Décompression ? Pas vraiment…

Juli Zeh est une romancière allemande de très bonne qualité. Elle a connu un beau succès mérité avec La fille sans qualités en 2007 que j’avais adoré, formidable livre. En revanche, Corpus Delicti m’avait laissée de marbre (si tant que j’enfusse déjà, de marbre, ce qui reste à démontrer). Cette saison est sorti un pur thriller : Décompression. Une histoire de plongée sous-marine où l’on reste sous pression durant tout le livre. Pour ceux qui pratiquent, ils seront servis par de nombreux détails techniques, c’est du travail soigné.
L’histoire se situe sur l’île de Lanzarote, noir paysage volcanique, limite rebutant. L’homme qui nous intéresse, Sven a fui l’Allemagne intranquille pour vivre en couple ici, avec une jeune femme qu’il a connue enfant, une voisine, qui l’aime d’un amour sans conditions. Lui se contente de juste bien l’aimer, et d’apprécier sa compagnie nécessaire puisqu’il a monté un site de plongée et qu’elle s’occupe de tout ce qui n’est pas sous l’eau. Pour l’heure, il s’apprête à fêter ses 40 ans par 100 mètres de fond, où il a repéré une épave, lors une plongée minutieusement préparée.
Mais débarque alors un couple d’Allemands, une superbe femme, actrice  ratée, qui vient se perfectionner pour incarner une célèbre plongeuse, dernière tentative pour exploser professionnellement, et un écrivain plus âgé. Et vont commencer une série d’actes, légers comme si c’était un effet de l’imagination ou du hasard, puis de plus en plus dérangeants qui vont mettre la vie de Sven en danger et bouleverser leur mode de vie. Quel est le plus pervers des deux ? est la question récurrente du roman.
Juli Zeh n’est pas la moitié d’une dilettante. La psychologie de ses personnages est d’une finesse remarquable et la montée de l’action fort bien maîtrisée. Je ne fais pas de plongée, ce serait même une forme de torture que de m’infliger une telle activité et malgré cela, j’ai été passionnée par cette histoire d’eau, glauque, claustrophobique, menée de main de maître(sse) par cette écrivaine hyper douée.

Juli Zeh. Décompression chez Actes Sud, 2013. 280 pages, 21,50 €.

Texte © dominique cozette

Platon la Gaffe, à donf !

C’est une BD totalement hilarante sur la joyeuse vie de bureau, comme on est nombreux à la pratiquer. Tous les philosophes connus y sont représentés, le coursier étant BHL, Guy Debord, responsable de l’événementiel, Manu Kant, responsable de gestion, Michel Foucault, chargé de la vidéosurveillance et de la sécurité etc. L’histoire, c’est un jeune blanc-bec stagiaire qui fait connaissance avec les dures lois de travail de Cogitop qui vont de la livraison du court sucré au pot de départ, en passant par l’open space, la présentation powerpoint, le friday wear et toutes ces choses.
A côté de la double page de BD, une page de texte qui nous fait réviser de façon rigolote les grands principes de chaque philosophe. Inutile de vous dire qu’il n’y a qu’une femme dans cette boîte, Ste Thérèse d’Avila, la secrétaire de Jean-Philippe Dieu. Car les femmes, si elles faisaient de la philo, ne feraient plus les gosses ni la vaisselle (c’est moi qui dis ça). Voila.

 

PLATON LA GAFFE. Survivre au travail avec les philosophes. Dargaud 2013. 19,99 €
Les auteurs : Jul et Charles Pépin. Pour en savoir plus sur eux : ici Dargaud.

