Attention : Polar polak comak !

La Ferme aux poupées est le deuxième polar traduit en français de Wojciech Chmielarz, le premier étant Pyromane qui installe l’inspecteur récurrent Mortka, dit le Kub, et explique pourquoi on va l’envoyer loin de la base. Mais on s’en fiche quand on lit ce deuxième ouvrage, on sait seulement qu’il a fait quelque chose de gênant et que ses chefs, sans vraiment le punir, préfèrent l’éloigner un moment dans une bourgade de montagne où il ne se passe pas grand chose, sous couvert d’échange de compétences avec la police locale. Au début, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un flic usé un peu grassouille, la cinquantaine désabusée, mais non, il a la trentaine. Sa femme l’a quitté parce qu’il se consacrait trop à son boulot et trop peu à elle et surtout à ses fils. C’est vrai que ce n’est pas un père attentionné, il en donne encore la preuve. Il est logé dans un appartement communautaire, il a de la chance car une jeune femme seule avec son fils s’occupe de lui faire à manger et de laver ses affaires. Son arrivée dans ce bled commence assez rudement, avec l’enlèvement d’une fillette de 11 ans qui jouait au bord de la route. Assez vite, un type avoue le viol et le meurtre de la fillette. On se dit : c’est un peu simplet ce bouquin, comme si un suspect avouait aussi vite. Sauf que voilà, il avait ses raisons de le faire.  Et puis on apprend qu’une autre petite fille avait déjà disparu il y a peu mais comme c’était une Tzigane, l’enquête s’était vite éteinte.
Avec le Kub, les choses s’accélèrent, il aime fouiner, chercher, sortir de la légalité pour aller plus vite. En faisant ses recherches, il retrouve la première fillette, vivante mais mal en point au fin fond d’une mine près d’un tas de cadavres de femmes  cruellement mutilées. La bourgade est en émoi, les supérieurs régionaux veulent reprendre l’affaire mais le Kub et ses collègues s’entêtent, et même s’ils sont mal équipés, ils veulent trouver le ou les tueurs de femmes, responsables de ces ignobles tortures. Sont-ce les Roms, ou des trafiquants, des maniaques sexuels ? Le mystère est insondable.
Des sacs de noeuds vont apparaître au fil de l’enquête, des blessures au corps et à l’âme, de terribles craintes mais le Kub est toujours sur la brèche, tâchant de rester debout à coup de bières et de mauvais café.
Palpitant, bien mené, bien écrit, ce bouquin est le fait d’un auteur-vedette dans son pays déjà plusieurs fois couronné. Il faut juste s’accrocher en ce qui concerne les noms, ils sont imprononçables, beaucoup se ressemblent mais on y arrive…

La Ferme aux poupées de Wojciech Chmielarz, 2018 aux les éditions Agullo Noir. Traduit du polonais par Erik Veaux. 400 pages, 22 €.

