Quel foutoir, sa vie !

C’est ce que signifie Ma vie balagan, mot hébreu ou yiddisch ou encore issu du russe. C’est feue la délicieuse petite bonne femme qu’était Marceline Loridan-Ivens qui évoque des épisodes marquants de sa vie faite de très hauts et de très bas.
Juive, elle fut déportée à l’âge de 15 ans à Auschwitz-Birkenau, perdit son père adoré et beaucoup d’autres membres de sa famille comme elle déportés, mais l’optimiste toujours la mena par le bout du nez. Au détour de diverses anecdotes qui remontent à sa mémoire, elle livre les atrocités des camps dont elle fut victime et témoin et ses façons quelques peu originale d’échapper à ces horreurs en racontant toutes sortes d’histoires, en aidant les plus faibles, en s’intéressant aux autres. Et confirme que c’était irracontable, c’est pourquoi, lors de leur retour, les rescapés cessèrent d’en parler : personne ne voulait les croire.
Mais Marceline ne se laisse pas aller à la nostalgie. Elle lit, elle se met au travail et, chemin faisant, découvre la formidable liberté des jeunes à Saint-Germain-des-Près. Elle se mêle à eux, se nourrit de leur culture, de leurs connaissances et de leur entrain. Elle y vit beaucoup la nuit, elle adore le jazz et danser le bop. Et un jour, elle rencontre celui qui deviendra son premier mari dont elle a gardé le nom : Loridan, mais plus tard, elle refusera de le suivre sur ses chantiers dans les pays étrangers. Pas question de quitter la folle ambiance rive gauche.
Elle s’engage en politique, s’intéresse de très près à la guerre d’Algérie, transporte des valises pour le FLN, découvre Brecht et Jean Vilar. Par le manque d’études, elle se rend compte qu’elle est sous influence des intellectuels, principalement des hommes mais  son culot, son humour et sa détermination en font une femme forte. Elle sera dans la lutte pour l’avortement et son nom fera partie des 343 salopes.
Elle rencontre des gens de cinéma qui vont la faire avancer. Notamment Jean Rouch, grâce à qui elle va faire la connaissance d’un cinéaste important, de trente ans son aîné : Joris Ivens. Un amour puissant qui va lui faire parcourir le monde, la Chine surtout, et dédier sa vie au cinéma, celui de son homme et aussi le sien.
Elle nous raconte son amitié avec Simone Veil qui vivait aussi dans le même camp, leurs retrouvailles, leur entente mais aussi leurs différences.
Elle parle d’événements essentiels et traumatisants que le cerveau masque pendant des années et qui reviennent un jour tout bouleverser, comme son emploi au camp qui était de creuser des trous pour enfouir les morts. Elle dit aussi avoir un regret inconsolable : son père, prisonnier dans un autre camp, lui avait fait parvenir une lettre qu’elle a lue et relue puis planquée mais qui a été perdue dans ses pérégrinations. Dès lors, elle n’a plus pu se souvenir de ce qu’il lui avait écrit, et c’était le dernier contact qu’il a eu avec elle. (Elle lui a consacré un livre formidable.
Ce livre, écrit lorsqu’elle avait soixante-dix-huit ans, avec l’aide d’Elizabeth D. Inandiak, fourmille d’histoires, de moments, de réminiscences parfois très drôles, à son image, joyeusement bordélique. Un grand moment d’humanité par un petit bout de femme à l’énergie contagieuse. Elle s’est éteinte en 2018, à quatre-vingt-dix ans.
(Voir aussi son magnifique livre où elle évoque l’amour après, sous-entendu les camps)

Ma vie balagan par Marceline Loridan-Ivens, 2008. Editions Arion Robert Laffont (poche). 266 pages, 9 €.

Texte © dominique cozette

L'amour après l'horreur.

