Mon choix de la rentrée, superbe !

C’est un livre impressionnant. Les trente glorieuses ne le furent pas pour nous, c’est une bataille rangée, ébouriffante, entre le temps, les mots, le manque ou le trop plein, dans la construction complexe de la personne hors normes qu’est Moni Grego. Moni, c’est d’abord une femme de théâtre, la scène est sa maison et les mots sont sa sève et son sang. Dans le livre dont je n’aurai pas le talent de rendre compte tellement son style foisonne et son point de vue se déplace, on s’amuse ou s’étonne de toutes les mythologies de l’actrice, comme de celles de Barthes, qui vont des figures de la comédie classique à un bouquet de personnages du plus sérieux au plus farfelu,  Vian, les Shadock, Becket, Duras, Chet Baker, les idoles des années 60, Homère, Alice, les immenses figures de l’art vivant plus, comme une cerise, un chapitre émouvant sur Ami Winehouse qui se voit mourir tendrement et douloureusement, les surpassant tous néanmoins.
Mais mais que dit ce livre ? Hé bien il y raconte des tas de choses, l’enfance de la petite princesse auprès d’admirables personnes que furent ses grands-parents, puis l’horreur du retour auprès d’une mère violente et si mal aimante. Toxique. Mais ce n’est pas le principal. Il y raconte l’amour, bien sûr, tendresse et sexe, l’adoration de la nature et de ses merveilles. Ce qu’il y raconte essentiellement, en se raccrochant aux anecdotes de sa vie riche et dense, c’est l’écriture. C’est son chat à elle, c’est sa scribe, la scribe, qui lui colle à la peau, qui l’habite depuis toute petite, sans laisser de temps, ou si peu, au silence… les mots qui la hantent, qui la pressent de les coucher en phrases, en textes (quelle écriture ! — elle a écrit une cinquantaine de pièces et c’est son premier roman), qui la transcendent et vont jusqu’à l’intrusion envahissante de ses rêves en plein cœur.
Mais ce livre, c’est aussi l’histoire de sa classe (sociale), les petits, les modestes les jouisseurs de petits bonheurs mais soutiens de grandes causes, les penseurs, les résistants, le communisme. J’en oublie, oui, forcément. Ce livre est obsédant, il vous amène ici, auprès d’un père magnifique et respecté, très grand artiste (tableau de couverture) et cheminot puis vous vous retrouvez pour un câlin sur la joue duvetée d’une tante qui seule pouvait la toucher, ce petit animal sauvage qu’elle devenait au contact de la maltraitance maternelle.
Et vous parcourez sur un pan de sa pensée le monde que nous avons traversé tous ensemble et nous désolons avec elle de ce que sont devenus nos idéaux. Face à la gestion calamiteuse du monde d’aujourd’hui, nous embrassons son opinion sur les dégâts collatéraux nés du mercantilisme sans scrupule des dirigeants d’une époque qu’on l’on a appelée les trente glorieuses. Mais attention, ce n’est pas que cela, ce livre. C’est un fantastique panorama de ce que nous avons subi et de ce dont nous avons joui durant ces décennies.
Je vous l’avais bien dit : ce roman-songe dont chaque phrase m’a régalée, que j’ai vu passer dans mon imaginaire comme un torrent de fraîcheur roulant ses galets polis, je ne saurai pas bien vous en parler. Citer un passage ? Mais il faudrait tout citer. Moni Grego est la Scribe qui ne cesse de se réinventer dans les mots qui jaillissent sans cesse en elle matin, midi, soir, nuit. La seule chose que je regrette, néanmoins, c’est que ce livre s’arrrête. Et d’un seul coup, on se sent démuni, triste et seul, comme si le torrent avait fait un impossible arrêt sur image.
Elle-même dit de son livre :
C’est un rêve. Oui.
Ça ne ressemble à rien.
On s’y promène dans tous les sens
On y entre et on en sort par tous les bouts
Tous les trous
On l’ouvre ici ou là
C’est un livre de chair, un roman-songe.

A lire absolument, à commander chez votre libraire habituel car c’est le livre rare d’une petite édition en pleine floraison.