Texte © dominique cozette

Quand Bruno Gibert raconte Edouard Levé

Bon, tout le monde ne connaît pas Edouard Levé, plasticien très intéressant en même temps que très tourmenté, qui s’est pendu en 2007 à 42 ans alors qu’il venait de remettre son dernier livre, Suicide, une fiction, à son éditeur. Le principal medium de Levé était la photo grâce à laquelle il reproduisait des scènes de la vie : ses rêves remis en scène avec les vrais personnes qu’il se donnait le mal de retrouver, des scènes pornographiques (nues) refaites avec des personnes joliment vêtues, pareil pour Rugby — je pense que la photo de couverture du livre fait partie de cette série des portraits de gens (de la campagne souvent) s’appelant Marcel Camus, ou je ne sais plus qui de très célèbre… Et il écrivit quelques livres magistraux, l’Oeuvre qui listait toutes ses idées créatives en trois lignes, Autoportrait qui tissait sa biographies en courtes phrases sans rapport les unes avec les autres.
C’est par Martine Camillieri (merci Martine !) que je l’ai connu, lorsqu’elle l’a exposé dans sa galerie la Périphérie, à Montrouge : j’ai été tout de suite séduite par son travail. Et tellement orpheline lorsqu’il est mort !
Bruno Gibert, l’auteur de les Forçats, a connu Ed en visitant ce qui lui tenait lieu d’atelier, son studio miteux, où il avait peint un tableau monochrome fait avec sa merde et qu’il avait laissé sécher sur le balcon des mois. Amis depuis ce temps, ils cherchaient chacun comment développer leur notoriété artistique, comment s’imposer dans ce vaste domaine, comment mettre leurs idées en pratique. Ils s’amusaient, buvaient, draguaient, papotaient des nuis entières mais ne foutaient pas grand chose bien qu’ils fussent tous deux diplômés dans des disciplines sérieuses.
Bruno Gibert raconte surtout des anecdotes, des flashes de souvenirs, pas forcément sur Ed mais beaucoup quand même. Ed se sentait à l’écart des choses, loin de la vraie vie d’artiste. Il était peut-être un peu snob. Lorsqu’il a réussi à vivre dans le marais, il était content d’y croiser des people, d’aller saluer du monde aux vernissages, de se faire connaître. Mais pouvait aussi disparaître des jours entiers. Puis une galerie, Loevenbruck je suppose,  l’a lancé et il a vite fait partie de la jeune scène artistique qui compte. Mais il était mal à l’aise, ne savait pas parler aux enfants, ne comprenait pas ce qu’était l’amour et comment on pouvait vivre ensemble dans le mariage. Car Bruno Michel était non seulement marié, mais il avait une enfant et un vrai travail. Donc leurs routes s’étaient éloignées.
Difficile de résumer ce style de livre, ce n’est pas un roman, ni un éloge de l’ami disparu ni une sorte de bio de l’auteur, plutôt une petit vademecum sur comment on pouvait devenir artiste conceptuel (ou pas) à l’aube du nouveau millénaire.
En tout cas, très instructif et intéressant !

Les forçats de Bruno Gibert, 2019 aux éditions de l’Olivier. 154 pages, 16 €

Texte © dominique cozette

un petit livre d'artiste

C’est un livre tout mince. Il s’appelle Antonia et son autrice, Gabriella Zalapi, plasticienne d’origines anglaise, italienne et Suisse vit à Paris. Elle vient de publier cette petite histoire de famille, en tout cas ce sont des photos de famille, qui a pour héroïne une jeune femme de même pas trente ans, mariée bêtement et sans réfléchir semble-t-il à un bonhomme qui ne l’aime pas, c’est réciproque, et avec lequel elle a eu un fils dont elle s’occupe fort mal. Ce qui ne serait pas très grave puisqu’il y a la nurse anglaise sortie de la meilleure école qui a pris l’éducation de ce pauvre enfant mal peu câliné. Son mari est notable et lui interdit de travailler même si l’oisiveté lui pèse terriblement.
Heureusement pour elle, pour sa sauvegarde, une super occupation vient réveiller cette vie si morne : dépouiller les centaines de documents, lettres, photos, notes empilés dans des cartons qu’on lui a fait parvenir à l’issue de la vente de la maison de sa mère. Superbe baraque qui avait poussé le mari au mariage. Elle y découvre l’histoire complexe de sa famille — père juif qui a dû quitter l’Autriche, dynastie anglaise — sa propre origine, ses liens oubliés avec ses grands-parents et son manque d’amour pour sa mère. Son indifférence à la vie va se diluer peu à peu et lui permettre de trouver une solution pour échapper au cauchemar du quotidien. Charmante chronique du temps perdu. Cela se passe en 65/66.

Antonia de Gabrielle Zalapi , journal 1965-1966. 2019 aux éditions Zoé. 104 page, 12,50 €

