Mon choix de la rentrée, superbe !

C’est un livre impressionnant. Les trente glorieuses ne le furent pas pour nous, c’est une bataille rangée, ébouriffante, entre le temps, les mots, le manque ou le trop plein, dans la construction complexe de la personne hors normes qu’est Moni Grego. Moni, c’est d’abord une femme de théâtre, la scène est sa maison et les mots sont sa sève et son sang. Dans le livre dont je n’aurai pas le talent de rendre compte tellement son style foisonne et son point de vue se déplace, on s’amuse ou s’étonne de toutes les mythologies de l’actrice, comme de celles de Barthes, qui vont des figures de la comédie classique à un bouquet de personnages du plus sérieux au plus farfelu,  Vian, les Shadock, Becket, Duras, Chet Baker, les idoles des années 60, Homère, Alice, les immenses figures de l’art vivant plus, comme une cerise, un chapitre émouvant sur Ami Winehouse qui se voit mourir tendrement et douloureusement, les surpassant tous néanmoins.
Mais mais que dit ce livre ? Hé bien il y raconte des tas de choses, l’enfance de la petite princesse auprès d’admirables personnes que furent ses grands-parents, puis l’horreur du retour auprès d’une mère violente et si mal aimante. Toxique. Mais ce n’est pas le principal. Il y raconte l’amour, bien sûr, tendresse et sexe, l’adoration de la nature et de ses merveilles. Ce qu’il y raconte essentiellement, en se raccrochant aux anecdotes de sa vie riche et dense, c’est l’écriture. C’est son chat à elle, c’est sa scribe, la scribe, qui lui colle à la peau, qui l’habite depuis toute petite, sans laisser de temps, ou si peu, au silence… les mots qui la hantent, qui la pressent de les coucher en phrases, en textes (quelle écriture ! — elle a écrit une cinquantaine de pièces et c’est son premier roman), qui la transcendent et vont jusqu’à l’intrusion envahissante de ses rêves en plein cœur.
Mais ce livre, c’est aussi l’histoire de sa classe (sociale), les petits, les modestes les jouisseurs de petits bonheurs mais soutiens de grandes causes, les penseurs, les résistants, le communisme. J’en oublie, oui, forcément. Ce livre est obsédant, il vous amène ici, auprès d’un père magnifique et respecté, très grand artiste (tableau de couverture) et cheminot puis vous vous retrouvez pour un câlin sur la joue duvetée d’une tante qui seule pouvait la toucher, ce petit animal sauvage qu’elle devenait au contact de la maltraitance maternelle.
Et vous parcourez sur un pan de sa pensée le monde que nous avons traversé tous ensemble et nous désolons avec elle de ce que sont devenus nos idéaux. Face à la gestion calamiteuse du monde d’aujourd’hui, nous embrassons son opinion sur les dégâts collatéraux nés du mercantilisme sans scrupule des dirigeants d’une époque qu’on l’on a appelée les trente glorieuses. Mais attention, ce n’est pas que cela, ce livre. C’est un fantastique panorama de ce que nous avons subi et de ce dont nous avons joui durant ces décennies.
Je vous l’avais bien dit : ce roman-songe dont chaque phrase m’a régalée, que j’ai vu passer dans mon imaginaire comme un torrent de fraîcheur roulant ses galets polis, je ne saurai pas bien vous en parler. Citer un passage ? Mais il faudrait tout citer. Moni Grego est la Scribe qui ne cesse de se réinventer dans les mots qui jaillissent sans cesse en elle matin, midi, soir, nuit. La seule chose que je regrette, néanmoins, c’est que ce livre s’arrrête. Et d’un seul coup, on se sent démuni, triste et seul, comme si le torrent avait fait un impossible arrêt sur image.
Elle-même dit de son livre :
C’est un rêve. Oui.
Ça ne ressemble à rien.
On s’y promène dans tous les sens
On y entre et on en sort par tous les bouts
Tous les trous
On l’ouvre ici ou là
C’est un livre de chair, un roman-songe.

A lire absolument, à commander chez votre libraire habituel car c’est le livre rare d’une petite édition en pleine floraison.

Les trente glorieuses ne le furent pas pour nous de Moni Greco, 2022 aux éditions Sinope. 330 pages, 18 €.

Texte © dominique cozette

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