Les trente glorieuses ne le furent pas pour nous de Moni Greco, 2022 aux éditions Sinope. 330 pages, 18 €.

Texte © dominique cozette

La princesse de patachon

Ce n’est pas un chef-d’oeuvre de la littérature, le livre de Diane de Beauvau-Craon dont le titre Sans départir est la devise de la famille mais c’est plutôt marrant. On ne sait pas de quoi se départir d’ailleurs mais ce n’est pas grave puisque le récit nous entraînes dans toutes les péripéties de cette princesse descendante de familles tout ce qu’il y a d’aristo multimilliardaires, pensez donc, entre autres, un château de 365 fenêtres. Et bien plus un peu partout. Mais la jeune ado ne sent pas cette vie qui serait la sienne si elle s’y incrustait. Adepte des trips de toutes sortes depuis qu’elle sniffe des produits détachants à 13 ans, elle sait se faire renvoyer de tous les internats hyperchics où on tente de l’enfermer. Elle, son mantra, c’est la liberté. Personne ne la commandera jamais, ne lui donnera d’ordres, ne lui assignera de rôles (sauf un premier mari, un sublime Marocain qui réussit à la convertir à l’islam puis à la maltraiter et à la priver de leur gosse). Sinon, elle passe toutes ses nuits dehors à coup de coke et de vin blanc et plus car affinité extrême avec les substances, en compagne des people les plus en vogue dans lieux les plus courus : le 54 et la Factory à NY, le Set, le Palace où avaient lieu les nuits les plus folles, les plus scandaleuses.
Elle n’aura travaillé que quelques mois chez un très grand couturier new-yorkais, un travail d’influenceuse on pourrait dire, qui lui demandait simplement de continuer à faire ce qu’elle faisait : mener une vie de patachon. Elle a connu une liste invraisemblable de gens qui comptent, Andy Warhol, les Jagger, Timothy Leary, a vécu quelques temps dans le loft de Mapplethorpe — la photo qui orne le bandeau de son livre est de lui — Lagerfeld etc… plus tous les nobles de sa famille. Une vie de tourbillon qui finalement met un peu sur les genoux à force d’y croiser de merveilleuses personnes, des gens exceptionnels, des endroits magnifiques, des moments délicieux, des rencontres extraordinaires et tant d’autres termes dont on peu faire une sorte d’ndigestion.
Elle ne sort et ne couche qu’avec des homos, elle n’apprécie pas l’esprit hétéro à quelques exceptions près (ses deux maris). Mais tous ses amis de fête sont morts depuis longtemps, victimes du sida.
Pour en revenir à elle, c’est une personne toute fine, pas très grande, jolie, brune, qui ne mange rien forcément et qui amuse tout le monde. Puis en prenant de l’âge, ça marche moins bien, elle se répète, elle raconte toujours les mêmes blagues quand elle est bourrée, mais elle est toujours bourrée et stone ! Jusqu’à ce qu’elle tombe un jour, en plein coma éthylique. Hospitalisée pendant un certain temps, elle est sauvée par un médecin extraordinaire, puis elle doit réapprendre à marcher (elle pèse 32 kilos lorsqu’elle tombe) et surtout à vivre, ce qu’elle veut férocement. C’est pourquoi elle arrêtera tout ça par sa volonté mais continuera à profiter de la vie.
Quelques trucs rigolos par exemple quand un ami  lui apprend à prendre le bus, vers ses 50 ans.
A ce jour, elle est mariée à un homme pondéré qui l’a emmenée vivre en Italie.
C’est distrayant (comme j’aime bien dire faute de mieux), pas d’une urgence totale ni d’un intérêt massif et c’est très instructif sur la vie que mènent les gens pétés de thunes qui n’en ont rien à foutre de rien et auxquels on déroule le tapis rouge en toutes circonstances. Et hop !