Texte © dominique cozette

Comment Flore Vasseur a liquidé le siècle

Je me suis aperçu avec stupeur et putréfaction que je n’avais pas blogué ce livre formidable de Flore Vasseur, Comment j’ai liquidé le siècle, sorti en 2010, haletant, dense, superbe, qui ose s’attaquer à l’institution Bildeberg. Comment j’ai liquidé le siècle de Flore Vasseur
L’histoire : Fils de plombier de Clermont-Ferrand et souffre-douleur de l’école, Pierre se réfugie dans la cave pour il faire des maths et de l’informatique. Surdoué, il devient trader et conçoit des calculs systémiques et des algorithmes qui lui font engrangee des milliards. Il bosse dans une banque et mène une vie de con de nabab : un mariage avorté, une fille qu’il ne voit plus, , peu d’amis, des avions, des putes de luxe. Il est convoqué à New-York par une vieille dame sur sa fin : elle compte sur lui pour liquider le capitalisme (avec une clé USB hello Kitty où elle a inscrit LE programme) car elle ne supporte pas que les Chinois supplantent un jour les Russes. Elle est à la tête du Bilderberg, ce fameux rassemblement transatlantique de diplomates, puissants et autres dirigeants politiques qui dominent le monde. S’il ne réalise pas cette tâche, il risque de lui arriver malheur. Il se tâte, se tâte. Puis après divers aventures, copie la clé à deux ou trois types de confiance qui vont diffuser son contenu. Que se passe-t-il alors ? Rien ou presque : ils se renflouent tous mais c’est tout. La vieille dame meurt.
Puis un jour, plus tard, toute l’informatique mondiale s’arrête. Plus rien ne marche. Plus de communications, de transports, de bourse, d’argent. Avant que les gens s’entretuent, il revoit sa sa fille, anorexique, elle 18 ans, elle est sur la bonne pente et voulait faire de l’humanitaire, pour rejoindre sa mère qu’il ne voyait plus, dans le Cantal.
Superbe, tendu, caillant ! Génial !

Comment j’ai liquidé le siècle de Flore Vasseur, 2010. Editions des Equateurs et Poche.

Texte © dominique cozette

 

Aaron Swartz ou la mort d'un héros formidable

Flora Vasseur a perdu celui qu’elle admirait, « un ami, un frère d’armes ». Elle raconte ce personnage hors normes dans Ce qu’il reste de nos rêves. Il s’appelle Aaron Swartz, est un prodige, plus qu’un surdoué qui a appris seul à lire à trois ans, à coder à huit ans, suicidé à 28 en 2013. Internet a été très tôt sa maison, son refuge. Rien n’allait à l’école, il se sentait décalé. Il était chétif et avait la tête pleine de projets faramineux. Le plus important, celui pour lequel il fut reconnu fut son désir de libérer l’humain, de lui offrir l’accès gratuit au savoir, à l’information, où qu’il se trouve, qui il soit. Son père l’a beaucoup soutenu, beaucoup aidé. Aaaron a arrêté l’école et à 14 ans, il travaillait déjà avec tous les pionniers d’Internet qui, s’ils le prenaient pour un gentil illuminé au début, s’apercevaient vite qu’un cerveau comme le sien surpasserait un jour leurs propres limites.
Humaniste sans s’en prévaloir, il militait pour la démocratie, la liberté d’expression, convaincu de l’intelligence de l’homme, de son désir d’élévation. Il réussit à entrer dans des institutions sans les diplômes, à l’université, au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Les contingences ne l’intéressaient pas, il ne mangeait que de la junk food blanchâtre, ce qui ne contribua pas à soigner sa maladie intestinale épouvantable, il se fichait pas mal de l’argent. D’ailleurs, il en gagna beaucoup en revendant un programme qu’il avait cocréé, ce qui lui permit d’oublier définitivement  la nécessité de payer pour ceci ou cela. Il vivait dans des squatts.
Il pensa le premier à créer une bibliothèque du savoir, mais il était trop jeune. Ce fut Wikipedia. Il fonda, avec Brewster Kale, l’Open Library, en accès libre, vingt millions d’œuvres aujourd’hui . Il créa Reddit, le dixième site le plus visité au monde et conçut le Manifeste pour la guérilla pour le libre accès. Etc… Il n’a pas arrêté.
Malheureusement, téléchargeant des milliers de documents, il fut vite repéré par le gouvernement et une procureure très sévère. Il n’était pas mal intentionné mais la justice a préféré le poursuivre, il était passible de 35 ans de prison. Lui qui ne pouvait rester dans un bureau… Il s’est suicidé en 2013, à 28 ans, laissant une tribu de savants et chercheurs éplorés par cette perte irréparable. (C’est arrivé pendant le mandat d’Obama qui redoutait, comme tous, la puissance des nouvelles technologies.)
Ce livre est formidable, il est écrit, non comme un document de recherche, mais comme un scenario haletant qui ne ménage ni notre attachement à ce héros incroyable des temps modernes ni la peine que nous ressentons lors de sa mort. Flore Vasseur qui, comme lui, ne cesse de bouger d’un endroit à un autre, a réussi a retrouver beaucoup de ses proches, de ses mentors, de ses collègues. Elle a lié connaissance avec ses parents afin de parfaire le portrait de ce jeune homme inclassable. Et a réussi a passionner une béotienne comme moi à cette grosse bête ultra-terrestre qu’est le Net. C’est dire !
Si le sujet vous intéresse, elle en parle à la Grande Librairie, c’est ici, et bien mieux que moi.
Superbe livre ! (Comme tous les livres de Flore Vasseur).

