Il s’appelle l’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea, et c’est à un voyage en humorie et bonne humeurie que ce livre totalement déjanté nous invite
C’est donc un fakir qui a mis le plus beau costume brillant de son cousin pour venir à Paris acheter un nouveau matelas à clous dans un magasin Ikea. Il commence par arnaquer le chauffeur de taxi (qui l’arnaque lui-même aussi d’ailleurs), rom rancunier qui le poursuivra de sa vengeance tout au long de son périple. Périple insensé qui commence dans cette armoire Ikea où il s’est réfugié après avoir utilisé les commodités restau-hôtelière de l’enseigne.
Cette armoire va le faire partir en Grande-Bretagne en compagnie de malheureux voyageurs clandestins. Mais ça se passe mal et, de ce fait, notre enturbanné va faire connaissance avec d’autres moyens de transports plus bizarres les uns que les autres. Il va faire des rencontres totalement inattendues, empocher un à-valoir de ouf pour finir le roman commencé au crayon Ikea sur sa chemise… et va tâcher de retrouver l’incandescente Marie, rencontrée le premier soir au resto Ikea.
Ce bouquin, c’est une récré majuscule, un pur moment de rigolade, sans prise de tête, avec rien d’autre que du plaisir.
Son auteur, Romain Puértolas, est un jeune homme extrêmement sympathique et souriant. Il nous parle de son livre ici avec un irrésistible accent du soleil. On est très content pour lui du succès de son livre !
L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea de Romain Puértolas. Edition Le Dilettante, 2013. 252 pages, 19 €.
Non, pas le grand John, le priapique John, l’amant fugace de milliers d’Américaines, l’ami des mafieux et l’idole des jeunes et des vieilles. Je parle de Douglas Kennedy. Douggy.L’écrivain anglo-saxon qui a la politesse de se faire interviewer en français lorsqu’il est en France, s’il vous plaît ! et qui nous écrit des bluettes bien de chez lui, enfin pas toujours — rappelez-vous la femme du Vème — mais là, si, on est dans le Maine USA, une petite bourgade où il va nous dérouler une histoire banale comme toutes les histoires palpitantes si ce n’est l’inverse. Dans la peau de cette femme, technicienne d’imagerie médicale qui décèle les cancers ou les embryons, la vie/la mort quoi, il nous conte son mariage tiède, ses deux grands enfants formidables puis le chômage de son mari et leur éloignement progressif. Et ces fameux Cinq jours, titre de l’opus, qui m’ont tenue compagnie durant cinq nuits.
Que va-t-il donc bien pouvoir se passer lors de ces cinq jours à un congrès de radiologie ??? Vous ne voyez pas ? Mais si, bien sûr. Sa vie va changer. Va s’irradier. Son coeur va s’affoler. Et comment cela va-t-il finir ? Je ne vous le dirai point. Car l’intérêt de ce livre sentimental — un livre de filles comme je dis — n’est pas l’histoire banale comme toutes les histoires passionnantes, mais la façon. La forme. Un vrai voyage dans la middle class, les campus, les avocats, le coût exorbitant de certaines choses gratuites chez nous (ne l’oublions pas), le coinçage (oui, bon) des mentalités puritaines et bien d’autres éléments qui nous rendent la vie des Américains pas si attractive que ça. Les deux semaines de vacances entre autres.
Un bon gros roman qui détaille la vie quotidienne de l’héroïne comme on aime le faire avec nos copines, nos rencontres, nos douleurs, nos regrets, les conseils qu’on donnerait bien à nos gosses s’ils ne nous les renvoyaient pas à la figure, les impossibles retours en arrière, les difficultés de l’amour et la place de la volonté dans la quête du bonheur. La culpabilité aussi, omniprésente, le qu’en-dira-t-on, les idéaux, et la trouille de mal faire.
Je vous en ai assez dit, alors, je termine en vous confirmant que ce n’est pas NKM qui pose pour la couverture.
Cinq jours de Douglas Kennedy, éditions Belfond, 2013. 364 pages.
Le cas Eduard Einstein, le dernier livre de Laurent Seksik, raconte le destin tragique de cette famille décomposée que le patriarche, Albert, n’a pas réussi à construire. Tout jeune étudiant, Albert tombe amoureux d’une étudiante fragile qui boîte un peu mais qui l’attendrit. Bien plus tard, ses biographes apprendront qu’ils ont eu une fillette, morte très jeune, cachée de tous, secrète et non avenue dans l’historique du grand homme. Puis deux fils dont l’un, Eduard, a finalement peu ou prou le statut de sa soeurette inconnue : abandonné, nié.
