que cela me fend le cœur ! »
Après l’île de Ré, un village du Gard où il va rencontrer d’autres personnes, des « gens » toujours, qui parlent drôlement (accent plus expressions locales), son rapport avec eux, le peuple (dont il parle sans mépris, d’ailleurs il ne se sent pas appartenir à une élite, loin de là), les beaux paysages qu’il décrit avec un superbe talent poétique.
Il se complaît à décrire le « grain rugueux de cette vie sans horizon, sans dimensions, qui est la vie du très grand nombre », une vie dépouillé d’art et de lien spirituel.
Puis le retour à Paris, porte de Choisy, en été. Périple assez long encore qui lui permet de comprendre les différences de mentalité entre les régions (qu’il voit comme crasseuses) et la banlieue : « les provinciaux ignorent obstinément, peut-être même haïssent la couleur verte, le soleil, la nature, la propreté. Ils aiment le noir avec fanatisme. J’observe aussi qu’ils s’arrangent pour vivre plus mal que la population des faubourgs des grandes ville. Le goût de « la vie saine » et du grand air, vous ne le trouverez que dans « la banlieue rouge » de Paris, d’ailleurs importée d’U.R.S.S., et récemment ».
Il faut lire ses notes à propos du métro, de l’ennui qui nous guette, des urbains. A la fin du livre, on devine la possibilité d’une fuite ailleurs…
Il y a beaucoup à citer dans cet ouvrage très intéressant sur le plan de l’évolution des mœurs, des idées, des styles de vie. Près d’un siècle s’est écoulé, néanmoins son récit n’est en rien démodé, son écriture est très actuelle. Et son sens de la poésie, très profond, saupoudre ce texte d’un authentique plaisir de lire.

Journal d’un intellectuel en chômage de Denis de Rougemont, écrit en 1933-1935. 1945 et 2012 aux Editions de la Baconnière (Suisse). 270 pages, 15 €.

Texte © dominique cozette

Monument National

J’avais aimé  le premier livre de Julia Deck, Viviane Elisabeth Fauville, pas trop les deux suivants et me suis régalée avec ce dernier, Monument National, qui fait référence à deux possibles gloires nationales adorées du public, Bebel ou Johnny. Pas ressemblants. Mais dont la jeune femme est un calque de Laetitia, ici prénommée Ambre, asperge blonde, mère adoptive d’une petite Asiate, la narratrice. Ambre gère tout de sa star en mauvaise santé et en fin de carrière, elle souhaite que le couple Macron les invite à l’Elysée pour un soufflage national de 70 bougies car, oui,  toutes les médailles et décorations possibles lui ont déjà été offertes. Y arrivera t-elle ?
Ce n’est pas le moindre suspense de l’ouvrage où l’on croise aussi des 9-3, une caissière de Super-U, mère célibataire d’un même insupportable, et personnage très louche, un type clinquant qui deviendra coach de l’acteur, un patron ordinaire de super marché, une dame Gilet Jaune …
Ce petit monde va se retrouver au Château, où vit la famille people, avec des histoires de jalousie, celle de l’épouse par rapport à la fille de l’idole qui se ramène tambour battant juste avant le confinement. Où se côtoie aussi l’intendance, chauffeur et gardien des somptueuses voitures de collection, cuisinière, jardinier, nurse etc.
C’est un texte effréné, une pochade avec des complots, des surveillances, des unions, car à la clé il y a beaucoup à gagner ou à perdre à la prochaine mort du Monument, cela dépend où l’on se place. C’est bien sûr une satire de notre microcosme, les personnalités n’existant que par le prisme des réseaux sociaux, principalement Instagram, et d’abord le pognon de dingue qu’on peut ensevelir sous le sable brûlant des paradis fiscaux où la vieille star possède une somptueuse villa.
Cocasse et rigolo, un peu foutraque parfois comme aime l’autrice, c’est un prétexte idéal pour prendre du bon temps.

Monument National de Julia Deck, 2022 aux Editions de Minuit. 206 pages, 17 €.