Sans départir de Diane de Beauvau-Craon, 2022 aux Editions Grasset, 318 pages, 22€

texte © dominique cozette

Cher connard

J’aime bien ce titre, Cher connard, du dernier Virginie Despentes. Je pensais qu’il s’agissait d’une lettre ouverte à un quelconque président, omnipotent ou responsable de la déliquescence de notre vie via la dégradation des services  publics au profit des sévices publics. Non, en fait c’est un simple mec, écrivain en panne qui insulte une actrice hyper connue, une diva, sur les rézoziozio et qui reçoit en réponse une volée d’injures dans cette lettre commençant par cher connard. Il se trouve que ce mec est le petit frère (oublié) de la copine d’enfance de l’actrice, ce qui créé un lien. Il se trouve aussi que ledit mec est metooïsé par une nana qui a été son attachée de presse dix ans avant, une petite nana dont il est tombé follement amoureux et qu’il a (sans le savoir comme tous les connards) harcelée pour arriver à ses fins. Il n’y est pas arrivé et elle ne s’est pas remise de son trauma qui, aujourd’hui, fait la une des faits divers people. Là, il y a les soutiens (et non pas les souteneurs) de la nana, mais aussi les odieux/ses qui lui mènent la vie dure pour oser raconter ces bobards. Donc les soutiens du mec. La petite nana qui a ouvert un blog d’accusation et qui en chie des ronds de chapeau.
Donc trois personnages qui vont remuer la saleté qui court partout, notamment dur les rézoziozio, ceci ajouté au fait que l’actrice comme le romancier sont accros à diverses substances et essaient de s’en sortir. Très longs passages sur la guedro. Et puis aussi sur le confinement puisque l’action se passe en partie durant cette période qu’on aimerait oublier.
J’adore Virginie Despentes. Un vrai personnage de littérature, un personnalité mahousse, une écrivaine costaude, une meuf bien barrée. Et pourtant, bien que son livre est une source de réflexions multiples sur le patriarcat, le pouvoir, les addictions, la place des meufs, l’édition, les névroses, le féminisme, la mater/paternité, et j’en passe, je ne me suis pas attachée aux personnages. Pourquoi ? Je n’ai pas cru une seconde à la narratrice en diva (l’héroïne se décrit ainsi) et qui est sorte de portrait de l’autrice. Sa façon de vivre, son appartement, des tas de choses ne renvoient pas du tout à l’idée que l’on se fait d’une immense actrice. J’imaginais Deneuve (qui pourrait être sa mère, on est d’accord) ou plus proche, la Dalle, grande copine de VD, je ne réussissais pas à incarner cette personne. Sur l’écrivain, un peu pareil. Néanmoins, comme je l’ai dit, ce livre se lit avec plaisir… Et, cerise, il est livrée avec une palanquée de punchlines pas piquées des vers et de références nombreuses au rap pointu.
En bref, comme je suis une grosse cossarde, je vous renvoie à toutes les critiques qui sortent sur ce livre dont on dit qu’il est le phénomène de la rentrée. Il y a du pour, il y a du contre et du cour et du pontre. A vous de voir.

Cher connard de Virginie Despentes, 2022 aux Editions Grasset. 350 pages, 22 €

Texte © dominique cozette

Un roman d'une force inouïe !