Monsieur Einstein, grand homme mais aussi séducteur incorrigible, se sépare de sa femme et de ses fils pour vivre une autre histoire. La chasse aux Juifs de ce temps-là le fera émigrer vers les Etats-Unis où il n’est pas vraiment le bienvenu. C’est la chasse aux sorcières, on le prend pour un communiste, et le fait qu’il ait inventé la bombe qu’il va pourtant tenter de stopper, ne plaide pas en sa faveur.
Pendant ce temps, sa femme, qui a renoncé à sa carrière pour lui et pour élever ses enfants, se débat avec Eduard dont on a découvert à 18 ans la schizophrénie. Jamais remise d’avoir abandonné sa fillette qui est morte loin d’elle, elle se concentre sur les soins à donner au fils malade.
Electrochocs, séjours en instituts spécialisée, tentatives de suicides et auto-mutilations lui interdisent toute tentative d’insertion dans une vie normale.
La mère perdra la tête avant de mourir, le grand-frère exilé lui aussi aux Etats-Unis, ne pardonnera que très tard à son père d’avoir bousillé leurs vies. Et Albert ne pourra jamais — jamais — se résoudre à revoir cet enfant-boulet dont il impute le handicap à sa belle-famille. C’est son drame, il est incapable d’y faire face et ne peut, de l’autre côté des mers, qu’envoyer de l’argent pour que d’autres s’en occupent à sa place.
L’intérêt du livre, outre l’histoire elle-même, est la façon dont elle est racontée, sous trois points de vue. Celui du père, celui de la mère mais surtout celui-du « je », Eduard lui-même, qui se met à nu. Oh oui, il est conscient que quelque chose débloque chez lui, mais sans en être convaincu. Il n’aime pas son père. Il supporte très mal le nom d’Einstein, si lourd à porter, et qu’il s’autorise si peu à investir. Il nous émeut par son désarroi, ses incohérences, ses amitiés fugaces, son attachement à sa mère, et finalement, sa résignation au sort que la vie lui a réservé.
Le cas Eduard Einstein, de Laurent Seksik chez Flammarion, 2013. 300 pages, 19 €.
Ce titre du dernier livre de Denis Robert est en fait son concept. Denis Robert est journaliste. Etait. Denis Robert est cinéaste. Denis Robert est artiste. Denis Robert est écrivain. Denis Robert est un poor lonesome justicier, un David contre un Goliath invincible, phagocyteur de nos petites vies. Denis Robert est un humaniste. Son humanité suinte dans son livre, de partout. Quand il rend visite à ses potes, ses proches. Quand il empoigne la menue main de Woody, son gamin, qu’il essaie d’armer contre l’amertume du futur.
Denis Robert est un type bien, enthousiaste et désabusé, fatigué et courageux, respectueux des autres mais impitoyable envers les voraces. Tous ceux qui ne pensent qu’à briser les systèmes pour leur propre profit. Et il sait de quoi il parle. Il s’est attaqué un jour au scandale Clearstream, cette chambre de compensation d’où fuit tout l’argent des états. Notre argent. Dix ans de lutte contre cette gigantesque pieuvre quasi mafieuse adoubée de nos gouvernements, soixante procès qu’il a tous — tous — gagnés au nez des plus puissants cabinets d’avocats à lui opposés, leur rouerie, leurs soutiens, malgré les innombrables saisies consécutives aux énormités de ses frais de justice, malgré l’usure, la lassitude et aussi l’aquoibonisme, car finalement rien n’a changé… Mais ce n’est pas le sujet de ce livre. C’est juste pour dire que cet homme est un héros moderne même si ça risque de ne pas lui plaire, un type intègre, sérieux et simple.
Voir cette interview récente de 45 mn où il parle de liberté d’expression, de protection des sources, des difficultés à divulguer certaines informations face aux puissants de mieux en mieux armés pour bâillonner les gêneurs…
Donc, le livre ! Le livre ! Le livre !