Texte © dominique cozette

Se sacrifier pour ses enfants ou pas

Joyce Maynard, vous savez, cette écrivaine qui toute jeune fille fut pratiquement enlevée et mal traitée (oui, en deux mots) par J. D. Salinger (voir article ici), de 38 ans son aîné, en est à son dixième roman avec Où vivaient les gens heureux, mais comme les gens heureux n’ont pas d’histoire, ils ne le furent pas très longtemps. Le thème de la famille, exploité ici, est affiné par celui du devoir sacrificiel, à savoir : doit-on tout dire à ses enfants pour qu’ils comprennent ce qu’il s’est passé dans le couple des parents et pourquoi ils en sont arrivés là. Eleonor décide de la fermer et la cruauté de la vie fera qu’elle y perdra énormément, jusqu’à l’amour de ses enfants. Partiellement.
Le début est un peu compliqué car il grouille de personnages, tous ceux que l’on retrouvera dans les chapitres suivants qui content la genèse des relations entre eux. Il s’agit du mariage de la fille aînée du couple, devenu garçon, d’une partie de la famille recomposée et du voisinage. Outre Eleonor, l’autre personnage principal est la grande vieille ferme en pleine campagne où se passe la fête, où s’est passée la vie heureuse puis tragique des personnages.
Cette ferme, Eleanor l’achète lorsqu’elle a dix-huit ans, avec l’argent des livres pour enfants qu’elle vient de publier. Ce n’est pas un château, tout est à faire, le lieu est isolée, les vieilles pierres, l’immense hêtre et le cours d’eau en-bas : un coup de foudre. Ses parents, alcooliques, mondains, égocentrés, qui ne vivaient que pour eux sans jamais lui montrer de preuves d’amour, sont morts deux ans avant dans un accident. Elle continue sa série de petits livres qui se vendent très bien et, un jour de foire, elle rencontre l’homme de sa vie, Mac, un très grand mec plein de cheveux roux, coolissime, chaleureux, gentil.
Tout de suite, il lui annonce qu’il veut plein de bébés avec elle, ce dont elle rêve aussi. Deux fillettes naissent puis un petit gars, terriblement suractif, intelligent, avec un plumeau roux sur la tête, comme son père. Le père qui gagne très mollement sa vie en sculptant des bols en bois qu’il vend par-ci, par-là. Sans jamais se biler. Ni stresser. Il sait faire tellement de choses, il est tellement fait pour vivre en pleine nature avec ses petits, il aime tellement l’amour avec sa femme. Tout est beau.
Sauf que l’argent ne rentre pas toujours. Et qu’il s’impatiente de ce qu’elle le lui demande pour qu’il contribue aux charges. Il trouve qu’elle ne pense qu’à l’argent, que c’est négatif.
Un jour, un premier drame frappe la famille, un terrible accident sur un des enfants. Par une faute d’inattention de Cam qu’elle ne peut pardonner. Mais l’amour est là qui va remédier au handicap. Puis un autre drame qui va scinder la famille. Pour ne pas détruire l’image de leur père, et tenir la promesse de ne jamais dire du mal de l’autre, Eleonor va devenir peu à peu la méchante, amère, pleine de ressentiment, celle par qui tout le malheur arrive, celle qui est partie, celle qui a fait tellement souffrir son mari. Et pourtant, c’est à cause de lui que tout est arrivé. Lui qui, en plus, n’a jamais subvenu aux besoins de tous, lui qui, plus tard, ne lui sera même pas reconnaissant pour son abnégation qui la grille auprès de ceux qu’elle aime le plus. Et dont profite tellement.
Cette très longue partie du livre est très agaçante pour la lectrice que je suis. Cette injustice me fait mal, l’attitude des enfants est tellement blessante, l’image du père est tellement indûment valorisée…
C’est un gros livre sentimental qui, comme beaucoup de romans américains, décortique à l’envi les sentiments de tous, va chercher dans leur entourage d’autres caractères qui vivent aussi leurs bonheurs et leurs drames tout en étayant l’épaisseur des protagonistes. Une saga bouleversante qui court sur des décennies en accompagnant subtilement l’évolution de la société américaine.

Où vivaient les gens heureux de Joyce Maynard, 2021 aux Editions Philippe Rey (titre original : Count the Ways.) Traduit par Florence Lévy Paolini. 550 pages, 24 €.

Texte © dominique cozette

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