Ce petit bout femme immense revient nous parler de la vie, de l’amour donc dans son nouveau livre l’amour après. L’amour, comment ça peut être après les cauchemars des camps où, petit bourgeon, son corps mis à nu par les SS, s’est desséché pour longtemps. Marceline Loridan-Ivens, du nom de ses deux maris, se raconte sans ambages comme le ferait une gamine qui n’a peur de rien. Ouvrant sa valise d’amour, là où elle gardait lettres, photos, petits mots, tickets, qu’elle a trimballée partout sans jamais l’ouvrir pendant des décennies, elle y (re)découvre, en fumant des petits joints, la fille libre qu’elle continue d’être, celle qui décide de ne jamais se soumettre à personne et va se dévergonder à Saint-Germain des Prés. Elle est belle, tonique, drôle, sans tabous, elle plaît, les hommes tombent comme des mouches.
Une lettre qu’elle retranscrit, que je trouve formidable, dont j’envie l’amour de l’expéditeur qui écrit avec une telle finesse sur celle qui ne veut pas de lui…et qui signe  : Georges Perec ! Rien que ça. Et d’autres, connus, pas connus, oubliés souvent, un « vieux » de 40 ans qu’elle fuit parce qu’il a su y faire et trouver le petit nerf sensible de son sexe, ça la chavire et lui fait peur… son premier mari, un brave type dans le bâtiment qu’elle ne suit pas dans sa trajectoire, puis l’amour de sa vie, le grand et magnifique cinéaste Joris Ivens, de 30 ans son aîné, libre comme elle, amoureux, tolérant, qui admet le très jeune amant avec qui elle vit une longue passion, le mari protecteur, avec qui elle travaillera autour du monde, jusqu’à sa mort.
Dans le livre il y a bien sûr les amitiés qui se sont soudées à Auschwitz ou Birkenau, dont Simone Veil mais aussi d’autre filles déportées qui s’amusent comme elle avec les bandes de jeunes, qui parfois sombrent dans des vies de merde ou se marient et font des enfants. Mais aucune de celles retrouvées n’a voulu répondre sur la question de l’amour après.
Quant à Marceline, elle vieillit bien, l’esprit affûtée, la langue verte, la soif de profiter encore du cadeau qu’est la vie quand on a failli la lui voler.
Elle cite Oscar Wilde : « le drame de la vieillesse, ce n’est pas qu’on se fait vieux, c’est qu’on reste jeune. ». Ça lui va comme un gant.

Ce livre est formidable !!!

L’amour après de Marceline Loridan-Ivens (avec Judith Perrignon), 2018 aux éditions Grasset. 160 pages, 16 €.

Texte © dominique cozette

 

Marceline Loridan-Ivens, poignante revenante

Et tu n’es pas revenu est un opus fin et ciselé comme un outil paléontologique, rongé jusqu’à l’os, sans un gramme de chair dit-on aujourd’hui et pour cause puisque là bas, dans les camps, on n’avait même plus de peau. En une petite centaine de pages, Marceline écrit une lettre à son père, capturé avec elle en 44, envoyé comme elle à Auschwitz-Birkenau. Ils se verront une fois dans le camp, il risquera sa vie pour la serrer dans ses bras, puis lui enverra un message sur un bout de papier dont elle ne se souvient que du début.
Marceline Rozenberg (son nom de naissance) fait de la phrase de son père «Toi, tu reviendras peut-être parce que tu es jeune, moi, je ne reviendrai pas.» une prophétie. Elle acquiert la certitude qu’elle ne le reverra plus et si elle s’efforce de rester debout, digne, si elle ne s’écroule pas, c’est pour lui, pour ne pas le faire mentir.
C’est fou tout ce qu’elle peut raconter en 108 pages, Marceline, c’est fou qu’elle ait réussi a concentré sa vie entière dans une si petite épaisseur. Mais rien n’a été oublié, la douleur, l’horreur, l’humiliation, l’incompréhension des autres après, longtemps après. L’indicible, toujours. La mère et le mur de mésentente qui les sépare, les amies, l’incapacité à désirer un enfant, le pessimisme renaissant à chaque manifestation d’anti-sémitisme, elle qui pensait que les camps auraient été une grande et ultime leçon.
Et puis ses mariages, le deuxième, flamboyant, avec Joris Ivens, leurs films, leurs engagements, leurs voyages. Et la mort de ce compagnon presque père.
L’émotion est partout, sobre et cinglante. Marceline, petite silhouette rousse et fragile en apparence, qu’on a vue et entendue il y a peu, lors de la célébration des 70 ans de la libération des camps, où elle a remis quelques journalistes à leur place, pas très tendrement. Il ne faut pas lui en remontrer, la vie est âpre, elle n’a pas envie de mettre des gants.
Ecrit avec Judith Perrignon, ce livre très court est un bijou, il mérite qu’on y entre. Il est formidable.

Et tu n’es pas revenu par Marceline Loridan-Ivens aux Editions Grasset, 2015. 108 pages, 12,90 €.

Texte © dominique cozette

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