Peindre, pêcher et laisser mourir de Peter Heller est un livre magnifique. je ne connaissais pas le succès de ses débuts, La Constellation des chiens, et c’est une de mes libraires qui me l’a fait découvrir. Et quelle découverte ! Déjà, j’aime beaucoup des écrivains  de la famille de l’immense Jim Harrison décédé récemment et dont j’ai tout dévoré mais Heller, en plus, tout en s’en approchant, ‘en affranchit par un style plus percutant, plus dynamique. Il est loin néanmoins de s’affranchir de la poésie qui fait le sel des situations naturalistes dépeintes. D’ailleurs, on y retrouve l’amour des paysages grandioses, des animaux de toutes sortes, les plus sauvages qui se planquent dans les vastes forêts, mais aussi la passion dévorante (comme une addiction ici) pour la pêche à la truite  dont les rituels nous sont contés avec force détails — la fabrication maison des mouches, les sortes de lignes, de fils de soie, de waders … — et sans que cela nuiset à la fluidité de l’histoire qui nous prend rapidement aux tripes.
Ah oui, un suspense sanguinolent, parfois insoutenable dû à la situation très précaire de notre héros qui s’appelle Jim (tiens donc !) et est devenu courageusement sobre depuis qu’il a (presque) flingué un homme genre pédophile dans un bar. Et les pulsions de haine à l’encontre des méchants et des cruels, ceux qui blessent, frappent ou tuent des êtes sans défenses, humains comme animaux vont se produire assez vite, parfois réfrénés. Sans avoir tué l’immonde personnage qui s’en prend à une petite jument, il va se foutre dans une drôle de merde. Et il ne sera pas longtemps innocent.
Entre les parties de cache-cache avec les bourrins qui le persécutent, les policiers qui le suivent à la trace et ses accès de culpabilité, nous sommes loin d’avoir affaire à un homme d’airain. Sa fille est morte, elle avait quinze ans, il pense qu’il aurait pu éviter ça et depuis, il vit d’une drôle de façon, pas vraiment catholique, c’est sûr. Il trouve son exutoire dans deux disciplines qui demandent patience  et concentration : la pêche qu’il pratiquait avec sa fille qui adorait ça et qu’il continue pour faire comme s’il vivait encore avec elle. Et la peinture, une peinture sauvage, incisive, tripale qui lui permet de s’extraire de ce monde de terreur qu’il a initié. Une sorte de résilience, quoi.
C’est formidable, beau, surprenant, pas un gramme de gnangnantise, puissant et ce, jusqu’à la toute dernière ligne.
Ne vous privez pas d’un tel plaisir !

Peindre, pêcher et laisser mourir de Peter Heller. (The Painter, 2014). Aux éditions Actes Sud et Babel, traduit pas Céline Leroy. 476 pages, 9,80 €.

Texte © dominique cozette

Hedy Lamarr trop belle pour être créditée, les cons !

Oui, les cons ! La marine US en pleine guerre, en 1941, avec son matos décadent, 60% des torpilles ne vont pas au but.  Une femme leur propose  une invention majeure et totalement nouvelle et ces imbéciles refusent, même si elle a été validée par le très sérieux Conseil National des Inventeurs qui le leur recommande. Déjà, parce que c’est compliqué à comprendre mais surtout — car elle va tenter d’aller en personne les convaincre — parce que c’est … une femme.
Cette invention sera prise au sérieux plus tard et sera utilisée par nos technologies actuelles : Wifi, téléphonie mobile, liaisons militaires, positionnement par satellite (GPS…) etc.
Mais revenons à l’histoire de cette femme géniale avec le livre La Femme qui en savait trop de Marie Benedict. C’est l’actrice Hedi Lamarr, son pseudo d’actrice. Elle est née en Autriche en 1914 dans une famille juive aisée et commence sa vie de comédienne adolescente. Elle tournera un film scandaleux (nudité et sexe) puis jouera Sissi au théâtre. Là, un homme très puissant la verra et tombera fou amoureux d’elle. C’est l’homme le plus riche d’Autriche, marchand d’armes d’extrême-droite, ami avec Mussolini, qui ensuite s’alliera à Hitler. Il a pris soin de la rendre catholique par leur mariage. Peu à peu, voyant qu’elle peut lui être utile car elle est très intelligente, il l’utilise pour sonder les invités politiques qu’il reçoit. Curieuse, elle lit tous les écrits sur les armes, assiste aux présentations de celles-ci, connaît leurs défauts.
Au péril de sa vie, elle va fuir cet homme terriblement possessif et jaloux ainsi que le régime nazi qui s’est immiscé en Autriche après l’annexion à l’Allemagne. C’est alors Hollywood, contrat avec la MGM, films, succès grâce à sa beauté et aussi à sa vie sulfureuse, nombreux mariages, aventures avec les plus grands. Ceci ne l’intéresse cependant pas. Culpabilisée d’avoir abandonné son pays, elle va mettre à profit tout ce qu’elle a appris avec son marchand d’armes, avec la complicité d’un musicien, Georges Antheil, qui a lui-même créé un programme pour faire jouer ensemble dix-huit pianos sans qu’on puisse décoder son système. Ensemble, ils vont inventer un système de communication cryptée pour les torpilles radio-guidées. Il s’agit d’un système d’étalement de spectre par saut de fréquence. Ils déposent un brevet libre de droits. Les imbéciles de la Navy ! Ils auraient pu épargner tant de vies s’ils l’avaient mis en œuvre.
J’ai axé mon article sur la prouesse inventive et particulièrement extraordinaire de Hedy Lamarr, qui fut d’ailleurs très vite oubliée comme le sont souvent les  femmes talentueuses. En réalité, ce livre romanesque place ce fait d’importance vers la fin du livre, détaillant plutôt toute la vie artistique, affective et sentimentale de la comédienne, qui ne manque pas de piquant. On révise de cette façon les grands événements de ces années de 1933 à 1942, la culture, la vie des nantis, la guerre de 40, les alliances entre puissances, les grandes peurs, la montée de l’antisémitisme. Puis on retrouve Hollywood tel qu’on l’imaginait, avant l’épisode Winstein et #metoo.
Un très bon « roman » pour l’été.