Un drame comique sur sa mère

C’est toi ma maman ? est un roman graphique, une autobiographie dessinée par Alison Bechdel.  Alison Bechdel n’a pas eu une enfance très joyeuse. Les problèmes de genre lui ont un peu pourri la vie bien qu’elle n’en fût pas consciente. Son père était homo, sa mère en avait honte et en était très malheureuse. Il se trouve qu’Alison est aussi homosexuelle, elle s’en aperçut au grand dam de sa mère qui ne voulait pas en entendre parler. Sa mère, c’est pas qu’elle n’aimait pas sa fille mais elle ne le lui montrait jamais alors qu’elle aimait câliner ses petits frères. Elle arrêta tout baiser et tout contact charnel avec Alison lorsqu’elle eut 7 ans « trop grande pour ça ». Bref, c’était bien encombrant tout ce passé et la meilleure façon de mieux vivre avec, c’était de le raconter.
Alison a déjà écrit/dessiné un premier roman graphique sur son père, Fun home, (je ne l’ai pas encore lu) en 2006, qui fut un succès. Elle récidive donc à la grande inquiétude de sa mère qui a encore honte, cette fois qu’on les reconnaisse puisque Alison ne veut pas prendre de pseudo. Néanmoins, leurs rapports ne sont pas si mauvais, chacune faisant un gros effort pour tenter d’essayer d’arriver à comprendre l’autre. Hou ! Mais ce n’est pas simple.
La lecture de ce gros livre dessiné pas simple non plus car Alison y fait intervenir Winnicott, le célèbre pédiatre anglais qui décrivit l’objet transitionnel et inventa le self, cet autre moi qui pallie l’insuffisance de la mère suffisamment bonne. En gros.
Interviennent aussi Virginia Woolf et son journal, un peu de Proust, du Seuss et une pincée de Freud à la rescousse de cette artiste qui narre par le menu certains épisodes de ses séances de psychanalyse et de ses transferts un brin difficiles à assumer.
Néanmoins, on cerne le personnage qui nous apparaît comme tellement fragile et désireux de se comprendre qu’on ne peut pas ne pas être ému par son long parcours du combattant. C’est assez clair ? Mmmm…

C’est toi ma maman ? « un drame comique » d’Alison Bechdel. Editions Denoël Graphic. 2013 pour l’édition française. 310 p.  24 €

Texte © dominique cozette

A yé, les Yé-yé girls sont de sortie. Je dis yeah yeah !

Sortie du beau livre, comme on dit dans l’édition, très beau livre comme je dis, qui nous ramène aux heureuses années soixante où les minettes en kilt et chaussettes chantaient « j’ai tant de peine » ou d’autres en bottes Courrèges « je n’ai que 15 ans », je ne parle pas du trio Françoise-Sylvie-Sheila, ou de France, Jane, ni de Zouzou ou Dany, elles sont toutes toutes toutes (même moi, c’est vous dire !) ici, réunies par la grâce, le talent et l’opiniâtreté de Jean-Emmanuel Deluxe, illuminé par cette époque qu’il n’a pas vécue (il vient de relancer en DVD un film étonnant avec Gainsbourg « Paris n’existe pas ») mais qu’il ressuscite avec brio. Photo, bio, discographie, filmographie, reprises, tout est consigné car P-E Deluxe a interviewé longuement intervenants et témoins de cette âge d’or. Vous souvenez-vous de Gillian Hills, Cléo, Cathy Line, Chantal Kelly, Christine Delaroche ? Elles remontent à la surface de notre mémoire où nous  jaillissions de nos cours pour ne pas les louper dans l’émission de Daniel, SLC. Et dont nous copiions les tenues et le maquillage expliqués dans MAT…

Pour l’instant, le livre, lancé avec succès outre-Atlantique, n’existe qu’en version anglaise, bien que toutes les citations de chansons soient en français, et sort cette semaine, le 23 janvier, en France.
Pour tout savoir sur cette machine à nous donner un sacré plaisir régressif, rendez-vous sur la page facebook du livre ici, c’est plein d’images et de chansons de ces artistes naïves et précurseuses.

Yé-yé girls of ’60s french pop, par Jean-Emmanuel Deluxe chez Feral House. 260 p.