Ce qu’il reste de nos rêves de Flore Vasseur, 2018 aux éditions Equateurs. 342 pages, 22 €

Texte © dominique cozette

Les prédateurs, des milliardaires qui nous pillent

Le livre de Denis Robert et Catherine Le Gall s’appelle Les prédateurs, sous titré des milliardaires contre les états. L’idée de ce livre est venue d’une interrogation le jour de l’élection de Sarkozy : que faisaient Albert Frère (belge) et Paul Desmarais (canadien), les deux seuls milliardaires étrangers, au Fouquet’s avec nos prédateurs bien de chez nous (enfin, qui habitent souvent ailleurs) ?
Denis Robert est un journaliste  bien connu pour son infatigable lutte contre les chambres de compensation de Clearstream (ou machine à blanchir l’argent sales des états) et d’autres affaires. Et Catherine Le Gall est journaliste spécialisée dans les dérives de la finance.
Ensemble, ils ont tiré un fil pour aboutir à une énorme machination montée par ces deux affairistes, partis de rien, dont le but a toujours été de dépouiller les états de leurs plus beaux fleurons. Ils visaient, entre autre, le rachat de Gaz de France, aujourd’hui Engie, par le biais des actions qu’ils possédaient dans le groupe Suez, groupe belge agonisant et criblé de dettes. Avec la complicité de politiques sur lesquels ils ont misés (Sarkozy avant son élection a passé du temps chez Desmarais. Il lui lui a donné la Légion d’honneur ainsi qu’à sa femme et à Frère…)
Ce qui a aussi titillé nos deux enquêteurs c’est : pourquoi la Caisse des Dépôts et Consignations a racheté la chaîne de hamburgers belge Quick, pour une somme astronomique, alors que cette banque a une vocation sociale, qu’elle détient l’argent des petits épargnants, des mises sous tutelles …? Qu’est-ce qu’une banque comme ça va faire d’une chaîne de resto qui ne vaut pas grand chose ? C’est en enquêtant à ce sujet qu’ils apprennent que les deux larrons ont mis au point une méthode pour obliger les états à fabriquer du cash qu’ils pourront empocher, mais que c’est nous à la fin, le peuple, qui par notre travail ou nos privations, serons obligés de rembourses ensuite. Denis Robert ajoute  et montre —  que c’est à cause d’eux que les pauvres aujourd’hui ont froid car les milliardaires , depuis leur acquisition de GDF en 2007, ont multiplié par deux le prix de l’électricité.
Cette même méthode va permettre à Frère et Desmarais de s’enrichir au Brésil grâce à Petrobras. Et, en Afrique, avec une mine qui ne vaut rien achetée une fortune inimaginable par Areva : deux milliards de plus value ! Un record planétaire ! Selon un imbroglio tellement bien fichu que c’est un véritable piège dont les acquéreurs (ou leurs successeurs) ne peuvent plus sortir.
L’affaire Petrobras, devenue le scandale de la corruption, a entraîné la chute de Dilma Rousseff, rien que ça, plus l’emprisonnement de Lula. En Belgique, l’affaire Quick est toujours en instruction (les deux milliardaires sont morts depuis, leurs héritiers se dépatouilleront). En Suisse, il y a eu des emprisonnements et de lourdes amendes.
En France, rien. Les affaires ont été noyées dans la masse, étouffées, plus ou moins censurées. Ça vous étonne ?
Denis Robert écrit qu’après tout, les milliardaires finalement font leur boulot de prédation. Mais là où ça ne va pas, c’est dans les dysfonctionnements (consentis) des pouvoirs publics, les états, les politiques, Bercy, la justice… complices de cette gabegie d’argent public qui ruine nos sociétés, nos services publics, nos pouvoirs d’achat.
Pour Robert et Le Gall, ce furent trois ans de boulot acharné semé de difficultés énormes, de mers d’opacité, de refus de renseigner et, surtout, de montages délirants, de sous-sociétés écrans tellement emmêlées et complexes que c’en était pratiquement incompréhensible. Mais ils ont fini par décrypter la méthode.
Entre parenthèses, Frère, qui racheta les ciments Lafarge, oui ceux-là, qui financèrent entre autres DAESH, a été obligé d’ouvrir un fond d’indemnisation pour crime contre l’humanité. A part ça, avec tous leurs investissements juteux dans les plus grandes multinationales, ils sont pour longtemps à l’abri du besoin.
Bourré de détails, un peu complexe pour quelqu’un comme moi qui n’y connais rien au monde de la banque, le livre est assez costaud. Je vous conseille de regarder quelques interviews avant.
Denis Robert en parle sur Youtube, notamment lors d’une super interview d’octobre 2018 de Le Media qui aurait pu justifier le soulèvement des Gilets Jaunes. Mais c’était juste avant. C’est passionnant et c’est ici.