La Femme qui en savait trop de Marie Benedict (The only woman in the room, 2019), chez 10/18. 336 pages, 7,70 €

texte © dominique cozette

Le drame berlinois de Kennedy

Ich bin ein Berliner,  ça ne marche pas pour Douglas Kennedy. Pourtant, son livre intitulé Cet Instant-là se passe dans la grande ville coupée en deux par le maudit mur. Un vrai mélodrame y prendra racine avec un suspense infernal. Mais ça ne commence pas comme ça. Ça commence de nos jours, au XXIème siècle, quand le héros, Thomas, reçoit deux courriers dans la maison isolée où il s’est retiré : les documents officiels de son divorce et le journal de son terrible amour.
Le divorce, c’était couru, il ne s’est jamais réellement bien entendu avec sa femme et c’était le symptôme d’un gros ratage, comme celui de ses parents. Lorsqu’il s’est marié, sa croyance en l’amour vrai, pur, avait été sérieusement ébranlé par ce qu’il s’était passé à Berlin.
Le courrier venu d’Allemagne l’a beaucoup plus choqué car il ne l’attendait pas. Vingt-cinq ans après cette épopée, l’affaire était close. Même s’il y pensait sans arrêt. Et le journal va tout faire ressurgir. Mais avant, Thomas va nous raconter ce qu’il s’était passé là-bas, quand il voulait devenir écrivain — il avait déjà eu un petit succès avec son premier livre sur l’Egypte —  et il choisit ensuite Berlin pour étudier de plus près la vie déchirée par la guerre froide qui s’y joue. Il réussit à trouver un emploi dans la radio pro-américaine Liberty, qui diffuse aussi à l’Est, emménage dans un quartier interlope chez un peintre junky et complètement barjo. Puis entreprend la connaissance de la ville en se rendant à l’Est où l’omniprésence de la Stasi est palpable. Oui, rien à voir, terriblement triste et policé, une sinistrose totale.
Dans cette radio, coup de foudre réciproque avec une jeune et jolie traductrice, Petra, transfuge de l’Est qui peu à peu se laisse apprivoiser par cet Américain si attentionné, si compréhensif et si amoureux. Ils partagent les mêmes passions pour le cinéma et la littérature, ils s’entendent à merveille, ce qui n’est pas sans soulever certaines jalousies. Leur projet de vivre ensemble s’enracine et commence à prendre forme jusqu’au jour où. Son journal s’arrête là puisqu’il quitte Berlin brusquement, le cœur en vrac, dégoûté de la vie.
Le journal qu’il reçoit est la réplique de son histoire, du point de vue de Petra, plus la suite, le pourquoi de cette rupture fatale et irrémédiable. Je n’en dis pas plus. Mais c’est bouleversant. Le mot est lâché…
Et puis d’autres personnages entourent cette brève et intense aventure et nous amène à considérer notre existence comme une suite de hasards, ou de malentendus, ou de chances… La partie berlinoise couvre à peu près 450 pages, c’est que ce que raconte de la vie là-bas est très détaillé, l’Est et l’Ouest, les soupçons des uns sur les autres, le mythe américain, la réalité du système communiste, l’impression d’être toujours coupable, tout cela nous renseigne avec précisions sur ces années. Passionnant.