Le livre, c’est comme si vous connaissiez déjà Denis Robert — c’est mon cas — que vous aviez lu la plupart ou tous ses livres, vu ses films, ses tableaux à base de listings de banque, sorte de street art à l’arraché. Bref, vous y entrez comme chez un ami. Il vous offre un coup, une assiette et une chambre. Et vous découvrez sa Moselle, sa Lorraine bien cabossée. Pourtant, il a choisi de rester dans ce no man’s land dévasté par le libéralisme et les promesses non tenues, plaqué par les espoirs et les envies, les usines, les industries, le charbon, le textile. Privé de poumons, quoi. Y a plus rien. Pas grand chose. Mais il y est attaché. Il vous en parle comme d’un écrin où se développent des sortes de vies difficiles et précieuses, leurs amitiés, leurs systèmes D, leurs entraides pour s’en sortir. Sachant qu’on ne s’en sortira pas.
Il en parle comme Jim Harrison et Brautigan parlent de leur Montana, il raconte ces petites existences avec des phrases douces et incisives comme dans les nouvelles de Carver.
Son récit, road-movie épique, nous trimballe dans ces communes aux destructions massives qui se terminent en ange, Florange, Gandrange, Rodange, Hayange, dans ces bassins houillers moribonds et ces hauts-fourneaux froids, ces villages où l’état a consenti des retraites dorées aux chômeurs de 47 ans qui ne savent que faire de tout ce temps sans objet. On boit beaucoup par-là, comme par hasard.
En chemin, il nous entretient sur le devenir du monde — il est placé pour en savoir plus que nous — la voracité des prédateurs, l’impuissance des petits. Sa rencontre avec Hollande à l’époque où la finance était son ennemie, la vanité des luttes menées, en France comme aux Etats-Unis, contre la toxicité des banques qui continuent à prospérer à qui mieux-mieux sans que rien de mal ne leur arrive. Et l’argent de la drogue, la folie financière, les paradis fiscaux. Du bien trash, quoi.
Et puis, il nous installe dans son bureau où il essaie d’écrire son roman, pas ce livre, non, un vrai roman. Ça ne sera pas encore pour cette fois. Il nous fait revivre des histoires de la région où tout le monde se connaît, ou se tait, comme celle du petit Grégory, ou encore celle d’un maire maintes fois réélu — il vient de mourir — qui a fait de sa ville sinistrée un parc d’attractions, riche, au plein emploi et agréable à vivre. Car il y aussi du bon, à l’écouter parler.
Ce livre est bourré d’anecdotes, de rencontres, de personnages. La politique, l’économie, le foot, le journalisme sont passés à sa moulinette.
C’est fort, attachant, prenant, passionnant.
Un jour, j’ai rencontré Denis Robert à la Galerie W (aux Abbesses) où il expose. J’adore ses tableaux. Il était seul, moi aussi. Je ne pouvais pas ne pas lui parler. Ça s’est soldé par un calamiteux j’aime-beaucoup-ce-que-vous-faites, ce genre, et un autographe sur un livre. 🙁 Il n’empêche, j’aime vraiment ce qu’il fait !
Vue imprenable sur la folie du monde par Denis Robert, aux éditions les Arènes. Octobre 2013. 280 pages, 21 euros.
Le premier s’appelait 121 curriculum vitae pour un tombeau, j’en ai parlé sur mon blog. Le deuxième vient juste de sortir et se nomme Précipitation en milieu acide. Oui, c’est du sérieux. Enfin, pas vraiment. Ce serait un peu de Cioran pour le côté cache-ta-joie du héros, un peu de Perec pour le côté la vie-mort-d’emploi et un zeste Stromae pour le côté fort-minable des histoires d’amour en général.
Bref, ça ne pue pas la poisse mais plutôt le poisson — l’épopée de la chasse au brochet pour un réveillon d’avance calamiteux ! mais aussi le fantasme du filet de maquereau au vin blanc pendant un concert ultra-romantique de clarinette. Ça ne respire pas la joie du côté des protagonistes qui bossent chez Right-In-The-Middle-Consulting ou à Propulse Management, mais chez la lectrice que je suis, oui. C’est bourré d’histoires de coachnig, de chefaillons petits-bras, d’opérations de restructurations minables, de rachats d’usine affligeants. Le monde d’aujourd’hui, quoi, même pas à la loupe.
Affligeant. C’est le terme. Le héros, Pierre, regarde passer sa vie comme un pêcheur désabusé les cadavres de truites dans une eau lourdement polluée. Rien ne le motive plus, ni aller bosser car il se sait sur la touche, ni baiser avec sa femme encore bien gaulée, ni recevoir leurs amis plan-plans qui se la pètent, ni faire des projets car il ne sait plus comment on fait.