Les prédateurs
, des milliardaires contre les états. par Catherine Le Gall et Denis Robert, 2018 aux éditions du Cherche-Midi. 300 pages, 21 €

Texte  © dominique cozette

Le bouquin qui ne s'efface pas

J’ai enfin fini par l’acheter, le fameux Indélébiles de Luz. Luz, c’est un ancien de Charlie, un ancien de juste avant le massacre. Il a morflé. Il a échappé à la tuerie car il était en retard à la conférence de rédaction. C’était son anniversaire. Ce sera toujours son anniversaire. Il a croisé sans le savoir, et réciproquement, les tueurs qui sortaient de Charlie. Rongé par les cauchemars, il a réalisé l’album Catharsis, qui comme son nom l’indique… Et puis récemment, Indélébiles, qui raconte ses 23 ans passés à Charlie. D’abord, sa rencontre inespérée avec Cabu, la gentillesse du mec qui le prend sous son aile, l’emmène au bouclage. Pour lui, sa vie commence alors. Il a 22 ans, il est puceau, il débarque de sa province, abasourdi par l’ambiance du journal.
En fait, il fait revivre le journal et tous ses inoubliables amis, sous l’angle unique du dessin. Le reste n’est pas là, les engueulades, les scissions. Il nous montre comment se fabrique un hebdo dessiné, l’émulation des auteurs et de l’autrice entre eux pour faire la couv, leur générosité : ils se refilent leurs combines de dessin. Cabu montre comment il s’est entraîné à dessiner dans sa poche pour ne pas attirer l’attention lors de reportages par exemple. Luz invente et explique un procédé à base de persistance rétinienne. Dans le livre, on voit Luz partir en reportage. L’un est avec Renaud, fidèle allié du journal, qui va chanter dans un pays de l’est. Luz est arrêté, le policier confisque son carnet et Luz n’a qu’une idée : se souvenir des trait du bonhomme pour le restituer. D’autres reportages, l’un violent lors d’une manif où les flics tabassent la foule, un autre au RPR où il se fait passer pour un militant et où il lui faut cacher son statut : se couper les cheveux, se vêtir comme ces jeunes cons, tracter…et aller aux chiottes toutes les dix minutes pour dessiner, prétextant une cystite, maladie de nana, ce qu’il ignorait !  Puis un dernier tour de piste, fantasmé celui-là puisqu’il s’agit de la mort de Johnny. Tous sont là, les disparus compris. Luz, tout au long du bouquin, fait une fixette sur les bouts de gommes retrouvés, savoir à qui ils ont appartenu. Un livre drôle, instructif, touchant mais pas dans la larmoyure, bien au contraire.
Après avoir réalisé la couv d’après l’attentat où il dessine Allah qui dit « tout est pardonné », et qui fera le tour du monde, Luz quitte Charlie, il ne le lit plus et a laissé tomber le dessin politique.

Luz, Indélébiles, 2018 aux éditions Futuropolis, 320 pages, 24 euros

Texte © dominique cozette

350 pages de sérotonine !