Texte © dominique cozette / Image Google images

le corps d’une écrivaine pas vaine…

Avoir un corps, le dernier opus de Brigitte Giraud, est un livre charnel puisque c’est son corps qui écrit le récit de sa vie (ou de la vie de l’héroïne, plutôt) au travers de tout ce qu’il s’y produit. Cet angle décalé nous oblige à nous pencher sur nos sensations, nos douleurs, nos gênes, nos hontes, nos joies, nos plaisirs, tout ce qui façonne notre dehors, en fait.
Comme pas mal de filles, je suppose, la fille (elle s’appelle comme ça) commence sa carrière d’être humain sans vraiment penser à son genre sauf qu’elle aurait préféré être un garçon pour le côté force brute et pas gnangnan que cela induit. Et de moindres contraintes, c’est vrai, quoi, flûte ! toujours serrer ses jambes, être bien arrangée. Bon.
Puis le petit frère, le corps du petit frère, qui va grandir, apporter des jeux de garçons, couper des vers de terre, ce genre. Les règles, les seins, ces choses toujours encombrantes quand on ne les souhaite pas. Le premier baiser, les peaux qui se touchent, le premier sexe d’homme.
L’histoire existe, ce n’est pas qu’un roman biologique. Car le corps est assorti d’un esprit et habite dans un lieu. Rend visite à des parents vieillissants. S’abîme dans des boulots de merde. Puis trouve un certain équilibre avec le garçon. Mais se sent d’abord rétif à faire pousser un enfant, fabriquer des mains et des pieds inside. Mais s’y soumet et y trouve son compte. Et comment le corps de l’enfant se comporte… Jusqu’au coup fatal où le corps du garçon se disloque lors d’un accident. Et l’impossible deuil que tente le corps perdu de la fille, jusqu’à ce qu’il s’y infiltre une nouvelle sensation, une nouvelle envie.
Joliment écrit, avec quelques passages de nos enfances et adolescences partagées qui nous rendraient un rien nostalgiques…
A mettre en perspective avec journal d’un corps de Daniel Pennac, sorti en 2012 et absolument réjouissant, dont j’avais fait un article. Voir ici.

Et un papier que j’ai écrit il y a quelque temps, mon corps mon amour

Avoir un corps de Brigitte Giraud, chez Stock, 2013.  238 pages, 18,50 €

Texte et dessin © dominique cozette

 

Une merveille à dévorer d’Ito Ogawa.

Je ne sais pas si Ito a un lien de parenté avec Yoko Ogawa, auteure culte nippone. En tout cas, le talent de cette nouvelle écrivaine est grandiose. Elle réussit à nous passionner pour sa petite cuisine aux senteurs exquises, aux parfums subtils, aux ingrédients de derrière les fagots puisque c’est souvent dans le bois voisin qu’elle les trouve.
Le Restaurant de l’amour retrouvé est comme un conte. Il met du baume au coeur et l’eau à la bouche. C’est l’histoire d’une jeune femme juste plaquée sans raison par son grand amour indien. Il lui a tout pris, tout, même ses très précieux ustensiles de cuisine, ses préparations et autres produits séchés ou marinés. Obligée de retourner chez sa mère qu’elle n’aime pas, sa mère qui anime le café de l’Amour, consent à lui céder un local et c’est là que Rinco va monter son petit resto. Un resto d’une seule table qu’elle accorde à ceux qui sont venus lui parler d’eux-mêmes. Mais Rinco est actuellement  muette, alors elle a toujours sur elle des petites fiches avec les phrases les plus courantes.
Dès l’ouverture, l’Escargot est un succès. Chose étonnante : Elle met tellement d’amour dans ses longues préparations que quelques jours après leur sortie, les convives retrouvent tous un bonheur perdu.  !
Quant à sa mère ! C’est tout le contraire, elle est clinquante, elle adore se bourrer la tronche, boire du Cristal R. et rire. Elle a un amant, mais est vierge bien que mère (oui, ça s’explique). Elle élève une truie appelée Hermès que Rinco gâte affectueusement. Cette truie connaître un destin étonnant.
Tout est à découvrir dans ce premier  roman original, lumineux, salivant. J’ai adoré. Je vous le recommande particulièrement, il se lit vite et donne la pêche !

Le restaurant de l’amour retrouvé d’Ito Ogawa aux éditions Philippe Piquier. 2008, sorti en France en 2013. 244 pages, 19 €.