Quelques moments de trêve cependant dans ce nihilisme omniprésent : son atelier d’écriture tous les mardis soir où il entame mollement une très très vague relation avec Hellen, loseuse aux yeux vairons, et ses balades au Champ-de-Mars où il échange de bien belles banalités avec Bernard et son chien.
Mais il y a sa femme qui, à 41 ans, veut un môme et l’entraîne auprès du spécialiste de la PMA (procréation médicalement assistée), la découverte d’une trahison qui ne l’ébranle même pas tellement il est blindé, son nouveau job de médiateur social auprès d’une cidrerie que veut démanteler un partisan de l’ultra-libéralisme. Rien ne semble troubler son indifférence à ce monde moderne totalement barge.
Cette désespérance en est drôle, elle s’insinue dans ses moindres détails avec la précision du scalpel d’un serial killer, elle compose la toile de fond parfaite du quinqua actuel, le nanti qui attend que les choses lui tombent dessus mais qui sait très bien pourquoi elles ne le font pas. Précipitation en milieu acide est un objet littéraire extrêmement descriptif et instructif, ça pourrait être un roman graphique de David Mazzucchelli, un classique du XIXème siècle à la sauce Woody Allen ou un rapport très vivant sur la vie au XXIème siècle quand on exerce un de ces jobs impossibles à décrire à sa grand-mère.
Un texte pointu, drôle, dense et très attachant.
L’auteur, Pierre Lamalattie, après avoir fait des études d’agro, est d’abord ingénieur puis se dirige vers la médiation sociale et les relations de travail, avant de s’atteler avec succès à la peinture, une peinture plutôt sociale aussi. A voir sur son site.
Précipitation en milieu acide de Pierre Lamalattie, chez l’Editeur. Octobre 2013. 396 pages, 19 €.
L’Ambition, de Iegor Gran, est un livre étrange et pénétrant dans le sens où il ironise sur les travers des gens — principalement — de Paris et de la proche banlieue. Des caricatures de caricatures qui commencent par le héros, José, pauvre hère dont la seule ambition — au début — est de devenir le Mark Zuckerberg planétaire de la fève, celle qu’on trouve dans la galette. Il bricole aussi dans une improbable boutique les disques durs endommagés sans en connaître le fonctionnement. Sa copine de dix mois le plante là car, vraiment, quel manque de grandeur ! Elle même grouillote dans une galerie d’art contemporain forcément chicos dont la proprio court le globe à la chasse au futur Man Ray.
Pour payer son demi-loyer, José subtilise un message destiné à son brillant coloc pour des cours de maths à domicile. Il est aussi nul que le cancre mais sait parler aux parents, leur confirme que leur enfant est intelligent et plein d’avenir. Le gosse deale avec lui, lui extorquant une part du fric : chacun y gagne. Du coup, son petit auto-entreprenariat d’incompétence s’étend par le miracle du bouche à oreille et le voilà tentant de comprendre le début de la promesse de l’aube pour la régurgiter à la jeune élève qui s’en bat les choses.
Pendant ce temps, son ex se fait humilier par un riche collectionneur qui lui fait de l’oeil mais ne prend même pas la peine de l’empapouter tellement il connaît d’avance l’histoire, plus la fâcheuse tendance de la fille à devenir plus tard une sorte de bobonne ordinaire.
L’Ambition, c’est aussi celle d’un lointain ancêtre de José, un néandertalien qui va de temps en temps prêter son sgug (sic) à une femme des Nez Ecrasés, ce qui provoque une crise de ménage dans sa tribu qui le chasse. Peu importe, il adore l’aventure !
Et aussi l’Ambition d’un écrivain raté qui cherche l’inspiration dans les mails, les fêtes de djeun’s et dans le coin de son café germano-pratin.
Ça semble un peu décousu comme ça. Ça l’est. L’important est de s’amuser avec la galerie de portraits qu’il décrit d’une plume très spirituelle. C’est bourré de petites fleurs à cueillir dans cette steppe où le râteau de l’homme n’a jamais mis les pieds.
Une phrase au hasard : « Pendant qu’elle remplissait la paperasserie, Cécile sentit le regard du client comme un petit fer à repasser tiède, circulant le long de sa silhouette. Ce n’était pas désagréable. On ne la déshabillait pas, non, on l’admirait. »
Iegor Gran. L’Ambition, roman aux éditions P.O.L. 2013. 212 pages, 16,50€…
Pour relire mon article sur l’écologie en bas de chez moi, sacré truc, par cet auteur border line !