Cet Instant-là par Douglas Kennedy, (The Moment, 2011) Aux éditions Belfond puis chez Pocket. Traduit par Bernard Cohen, 700 pages., 8,75 €

Texte © dominique cozette

 

L'herne Ernaux

Ça sonne pas mal, ce titre de bouquin. Ce n’est pas un bouquin, c’est une publication (voir ici tous les auteurs et personnalités qui y ont été consacrés depuis 1960) qu’à vrai dire je ne connaissais pas. Or, comme je m’intéresse de près à l’œuvre d’Annie Ernaux, je me suis fait offrir ce gros beau pavé pour mon anniv. Et c’est vraiment formidable car c’est un « cahier » très varié bourré d’informations, d’articles, de critiques, d’extraits etc… sur cette autrice. De nombreux artistes, écrivains philosophes, journalistes et j’en passe, y ont écrit des textes qu’il est très plaisant de découvrir. Certains sous forme de thématique par rapport à un ouvrage précis (Les Années, l’Evénement, Mémoire de fille...), d’autres sous forme d’analyse de son œuvre marquée principalement par son complexe de classe, d’une part, et son féminisme.
Il y a aussi, bien sûr, des textes d’Ernaux elle-même issus de conférences, d’articles envoyés à des journaux, le Monde, Libé, quand elle ne pouvait plus tenir sa langue et contenir sa colère. Et des souvenirs inédits sur ses études, ses déplacements, ses élèves lorsqu’elle était prof…
Le plus intéressant, à mes yeux, sont les extraits de son journal (intime) dont on suppose qu’il sera passionnant à découvrir mais seulement après sa disparition, selon son souhait. Pour autant, je souhaite qu’elle reste parmi nous encore longtemps et continue à décortiquer son vécu personnel qui, de l’avis général, est devenu universel.
Je ne saurais en dire plus mais ceux qui aiment Ernaux ne manqueront pas ce rendez-vous important, à dévorer frénétiquement ou à déguster par petites touches selon ses disponibilités.

L’herne Ernaux, 2022, aux Cahiers de l’Herne. Grand format. 320 pages, 33 €.

Texte © dominique cozette

Un livre pro-choice VS pro-life et d'Uber aussi

Les Hommes ont peur de la lumière de Douglas Kennedy, drôle de titre qui ne dit rien du tout sauf peut-être à Afflelou et Atoll. Et pourtant ce livre est vraiment de circonstance dans l’actualité sociale pour deux raisons fortes : Uber et la loi anti-avortement aux Etats-Unis.
Le narrateur, Brendan, malheureux dans la vie que son père a choisie pour lui, se retrouve faute de mieux chauffeur Uber. Précaire, quoi. Là, on se rend compte de tout ce qu’il faut de nécessité vitale pour avaler les couleuvres de cette plate-forme dénuée de toute humanité, de ce qu’il faut supporter de clientes (ici ce sont surtout des Américaines de L.A)  pour ne pas avoir de notation négative qui t’enlèverait ton seul moyen de survivre. Beaucoup de détails sont passés au crible de cette clientèle (ce qui renforce le sentiment de trahison de Macron que beaucoup ne digèrent pas, concernant ses tractations avec cette multinationale). Par ailleurs, il est marié à une femme qui s’est soumise à je ne sais plus quelle secte catho intégriste pro-life, active et totalement fermée à toute discussion. Ils ont une fille qui bosse dans le social, mal aimée par la mère (elle a remplacé un fils mort adoré) mais qui adore son père. Au moins ça pour lui.
C’est dans ce véhicule hyper bien entretenu qu’il charge Elise, une veuve qui voue sa vie à aider les femmes sur le point d’avorter. Mais arrivés devant la clinique, ils sont pris à parti par un groupuscule pro-life, animé d’une grande violence puisqu’un vigile est tué. Et que le taxi, unique instrument de travail de Brendan, se trouve fortement endommagé.
Pour compliquer la chose, cet attentat est filmé et passe sur les RS et à la télé. Brendan va devoir affronter Todor qui est non seulement son meilleur ami d’enfance mais aussi la figure de proue de la branche réac catho qui a endoctriné sa femme.
Beaucoup de suspense dans cette histoire car la fille, à son tour, va être dramatiquement mêlée à l’affaire qui a buzzé dans tout le pays. Elle est au centre d’un vrai cauchemar, et Brendan va devoir voler à son secours et à ceux de gens qui ne comptent pour rien face à l’énorme Goliath du mouvement pro-life, tenu par un richissime mécène sans aucune moralité, puissance qui n’en est pas à une exaction près. La fin est un peu grandiloquente, pleine de retournements de situation.
Mais n’empêche, ce livre est très intéressant pour comprendre certaines mentalités au sein de ce pays qui fut longtemps synonyme de liberté.