Sérotonine. C’est d’abord le nom d’un neuro-transmetteur qu’on appelle familièrement la vitamine du bonheur. C’est aussi depuis quelques jours, le titre d’un roman réjouissant. Plutôt que d’y voir un dépressif comme l’annoncent les critiques— d’abord, les dépressifs ça n’écrit pas de livres aussi  divertissants — j’y trouve un romancier ironique qui s’amuse de sa facilité à dépeindre la vilainie de notre civilisation et de tout ce qu’elle sécrète de ravages incontrôlables. Et à raconter des histoires. Il adore les histoires d’amour ratées, forcément, et dans ce livre, il évoque ses principales tranches de  vie passées avec les femmes qui ont compté pour lui. Sauf la première du livre, la châtain, rencontrée à une station service dont il regrettera longuement de l’avoir laissé partir. Il est en vacances en Espagne, attendant sa compagne Yuzu, une jeune Japonaise avec qui il ne partage plus rien. Elle-même est une sorte de pute de luxe dont il a découvert les vidéos en forçant son ordi, une nana adepte de pratiques sexuelles assez poussées, voire bestiales.
Il évoque une jeune femme, Claire, que par son éloignement professionnel, il doucement accéléré la fin de la liaison et qu’il a le tort de revoir des années plus tard. Et le tort d’accepter de coucher avec car il ne bande plus. D’abord parce qu’il ne la désire pas mais aussi parce qu’il prend des médocs contre la déprime justement.
Puis il revit le grand bonheur qu’il a connu avec Camille, une jeune stagiaire véto qu’il prend sous son aile alors qu’il vient de  s’installer en Normandie, il a fait Agro et peut prétendre à certains jobs intéressants n’importe où. Ce fut un bonheur parfait, elle avait tout mais au bout de cinq ans, il a commis un truc qui a tout cassé. Qu’il regrettera longtemps.
Actuellement, il ballote entre revoyures et atermoiements. On le voit chez le seul ami qu’il s’est fait en Agro, un aristo qui est retourné sur les terres ancestrales pour élever des vaches selon les strictes règles du bio. Il en crève, son mariage en a crevé. On ne donne pas cher de sa peau. Avec lui, il se rendra à une manif paysanne de quotas laitiers. Ça se passe très mal.
Intéressant aussi le médecin qu’il dégote pour lui fournir sa dope, la dopamine. Il a un discours totalement décomplexé sur la maladie, ses traitements possibles (des petites putes extras : allez-y de ma part), et une diatribe non convenue sur la vie, la mort etc. Très très drôle. La fin est assez inattendue, son plan pour se ré-approprier Camille est complètement barré…
Bien sûr il y a de la bite, de la chatte humide, de la pute, trilogie obligatoire dans un roman houellecquien. Mais pas de façon trop appuyée ni, pour une fois, trop machiste. De plus, Houellebecq se montre sous un jour moins cynique qu’avant. Il se fait écolo, éthique, contre la souffrance animale, compatissant.
On pourrait dire que l’homme s’assagit tandis que le style reste fluide et alerte, très agréable à lire.

Sérotonine de Michel Houellebecq, 2019 chez Flammarion. 350 pages. 22€

Texte © dominique cozette

Oh so chic petit livre !