Karine Tuil est une très belle femme, très très belle. Ça n’a rien à voir avec son dernier roman, l’invention de nos vies, qui lui n’est pas beau mais complètement ahurissant. Vaste et dense, à l’américaine serais-je tentée de dire, voire à l’ancienne, du temps de la profondeur et de l’analyse. Mais en même temps urgent, haletant, stressant même. C’est un pavé de saisissement, de suspense, de portraits incisifs, de personnages inattendus, de situations instables avec toujours cette impression non fallacieuse de marcher — de voler — au bord du précipice.
Car le précipice est là, et Samir, feignant de l’ignorer, continue à gravir la pente vers les sommets où son intelligence, son talent d’avocat, sa brillance, le mènent.
Né Samir dans une cité, élevé par une mère femme de ménage qui voulait juste qu’il devienne un bon musulman, mais très ambitieux, il réussit ses études, il est le meilleur même sauf qu’au moment de trouver un cabinet, il se heurte à de cuisants refus. La discrimination raciste, croit-il. Par le biais du hasard, devient Sam. Sam Tahar, qui peut aussi vouloir dire qu’il est juif. Sans problème, il est engagé par Pierre Lévy, un très gros cabinet parisien, grimpe les échelons et va monte son cabinet à New-York. Réussite totale puis mariage avec la fille d’un des plus influents industriels, un Juif strict très à cheval sur les principes et les valeurs. Sam vit donc dans l’imposture. Il fait partie de l’élite new-yorkaise et personne ne sait d’où il vient puisqu’il tait sa véritable identité, utilise les éléments de bio de son ex meilleur ami, Samuel. Rien ne doit transpire.
Lors de leurs études communes, Samuel était en couple avec la superbe Nina, tellement superbe que Samir couche avec lorsque Samuel va enterrer ses parents. Il en tombe raide dingue et c’est partagé. Pour la récupérer, Samuel joue avec sa vie et gagne. Fin de ces amitiés. Silence radio. Samir se volatilise.
Jusqu’au jour où Nina tombe sur un portrait du french lawyer tellement successful. Samuel, aigri car ayant raté sa carrière d’écrivain, est scié par le mensonge de l’ex-ami. Pour se venger, il exige de Nina qu’elle joue à un jeu ultra-dangereux dans lequel personne ne peut gagner.
Le roman est très complexe, de nombreux éléments nourrissent sa trame. Le héros ne rien fait pour simplifier les choses. Jouisseur, sûr le lui, arrogant et séducteur, il saute sur tout ce qui bouge, fait des tas de compromis avec la réalité, coupe pratiquement les ponts avec sa famille dont un demi-frère incontrôlable. Quand on sait qu’aux Etats Unis le mensonge est un crime, on s’attend au pire. Sauf que le pire n’est rien au regard de ce qui va sa passer. Ses origines arabes, ses aventures, ses liens, comment pourra-t-il organiser sa défense ?
Un des meilleurs romans que j’aie jamais lus. Aucune baisse de rythme, aucun répit, aucun repos, il vous absorbe totalement, la langue pendante, le coeur battant, les sens affûtés. Un livre totalement emballant, à lire absolument !
Vous pouvez voir une interview de Karine Tuil lors de son passage au 7/9 d’Inter. Et son site.
L’invention de nos vies de Karine Tuil, 2013, aux éditions Grasset. 492 pages, 20,90 euros.
Sur la liste de différents prix dont le Femina, l’Interallié et le Goncourt.
Flore Vasseur est une auteure que j’admire car elle explore un continent que je ne peux connaître que par procuration : la haute finance. Elle en a fait partie*, elle y a ses accointances mais aussi ses objets d’indignation. Elle possède son sujet.
Ce troisième roman, en bande organisée, campe la vie de sept mercenaires du monde, à savoir sept potes ex HEC, qui se prennent pour les rois du monde en accédant aux plus hauts pouvoirs : ceux de la politique et du fric, des complots, des mensonges et du secret. Mais ça ne marche pas si bien que ça, trop impliqués, trop esclavagisés par leurs fonctions qui les enserrent jalousement dans des règles de vie insupportables, sous contrôle permanent. Même leur cholestérol, leur poids ou leur dose d’alcool absorbé la veille y sont analysés.