Les Hommes ont peur de la lumière ( Afraid of the Light) de Douglas Kennedy, 2021, traduit par Chloé Royer. Editions Belfond. 256 p. 22 €

Texte © dominique cozette

Un monde de salauds souriants

Un Monde de salauds souriants est le premier roman de Thomas Rosier, quarante balais, ex-étudiant en sciences po et urbanisme et aujourd’hui charpentier. Ce roman prête la voix à trois personnages, chacun sa façon de parler (de morigéner, plutôt).
Lucas est un homme jeune de 27 ans, hikikomori, nom donné par les Japonais aux jeunes tétalisés par le monde actuel et qui, ne voulant pas en faire partie, s’enferment dans leur chambre. Lucas est nourri par sa mère  qui dépose ses repas devant sa porte car il refuse de lui parler, et est menacé de violence par son père qui n’admet pas son comportement et veut l’envoyer bosser à coups de pied oc’.
Mélanie est une nana tout ce qu’il a d’actuel et de vivant. Mais elle vient d’être larguée par sa meuf —  elle n’est d’ailleurs pas réellement lesbienne — puis, après de faux espoirs, virée d’un job qui la passionnait car emprunt de social. En fait, on fait sa connaissance un matin de gueule de bois absolue où elle se retrouve près d’un inconnu moustachu qui ronfle, qu’elle fuit en titubant. Comme tous les pochetrons, elle se promet d’arrêter la bibine sous peine d’avoir la gueule de Johnny à 35 ans. En même temps, sa mère meurt contre un platane et c’est d’une tristesse sans nom, surtout lorsqu’elle va apprendre ce qu’était la passion d’icelle, une passion totalement délétère.
Et il y a Michel, une sorte de gourou médecin qui, ayant déjà réussi à créer une belle entreprise de total soin de soi, veut aller plus loin, emprunter lourd pour comprendre et séduire le marché énorme des gens qui ne sont pas dans cible.
Contre toute attente, ce qu’on pourrait penser si on n’était pas dans un roman, ces trois-là vont se percuter pour le meilleur ou le pire, je ne dirai rien, dans une sorte de maelström très critique sur les dérives du capitalisme. Bien des questions se posent à nos protagonistes mais les réponses se font prier. Ça va se poursuivre dans un feu d’artifice de malversations, maladresses, humiliations, manigances, déceptions et/ou requinquage (?) d’une partie de ce beau monde rudement bien peint par ce nouveau venu dans une littérature qui manie les nouvelles technologies à bras le corps comme on tient un pinceau (et alors, j’ai pas le droit de faire des phrases idiotes, parfois ?). Un livre qui a du caractère et du clic à revendre.