C’est un petit bijou dans un écrin Gallimard que nous a élégamment sculpté la poétesse échevelée qu’est Patti Smith. Il s’appelle dévotion, titre de la nouvelle qui en est le cœur, dans une gangue de petits textes, réflexions, impressions, poèmes et photos minimalistes d’un bref séjour en Europe. Invitée par son éditeur, dormant dans un hôtel sur the place to be, je veux dire la place St Germain des Prés (cf la photo prise de sa chambre) et descendant chaque matin au café de Flore y déguster « de la baguette » avec de la confiture de figue, on se doute qu’elle va y croiser Jean-Paul et Simone. Hé bien non ! Dans un name dropping très intello parigot, elle se meut dans la tête de Modiano, avant que ses pas la portent où créchait la Duras, ce n’est pas très loin, puis dans des rues où vécurent Simone Weil et Victor Hugo. J’ai l’air de me moquer mais non, je trouve très bien qu’une figure pop de son envergure s’abreuve à la fontaine de notre culture !
Puis elle descendra à Sète, dommage, je n’y étais pas à ce moment-là, pour signature, visitera le cimetière marin et la tombe de Paul V. puis, sur l’invitation de la fille de Camus, écrivain qu’elle vénère, se rendra à Lourmarin où il vivait et écrivait, face aux oliviers. Elle dormira dans sa chambre et aura l’honneur de consulter et même de lire le manuscrit du premier homme, le dernier livre, inachevé, de l’auteur. Avant que d’aller à Londres puis enfin, de revenir dans son home new-yorkais, un peu décalée, nostalgique des petits déjeuners du Flore et des jardins de Gallimard. Sa valise est petite, son trousseau minimal, je suppose qu’il n’y a pas de trousse de maquillage car elle ne cite que le dentifrice. Patti est une femme extravagante : elle n’est pas coquette, ni m’as-tu vue. Je pense qu’on devrait dire d’elle qu’elle est plutôt « m’as-tu-lue » ? car tout ce qu’elle écrit est digne d’intérêt, fin, subtil, personnel.
Je n’ai pas parlé de la nouvelle du milieu de l’opuscule : une histoire glaçante, hors du temps qui revisite le mythe du Faust de Goethe (c’est dit en quatrième de couv, sinon je… bref).
Ça se lit vite, ça peut rester sur le chevet, se feuilleter, se mettre dans la poche pour un petit trajet en car. En car ? Heu, plutôt en train elle aime les trains, revoir son livre M Train (click ici) qui est un récit tout aussi impressionniste.

Dévotion de Patti Smith, 2018 aux éditions Gallimard. 156 petites pages, 14 €.

Texte © dominique cozette

Celle qui s'enfuyait, sacré thriller !

D’un côté, il y a  Phyllis Marie Mervil. Elle a une soixantaine d’années, est afro-américaine, installée du côté des Cévennes dans une maison totalement isolée, seule, avec son chien qui s’appelle Douze cette année car il a douze ans. Elle parle très bien le français, l’écrit même puisqu’elle est autrice à succès sous deux pseudos qu’elle utilise alternativement. Son éditeur avec qui elle entretient des relations chaleureuses protège l’anonymat qu’elle réclame. Pas de photos, peu de séances de signatures ou très peu, pas de paroles en public. Pourquoi cette discrétion voulue ?
Parce que de l’autre côté, il y a un homme qui la pourchasse depuis longtemps. Elle le sait, pense qu’il s’agit du FBI puisqu’elle a été condamnée par contumace pour des faits politiques, un petit groupuscule foireux auquel elle appartenait et dont elle est une rare survivante. Nous, lecteurs, on a été briefés : le poursuivant est un Italo-américain, frère d’une jeune femme appartenant au même groupuscule. Ce qui n’explique rien.
Philippe Lafitte tisse joliment un portrait détaillé, palpable, de son héroïne et de son emploi du temps. Tous les jours, Phyllis se lève à trois heures du matin, écrit durant trois heures puis part courir longuement sur le Causse avec son chien. Parfois, très rarement, elle se rend à la ville et y retrouve son amant occasionnel. Il est fasciné par cette femme mais elle refuse de s’installer chez lui, en ville.
Un matin, affûté, sûr de son coup, le poursuivant aura le chien mais pas elle. Ratage qu’il doit réparer au plus vite face aux exigences de la vieille Antonella, l’ancêtre de leur famille, celle qui a su construire avec son mari un petit empire à New-York.  Sur la causse, un homme du cru aura été vaguement témoin de l’affaire. Il aura relevé le numéro de la voiture, en fait part à Phyllis qui refuse de le noter.
Nous apprendrons au compte-gouttes — par le biais de carnets intimes que l’héroïne consent à relire pour éventuellement en faire le roman de sa vie — le pourquoi de cette poursuite acharnée, nous savons qu’il se trouve à la fin du livre sans pouvoir deviner ce qu’il va arriver. C’est tout le talent de l’auteur de nous envoyer des indices ici et là comme des clés à l’intrigue.
Thriller très finement mené, personnages forts et attachants, décors savamment peints, tout contribue au plaisir de voir se dérouler une histoire originale qui saute de la nature rugueuse et sauvage des causses à l’agitation d’une certaine jeunesse américaine des années 70.

Celle qui s’enfuyait de Philipe Lafitte, 2018 aux éditions Grasset. 216 pages, 18 €. Et en prime, la discographie du récit.

Texte © dominique cozette

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