Au premier chapitre, on les retrouve tous, même si certains se sont perdus de vue après un grave accident de l’un d’eux, à la remise de la médaille des arts et lettres de Clara, éminente journaliste économique. Une dispute éclatera entre deux d’entre eux, et un troisième jamais revu depuis l’accident fera une trop brève apparition.
Et puis on verra comment leurs vies se disloquent entre absence d’esprit critique sur leurs tâches, étiolement de leur intérêt familial ou amoureux, dilution de leurs idéaux dans le stress, l’argent et les honneurs dus à leur valeur. Mais la finance est malfaisante, l’Europe est un leurre, les politiques sont des tricheurs et les banquiers des arnaqueurs, bien sûr on le sait plus ou moins, mais l’un des héros, prêt à faire exploser le système, se fera exploser un beau matin sous un RER. Personne ne croit au suicide.
La journaliste, qui refuse d’enquêter sur son ami qui lui a laissé les documents sur une clé USB, sera pilotée par son grand amour disparu afin d’échapper aux requins de la sécurité, celle qui protège l’élite, celle qui nous espionne au travers de nos outils, celle qui nous suit à la trace où qu’on soit, celle qui sait tout sur tout le monde.
Portrait affûté de cette génération de quadras wonderboys & girls hyper-formatée, qui porte les mocassins à gland de leurs vieux modèles mais aussi les stilettos de la jeunesse dorée, qui ne sort du triangle d’or parisien que pour celui de Londres ou de New-York et qui ne rêve que d’arriver. Mais où ? A la perte du monde ?
Inspiré de faits réels, le livre nous livre ses sources sous forme de flashcodes en regard des paragraphes concernés. Très pratiques pour les plus curieux. On peut aussi les retrouver sur la liste HTML mise à jour sur le site de l’écrivaine ici.
Thriller politico-économique passionnant mais très énervant eu égard au côté irrémédiablement pourri de la chose publique.
Info supplémentaire : Flore Vasseur est dans la sélection pour le prix de Flore.
* Flore Vasseur a pris connaissance de cet article et me signale que, bien que cela lui colle à la peau et que ça l’agace un chouïa, elle n’a jamais travaillé dans la finance. C’est dit !
En bande organisée, de Flore Vasseur aux éditionsEquateur littérature. 2013. 320 pages, 19 euros.
Je me régale comme c’est pas permis avec ce nouvel opus de Lionel Duroy, Vertiges, qui re re re raconte ses chagrins d’enfance où il voit la cause de tous ses chagrins actuels, ses peines d’amour. C’est du grattage de croûte permanent, de l’empêchement de cicatrisation, du report de responsabilité sur autrui, de la vaine course au bonheur qu’il ne goûte jamais puisque tout occupé à essayer de comprendre le pourquoi du pourri de sa vie.
Pourquoi ça me passionne ? Parce qu’on (je, oui) a souvent tendance à essayer d’entrevoir ce qui peut amener à tel ou tel comportement par ce qu’on a vécu dans l’enfance, lors de la formation de nos affects. Sorte de déterminisme rédhibitoire. Mais contrairement à Duroy, je lâche l’affaire de la culpabilité des parents car autant remonter au couple de néanderthal.
Dans Vertiges, Duroy nous remets une vaste couche de son premier mariage où sa femme tant aimée, mère de ses deux premiers, lui a préféré un ami décorateur, bas du front et peu gracieux. Pour survivre, il décide de tomber amoureux d’Esther, sa future deuxième femme — qui le prévient d’emblée de ses tendances destructives — Esther qui attend avec patience qu’il ait fini d’écrire l’ode à la première et qui supportera toujours patiemment, sans moufter semble-t-til, ses absences, ses écarts, ses disparitions. Qu’il finira par mettre sur un tel piédestal qu’il s’en rendra malade. Il ne peut plus l’approcher sans trembler. Une vie infernale. Il avait déjà écrit sur elle dans Le cahier de Turin (2003) : cette femme avait entamé leur amour en lui écrivant très régulièrement. Mais il n’a jamais lu ses lettres, ses cahiers. C’est après leur rupture qu’il décide de mettre la main dessus.
Etrange personnage qui ne vit que dans le passé, la douleur, l’interrogation maladive, la recherche de sa vérité, mouvante, puisque chaque livre raconte la chose différemment.