Texte © dominique cozette

Fakir coincé dans armoire Ikea cherche amoureuse parisienne…

Il s’appelle l’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea, et c’est à un voyage en humorie et bonne humeurie que ce livre totalement déjanté nous invite
C’est donc un fakir qui a mis le plus beau costume brillant de son cousin pour venir à Paris acheter un nouveau matelas à clous dans un magasin Ikea.  Il commence par arnaquer le chauffeur de taxi (qui l’arnaque lui-même aussi d’ailleurs), rom rancunier qui le poursuivra de sa vengeance tout au long de son périple. Périple insensé qui commence dans cette armoire Ikea où il s’est réfugié après avoir utilisé les commodités restau-hôtelière de l’enseigne.
Cette armoire va le faire partir en Grande-Bretagne en compagnie de malheureux voyageurs clandestins. Mais ça se passe mal et, de ce fait, notre enturbanné va faire connaissance avec d’autres moyens de transports plus bizarres les uns que les autres. Il va faire des rencontres totalement inattendues, empocher un à-valoir de ouf pour finir le roman commencé au crayon Ikea sur sa chemise… et va tâcher de retrouver l’incandescente Marie, rencontrée le premier soir au resto Ikea.
Ce bouquin, c’est une récré majuscule, un pur moment de rigolade, sans prise de tête, avec rien d’autre que du plaisir.
Son auteur, Romain Puértolas, est un jeune homme extrêmement sympathique et souriant. Il nous parle de son livre ici avec un irrésistible accent du soleil. On est très content pour lui du succès de son livre !

L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea de Romain Puértolas. Edition Le Dilettante, 2013.  252 pages, 19 €.

Texte © dominique cozette

Cinq nuits avec Kennedy

Non, pas le grand John, le priapique John, l’amant fugace de milliers d’Américaines,  l’ami des mafieux et l’idole des jeunes et des vieilles. Je parle de Douglas Kennedy. Douggy.L’écrivain anglo-saxon qui a la politesse de se faire interviewer en français lorsqu’il est en France, s’il vous plaît ! et qui nous écrit des bluettes bien de chez lui, enfin pas toujours — rappelez-vous la femme du Vème — mais là, si, on est dans le Maine USA, une petite bourgade où il va nous dérouler une histoire banale comme toutes les histoires palpitantes si ce n’est l’inverse.  Dans la peau de cette femme, technicienne d’imagerie médicale qui décèle les cancers ou les embryons, la vie/la mort quoi, il nous conte son mariage tiède, ses deux grands enfants formidables puis le chômage de son mari et leur éloignement progressif. Et ces fameux Cinq jours, titre de l’opus, qui m’ont tenue compagnie durant cinq nuits.
Que va-t-il donc bien pouvoir se passer lors de ces cinq jours à un congrès de radiologie ??? Vous ne voyez pas ? Mais si, bien sûr. Sa vie va changer. Va s’irradier. Son coeur va s’affoler. Et comment cela va-t-il finir ? Je ne vous le dirai point. Car l’intérêt de ce livre sentimental — un livre de filles comme je dis — n’est pas l’histoire banale comme toutes les histoires passionnantes, mais la façon. La forme. Un vrai voyage dans la middle class, les campus, les avocats, le coût exorbitant de certaines choses gratuites chez nous (ne l’oublions pas), le coinçage (oui, bon) des mentalités puritaines et bien d’autres éléments qui nous rendent la vie des Américains pas si attractive que ça. Les deux semaines de vacances entre autres.
Un bon gros roman qui détaille la vie quotidienne de l’héroïne comme on aime le faire avec nos copines, nos rencontres, nos douleurs, nos regrets, les conseils qu’on donnerait bien à nos gosses s’ils ne nous les renvoyaient pas à la figure, les impossibles retours en arrière, les difficultés de l’amour et la place de la volonté dans la quête du bonheur. La culpabilité aussi, omniprésente, le qu’en-dira-t-on, les idéaux, et la trouille de mal faire.
Je vous en ai assez dit, alors, je termine en vous confirmant que ce n’est pas NKM qui pose pour la couverture.

