J’avais tellement apprécié l’énorme ouvrage de Grégoire Bouillier sur Le Dossier M, une histoire d’amour perdu qui lui était arrivée et qu’il contait en 1800 pages environ (voir ici) (en deux tomes. Existe en poche en trois tomes je crois), je ne me suis pas laissée impressionner par les presque mille pages de son dernier livre Le Cœur ne cède pas où il enquête comme un fou sur Marcelle Pichon, une femme qui a décidé de se laisser mourir de faim (j’avais écrit « de fin ») et a tenu son journal d’agonie. C’est un info entendue à la radio en 84 qui l’a obsédé un temps, puis qui s’est réactivée en 2017 lorsqu’un voisin de table lui en a reparlé.
Quand Grégoire Bouillier enquête sur quelque chose (ici, il s’invente en détective avec Penny, son assistante futée), il ne lâche pas le morceau, il va jusqu’aux moindres détails de la vie de la personne, de celle de ses aïeux, il fouille son arbre généalogique, visite une multitude de cimetières pour retrouver sa tombe, épluche toutes les archives, lit des documents qui contextualisent la vie de cette femme, etc. Ce faisant, il nous explique aussi ses états d’âme concomitants à sa recherche qui lui apporte aussi nombre de coïncidences sur son propre parcours. Et ce n’est pas le moins intéressant de ce livre. Le fait qu’il ait découvert, par exemple, qu’il n’est pas le fils de son père mais d’un interne algérien avec lequel avait couché sa mère alors qu’elle avait rejoint son époux conscrit pendant la guerre d’Algérie.
Il nous livre aussi, grâce à son assistance qui n’a pas les pieds dans le même sabot, des tas d’informations sur la faim, et tout ce que l’être humain était capable de faire pour la calmer jusqu’à perdre son humanité durant les disettes.
Marcelle Pichon morte à soixante-cinq ans était deux fois divorcée et avait deux enfants qui, il faut croire, ne s’inquiétaient pas vraiment pour elle car, après un jeûne de quarante-cinq jours, son corps momifié n’a été découvert à son domicile qu’au bout de dix mois. Elle fut mannequin-vedette chez Jacques Fath sous le nom de Florence.
Bouillier il peine à avancer car cette femme s’est tout simplement rayée de la surface de la terre. Sauf qu’elle a répondu à une annonce pour paraître dans une émission télé d’Anna Gaillard sur les divorcés, c’était très peu de temps avant le début de son jeûne et on peut la voir et l’entendre, souffrant de sa solitude. Il ne trouve pas sa trace chez le couturier Jacques Fath, elle n’est ni sur les listes ni sur les photos et ceci l’amène à nous renseigner sur ce couturier qui fut le rival de Coco Chanel dans les années 40 mais mourut très jeune. Il nous dresse le portrait des mannequins de l’époque qui n’ont pas l’aura des célébrités d’après, mal rémunérées, considérées comme des objets de peu d’importance et pourtant invitées partout afin de porter les tenues de couture pour les riches clients internationaux.
Il nous tarde de rencontrer la Pichon, on avance et il nous raconte ce qu’il imagine de cette femme, privée de sa mère qui l’a abandonnée au père, coiffeur rapiat mais pas plus méchant que ça, cette femme très belle qui plaît beaucoup. Il en apprend plus grâce à Paris-Match qui documenta sur elle après sa mort, photos et quelques témoignages à l’appui.
Grâce à des petits hasards, il suivra une trace imprécise — ce qui lui permet, inopinément, de suivre la sienne propre et de déterrer des pans de sa vie qu’il avait enfouis, à cause desquels il s’était bien fêlé. Pour en savoir plus sur Marcelle Pichon, il a fait appel à diverses sciences parfois occultes, graphologie, morphopsychologie, voyante, magnétiseuse et même psychiatre. Puis s’aperçoit que Marcelle P. n’est pas précisément le sujet de son enquête. « Depuis le début, il ne s’agissait que d’une chose : transformer l’impossible désir de savoir qui était Marcelle Pichon en possible désir d’écrire sur elle ». Objectif réussi.
Ce livre, ce récit, et sa masse d’infos et de farfouillage opiniâtre et méticuleux, est littéralement passionnant. Bouillier écrit d’une belle façon et nous entraîne, dans chaque voyage du temps ou de l’espace de cette œuvre avec une telle grâce que nous ne pouvons éviter de le suivre dans ses méandres. Je ne dis pas que je n’ai pas lu en diagonales quelques passages comme un rêve qu’il fait sur le père de Marcelle et qu’il développe sur plusieurs pages (je déteste les rêves racontés dans les livres et les plans de brossage de dents dans les films), ou sur les similitudes qu’il trouve avec des films qu’il nous raconte par le menu, mais dans l’ensemble, c’est formidable d’érudition, de ravissement, de rapprochements. « Malgré quelques longueurs – inévitables quand on tient à rendre compte de toutes les facettes de la réalité investiguée… » écrit le critique du Monde.
En plus, en plus !!! comme si ce n’était pas assez, il nous offre un site foisonnant (voir image ci-dessous ou lien ici) dédié au livre avec une foule d’entrées où sont posés tous les documents, photos, émissions et journaux TV, sa propre analyse ADN qui va lui permettre d’enfin parler à son très vieux père avec lequel il n’a pratiquement jamais échangé…
La fin est inattendue, vraiment. Peut-être préparera-t-il un nouveau récit à partir de ce qu’il a découvert. Mystère…
Le cœur ne cède pas par Grégoire Bouillier. 2022 aux Editions Flammarion. 904 pages, 26 €
Texte © dominique cozette