Ce gros livre suintant de douleur relate encore et encore son enfance pourrie et ses deux principales amours. Mais aussi sa quête incessante sur l’origine des êtres et des récits. Comme ses romans ne lui permettent pas de vivre aisément, il écrit avec succès diverses bios (Libé précise lesquelles : Ingrid Betancourt, Vartan, Mireille Darc, le curé d’Outreau, Bigart etc). Un jour, il est sollicité pour écrire la vie de la fille d’un dictateur sud-américain, celui qui avait mis au point la disparition des opposants en les balançant vivants, attachés et lestés, au milieu de l’océan. Passage ahurissant où, impuissant avec Esther, il passe des jours et des nuits à faire l’amour à cette femme à laquelle il apporte la preuve que son père adoré est bien un terrible assassin. Elle refusera l’écriture du livre. Puis il passe à une cantatrice célèbre à qui il confiera maladroitement que sa merveilleuse voix lui fait penser à sa mère folle lorsqu’elle criait.
Beaucoup de choses témoignent de détresse l’écrivain exacerbé, émouvant par ses efforts pour faire bien, odieux par l’utilisation de la matière vivante de ses personnages pour construire son oeuvre. En même temps sincère car il explique comment il procède ou a procédé, les légers travestissements de la vérité pour en changer le faciès.
Il y a énormément à dire sur ce bouquin, exceptionnel d’un certain point de vue : je vous renvoie à une analyse très claire par une blogueuse plus littéraire que moi (Sophielit sur facebook) voir l’article ici, et aussi sur le portrait négatif mais puissant qu’en a fait Luc Vaillant ici sur la 4ème de Libé (il a connu la vraie Esther qui a été journaliste au journal).
Et si vous voulez en savoir plus sur d’autres livres que j’ai lus, le lien ici sur mes articles.
Chloé Radiguet, après avoir ABCdé Brassens, s’est attaquée à Boby Lapointe (de ch’val). Un abécédaire tout ce qu’il y a de plus complet sur notre chanteur le plus déjanté de tous les temps, inventeur du changement de vitesse automatique — c’est vrai — et d’un système mathématique bibi-binaire — sérieux — entre autres excroissances créatrices de son cerveau prolixe. Vous connaissez tous quelques-unes de ses chansons (de ch’val), des plus neuneux aux plus bizarres, d’ailleurs elles le sont toutes, et beaucoup de ses co-compositeurs en parlent encore avec des frissons dans les poils de bras.
Dans ce livre accueillant parce qu’on peut le prendre comme on veut, au milieu, à l’envers, debout ou même les yeux clos, Chloé vous raconte le mastard rigolard que fut l’homme avant de devenir l’icône que l’on sait suite à sa mort causée par une infâme bestiole astro-illogique.
Chloé vous parle de ses ripailles, ses trouvailles, ses amours canailles, ses farces et attrape-couillons, ses coups de bourre-pif quand on l’emmerdait, son pays chéri et sa ville de Pézenas qui fit de lui un involontaire Piscénois (de veau) où se trouve son petit museau de ch’val, je voulais dire musée. On apprend qu’il a été homme-grenouille mais aussi magasinier consciencieux chez Philips pour gagner une pauvre croûte. Et savez-vous ce qu’il y faisait ? Il emballait les niaiseries de Sheila et Cloclo au magasin d’expédition. Si c’est pas malheureux ! Mais il était content, le Boby.
Je ne vais pas vous mâcher les 26 lettres de l’ouvrage bourré de ses contrepèteries et de ses pitreries, de ses exploits ou de ses bides dans les cabarets parisiens où il sévissait avec ses potes. Ses potes ? Pierrot, Pou, André, Claude, Dédé, Eugène, Zizi… puis Brassens, Perret, Averty, et tant d’autres ! Vous connaissez peut-être ses remarquables apparitions cinématographiques chez Truffaut, Sautet, ses impros ingérables au théâtre… Mais ce calamiteux lever de torchon lors d’un Musicorama des Rolling Stones ? C’est là, dans le livre. Tout ce qui concerne Boby y est. Anecdotes farfelues, souvenirs émouvants, historiettes hallucinantes… Sans oublier … son hélicon ! Un régal !
Contre le blues de la rentrée, le meilleur remède … de ch’val (oui, bon, on peut bien s’amuser un peu)
Boby Lapointe, c’est bon pour c’que t’as. Abécédaire par Chloé Radiguet. Préface de Brigitte Fontaine. Editions du Cherche Midi, 2013. 276 pages, 17 euros service inclus.