Cinq jours de Douglas Kennedy, éditions Belfond, 2013. 364 pages.

Le cas Einstein père

 

Le cas Eduard Einstein, le dernier livre de Laurent Seksik, raconte le destin tragique de cette famille décomposée que le patriarche, Albert, n’a pas réussi à construire. Tout jeune étudiant, Albert tombe amoureux d’une étudiante fragile qui boîte un peu mais qui l’attendrit. Bien plus tard, ses biographes apprendront qu’ils ont eu une fillette, morte très jeune, cachée de tous, secrète et non avenue dans l’historique du grand homme. Puis deux fils dont l’un, Eduard, a finalement peu ou prou le statut de sa soeurette inconnue : abandonné, nié.
Monsieur Einstein, grand homme mais aussi séducteur incorrigible, se sépare de sa femme et de ses fils pour vivre une autre histoire. La chasse aux Juifs de ce temps-là le fera émigrer vers les Etats-Unis où il n’est pas vraiment le bienvenu. C’est la chasse aux sorcières, on le prend pour un communiste, et le fait qu’il ait inventé la bombe qu’il va pourtant tenter de stopper, ne plaide pas en sa faveur.
Pendant ce temps, sa femme, qui a renoncé à sa carrière pour lui et pour élever ses enfants, se débat avec Eduard dont on a découvert à 18 ans la schizophrénie. Jamais remise d’avoir abandonné sa fillette qui est morte loin d’elle, elle se concentre sur les soins à donner au fils malade.
Electrochocs, séjours en instituts spécialisée, tentatives de suicides et auto-mutilations lui interdisent toute tentative d’insertion dans une vie normale.
La mère perdra la tête avant de mourir, le grand-frère exilé lui aussi aux Etats-Unis, ne pardonnera que très tard à son père d’avoir bousillé leurs vies. Et Albert ne pourra jamais — jamais — se résoudre à revoir cet enfant-boulet dont il impute le handicap à sa belle-famille. C’est son drame, il est incapable d’y faire face et ne peut, de l’autre côté des mers, qu’envoyer de l’argent pour que d’autres s’en occupent à sa place.
L’intérêt du livre, outre l’histoire elle-même, est la façon dont elle est racontée, sous trois points de vue. Celui du père, celui de la mère mais surtout celui-du « je », Eduard lui-même, qui se met à nu. Oh oui, il est conscient que quelque chose débloque chez lui, mais sans en être convaincu. Il n’aime pas son père. Il supporte très mal le nom d’Einstein, si lourd à porter, et qu’il s’autorise si peu à investir. Il nous émeut par son désarroi, ses incohérences, ses amitiés fugaces, son attachement à sa mère, et finalement, sa résignation au sort que la vie lui a réservé.

Le cas Eduard Einstein, de Laurent Seksik chez Flammarion, 2013. 300 pages, 19 €.