Un monde de salauds souriants de Thomas Rosier, 2022 aux éditions Actes Sud. 236 pages. 20,50 €

*NB : La couverture présente un détail d’un tableau de Brueghel l’Ancien intitulé La Danse de la mariée en plein air (1556) dont une reproduction se trouve dans la chambre confinée de Lucas

Texte  © dominique cozette

La femme gelée

La Femme gelée d’Annie Ernaux, le titre m’a longtemps rebutée, je pensais à frigide, mais comme je suis plongée aussi dans les cahiers de l’Herne, je comprends que j’ai fait fausse route. Gelée s’entend comme figée. Figée dans son rôle de femme défini dès la naissance et quoi qu’il se passe dans sa vie. Annie Ernaux a compris que la condition féminine nous entraînait dans le piège terrible de la femme « dedans » la maison, car dehors est le terrain de l’homme. C’est comme un arrêt sur image (frozen picture) qui coupe net tous les élans qu’elle avait depuis sa petite enfance, la curiosité, l’audace, l’indépendance.
Et ce livre, son troisième est d’un style ahurissant, très dense et loin de son écriture plate habituelle. Elle déroule comme en accéléré le film de sa vie et y retrouve pratiquement gravés tous les portraits de femmes qui l’entouraient, non pas des fées du ménage ou des foutues femmes au foyer compétentes et maniaques mais des  personnages hauts en couleur, au verbe asséné, peu soucieux de leur apparence, des femmes pas coquettes et se fichant de tenir la maison comme on l’entend dans le milieu bourgeois. Elle n’a pas eu le « bon » modèle, celui qui l’aurait façonnée, préparée à la vie future, les mômes à torcher, d’où son ahurissement lorsqu’elle s’est retrouvée dans ce pétrin.
Qu’on en juge : dans le modeste café tenu par ses parents, c’est son père qui épluche les patates et fait la vaisselle tandis que sa mère fait beaucoup d’autres choses, notamment la compta. mais elle lit aussi, beaucoup, elle ne peut pas s’en passer et elle va pousser sa fille à s’enrichir l’esprit pour pouvoir sortir de leur condition. Le père leur demande pourquoi elles perdent leur temps ainsi, lui ne lit jamais. Donc pas de schéma classique chez elle. Et puis ses copines sont parfois des garçons manqués comme elle, pas toujours mais quand on joue dehors toute la journée, on se fiche de tout ça.
A l’adolescence, elle comprend qu’il faut plaire aux garçons, elle-même conçoit beaucoup de désir pour ces personnages tellement différents et suscitera la première rencontre pour le premier flirt. Ensuite, vite, perdre sa virginité mais pour autant, travailler d’arrache-pied pour réussir. Elle deviendra étudiante, commencera à réaliser que le monde des hommes est plus libre que celui des femmes et rencontrera celui qui deviendra son mari. C’est rigolo, au départ, on fait tout ensemble, la chambre louée, on s’en fout puisqu’on bosse, qu’on va à la bibliothèque, au resto U et au cinoche.
Lorsque l’enfant paraît, pas spécialement désiré (interrogation sur un avortement), ça passe encore, le papa compatit, « aide » un peu, s’occupe du Bicou etc. Mais lorsqu’il a enfin trouvé son emploi de cadre et même si elle tente de dégager du temps pour son capes, il devient le mari qui régente : la maison, la bouffe, l’enfant qui dort quand il rentre, bref le vieux schéma se met en place sans moyen de l’éviter.
Ce n’est pas l’histoire qu’elle raconte, terriblement classique qui m’a emballée, c’est sa façon de faire ressurgir tous les souvenirs de l’époque des baby boomers, de l’espoir d’une vie meilleure, plus égalitaire, et d’y faire revivre de façon extrêmement dynamique avec des centaines de petits détails notre histoire, des centaines de petites images ou chansons qui nous reviennent en mémoire. Et c’est aussi le glissement progressif qu’elle décrit superbement, qui guette chaque femme dont le destin se lie à celui d’un homme, pas méchant bien sûr, mais lui aussi élevé dans une forme de virilité qui lui interdit de compatir un peu plus aux tracas de sa femme qui aimerait tout comme lui avoir du temps pour le tennis, le cinéma, les copines. Mais non. Il faut briquer, faire cuire et emmener le Bicou au parc avec les autres landaus.
Passionnant !

La Femme gelée par Annie Ernaux, 1981. Editions Folio poche, 184 pages. Pas cher.

Texte © dominique cozette

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