Texte © dominique cozette

Vue imprenable sur la folie du monde

Ce titre du dernier livre de Denis Robert est en fait son concept. Denis Robert est journaliste. Etait. Denis Robert est cinéaste. Denis Robert est artiste. Denis Robert est écrivain. Denis Robert est un poor lonesome justicier, un David contre un Goliath invincible, phagocyteur de nos petites vies. Denis Robert est un humaniste. Son humanité suinte dans son livre, de partout. Quand il rend visite à ses potes, ses proches. Quand il empoigne la menue main de Woody, son gamin, qu’il essaie d’armer contre l’amertume du futur.
Denis Robert est un type bien, enthousiaste et désabusé, fatigué et courageux, respectueux des autres mais impitoyable envers les voraces. Tous ceux qui ne pensent qu’à briser les systèmes pour leur propre profit. Et il sait de quoi il parle. Il s’est attaqué un jour au scandale Clearstream, cette chambre de compensation d’où fuit tout l’argent des états. Notre argent. Dix ans de lutte contre cette gigantesque pieuvre quasi mafieuse adoubée de nos gouvernements, soixante procès qu’il a tous — tous — gagnés au nez des plus puissants cabinets d’avocats à lui opposés, leur rouerie, leurs soutiens, malgré les innombrables saisies consécutives aux énormités de ses frais de justice, malgré l’usure, la lassitude et aussi l’aquoibonisme, car finalement rien n’a changé… Mais ce n’est pas le sujet de ce livre. C’est juste pour dire que cet homme est un héros moderne même si ça risque de ne pas lui plaire, un type intègre, sérieux et simple.
Voir cette interview récente de 45 mn où il parle de liberté d’expression, de protection des sources, des difficultés à divulguer certaines informations face aux puissants de mieux en mieux armés pour bâillonner les gêneurs…
Donc, le livre ! Le livre ! Le livre !
Le livre, c’est comme si vous connaissiez déjà  Denis Robert — c’est mon cas — que vous aviez lu la plupart ou tous ses livres, vu ses films, ses tableaux à base de listings de banque, sorte de street art à l’arraché. Bref, vous y entrez comme chez un ami. Il vous offre un coup, une assiette et une chambre. Et vous découvrez sa Moselle, sa Lorraine bien cabossée. Pourtant, il a choisi de rester dans ce no man’s land dévasté par le libéralisme et les promesses non tenues,  plaqué par les espoirs et les envies,  les usines, les industries, le charbon, le textile. Privé de poumons, quoi. Y a plus rien. Pas grand chose. Mais il y est attaché. Il vous en parle comme d’un écrin où se développent des sortes de vies difficiles et précieuses, leurs amitiés, leurs systèmes D, leurs entraides pour s’en sortir. Sachant qu’on ne s’en sortira pas.
Il en parle comme Jim Harrison et Brautigan parlent de leur Montana, il raconte ces petites existences avec des phrases douces et incisives comme dans les nouvelles de Carver.
Son récit, road-movie épique, nous trimballe dans ces communes aux destructions massives qui se terminent en ange, Florange, Gandrange, Rodange, Hayange, dans ces bassins houillers moribonds et ces hauts-fourneaux froids, ces villages où l’état a consenti des retraites dorées aux chômeurs de 47 ans qui ne savent que faire de tout ce temps sans objet. On boit beaucoup par-là, comme par hasard.
En chemin, il nous entretient sur le devenir du monde — il est placé pour en savoir plus que nous — la voracité des prédateurs, l’impuissance des petits. Sa rencontre avec Hollande à l’époque où la finance était son ennemie, la vanité des luttes menées, en France comme aux Etats-Unis, contre la toxicité des banques qui continuent à prospérer à qui mieux-mieux sans que rien de mal ne leur arrive. Et l’argent de la drogue, la folie financière, les paradis fiscaux. Du bien trash, quoi.
Et puis, il nous installe dans son bureau où il essaie d’écrire son roman, pas ce livre, non, un vrai roman. Ça ne sera pas encore pour cette fois. Il nous fait revivre des histoires de la région où tout le monde se connaît, ou se tait, comme celle du petit Grégory, ou encore celle d’un maire  maintes fois réélu — il vient de mourir — qui a fait de sa ville sinistrée un parc d’attractions, riche, au plein emploi et agréable à vivre. Car il y aussi du bon, à l’écouter parler.
Ce livre est bourré d’anecdotes, de rencontres, de personnages. La politique, l’économie, le foot, le journalisme sont passés à sa moulinette.
C’est fort, attachant, prenant, passionnant.
Un jour, j’ai rencontré Denis Robert à la Galerie W (aux Abbesses) où il expose. J’adore ses tableaux. Il était seul, moi aussi. Je ne pouvais pas ne pas lui parler. Ça s’est soldé par un calamiteux j’aime-beaucoup-ce-que-vous-faites, ce genre, et un autographe sur un livre.  🙁  Il n’empêche, j’aime vraiment ce qu’il fait !

Vue imprenable sur la folie du monde par Denis Robert, aux éditions les Arènes. Octobre 2013. 280 pages, 21 euros.

Texte © dominique cozette

Social media & sharing icons powered by UltimatelySocial
Twitter