Un pavé hallucinant à dévorer ou à déguster

J’avais tellement apprécié l’énorme ouvrage de Grégoire Bouillier sur Le Dossier M, une histoire d’amour perdu qui lui était arrivée et qu’il contait en 1800 pages environ (voir ici) (en deux tomes. Existe en poche en trois tomes je crois), je ne me suis pas laissée impressionner par les presque mille pages de son dernier livre Le Cœur ne cède pas où il enquête comme un fou sur Marcelle Pichon, une femme qui a décidé de se laisser mourir de faim (j’avais écrit « de fin ») et a tenu son journal d’agonie. C’est un info entendue à la radio en 84 qui l’a obsédé un temps, puis qui s’est réactivée en 2017 lorsqu’un voisin de table lui en a reparlé.
Quand Grégoire Bouillier enquête sur quelque chose (ici, il s’invente en détective avec Penny, son assistante futée), il ne lâche pas le morceau, il va jusqu’aux moindres détails de la vie de la personne, de celle de ses aïeux, il fouille son arbre généalogique, visite une multitude de cimetières pour retrouver sa tombe, épluche toutes les archives, lit des documents qui contextualisent la vie de cette femme, etc. Ce faisant, il nous explique aussi ses états d’âme concomitants à sa recherche qui lui apporte aussi nombre de coïncidences sur son propre parcours. Et ce n’est pas le moins intéressant de ce livre. Le fait qu’il ait découvert, par exemple, qu’il n’est pas le fils de son père mais d’un interne algérien avec lequel avait couché sa mère alors qu’elle avait rejoint son époux conscrit pendant la guerre d’Algérie.
Il nous livre aussi, grâce à son assistance qui n’a pas les pieds dans le même sabot, des tas d’informations sur la faim, et tout ce que l’être humain était capable de faire pour la calmer jusqu’à perdre son humanité durant les disettes.
Marcelle Pichon morte à soixante-cinq ans était deux fois divorcée et avait deux enfants qui, il faut croire, ne s’inquiétaient pas vraiment pour elle car, après un jeûne de quarante-cinq jours, son corps momifié n’a été découvert à son domicile qu’au bout de dix mois. Elle fut mannequin-vedette chez Jacques Fath sous le nom de Florence.
Bouillier il peine à avancer car cette femme s’est tout simplement rayée de la surface de la terre. Sauf qu’elle a répondu à une annonce pour paraître dans une émission télé d’Anna Gaillard sur les divorcés, c’était très peu de temps avant le début de son jeûne et on peut la voir et l’entendre, souffrant de sa solitude. Il ne trouve pas sa trace chez le couturier Jacques Fath, elle n’est ni sur les listes ni sur les photos et ceci l’amène à nous renseigner sur ce couturier qui fut le rival de Coco Chanel dans les années 40 mais mourut très jeune. Il nous dresse le portrait des mannequins de l’époque qui n’ont pas l’aura des célébrités d’après, mal rémunérées, considérées comme des objets de peu d’importance et pourtant invitées partout afin de porter les tenues de couture pour les riches clients internationaux.
Il nous tarde de rencontrer la Pichon, on avance et il nous raconte ce qu’il imagine de cette femme, privée de sa mère qui l’a abandonnée au père, coiffeur rapiat mais pas plus méchant que ça, cette femme très belle qui plaît beaucoup. Il en apprend plus grâce à Paris-Match qui documenta sur elle après sa mort, photos et quelques témoignages à l’appui.
Grâce à des petits hasards, il suivra une trace imprécise — ce qui lui permet, inopinément, de suivre la sienne propre et de déterrer des pans de sa vie qu’il avait enfouis, à cause desquels il s’était bien fêlé.  Pour en savoir plus sur Marcelle Pichon, il a fait appel à diverses sciences parfois occultes, graphologie, morphopsychologie, voyante, magnétiseuse et même psychiatre. Puis s’aperçoit que Marcelle P. n’est pas précisément le sujet de son enquête. « Depuis le début, il ne s’agissait que d’une chose : transformer l’impossible désir de savoir qui était Marcelle Pichon en possible désir d’écrire sur elle ». Objectif réussi.
Ce livre, ce récit, et sa masse d’infos et de farfouillage opiniâtre et méticuleux, est littéralement passionnant. Bouillier écrit d’une belle façon et nous entraîne, dans chaque voyage du temps ou de l’espace de cette œuvre avec une telle grâce que nous ne pouvons éviter de le suivre dans ses méandres. Je ne dis pas que je n’ai pas lu en diagonales quelques passages comme un rêve qu’il fait sur le père de Marcelle et qu’il développe sur plusieurs pages (je déteste les rêves racontés dans les livres et les plans de brossage de dents dans les films), ou sur les similitudes qu’il trouve avec des films qu’il nous raconte par le menu, mais dans l’ensemble, c’est formidable d’érudition, de ravissement, de rapprochements.  « Malgré quelques longueurs – inévitables quand on tient à rendre compte de toutes les facettes de la réalité ­investiguée… » écrit le critique du Monde.
En plus, en plus !!! comme si ce n’était pas assez, il nous offre un site foisonnant (voir image ci-dessous ou lien ici) dédié au livre avec une foule d’entrées où sont posés tous les documents, photos, émissions et journaux TV, sa propre analyse ADN qui va lui permettre d’enfin parler à son très vieux père avec lequel il n’a pratiquement jamais échangé…
La fin est inattendue, vraiment. Peut-être préparera-t-il un nouveau récit à partir de ce qu’il a découvert. Mystère…

Le cœur ne cède pas par Grégoire Bouillier. 2022 aux Editions Flammarion. 904 pages, 26 €

Texte © dominique cozette

Vivre vite (mourir jeune)

L’autrice Brigitte Giraud attribue la citation Vivre vite mourir jeune à Lou Reed. Peut-être ajoute t-elle. Elle a intitulé son dernier opus Vivre vite. Ce n’est pas un roman, loin s’en faut, c’est une blessure non cicatrisée après vingt ans. C’est ce qui n’aurait jamais dû arriver à son homme — accident mortel à moto — si ceci et puis si cela et puis si encore etc.
La construction du récit me rappelle le superbe film de Dominique Moll La Nuit du 12 où il relate la vaine enquête de la police pour retrouver l’homme qui a tué une jeune fille en la brûlant vive. Dès le début, une voix dit qu’on ne l’a jamais retrouvé, mais à chaque nouvel élément, le suspens est là, nous croyons que l’assassin sera arrêté. Et puis non. Dans ce livre, c’est un peu pareil. Brigitte Giraud liste tous les faits qui auraient pu éviter la tragédie, des choses que normalement on ne fait jamais, ou n’ont pas de raison de se faire, et les décortique minutieusement jusqu’à ce qu’on comprenne, comme elle, que ce qui est fait est fait.
Mais reprenons cet énorme drame : Le couple, qui a un garçon de sept ans, décide d’acheter une maison, avec un jardin, une pièce qui puisse servir de bureau à l’autrice déjà écrivaine, et surtout un garage pour la moto du mari. C’est un motard passionné  mais qui sait rester prudent. Le propriétaire de la maison accepte de leur donner les clés deux jours avant la signature. De plus, le frère de Brigitte part en vacances et cherche un lieu où enfermer sa précieuse 900 Honda CBR Fireblade, une moto tellement démoniaque (tous les détails techniques sont dans le livre) qu’elle a été interdite au Japon mais que l’Union Européenne a accepté de commercialiser malgré les accidents*. Et les autres nombreux autres petits (ou pas, comme la transgression qui a poussé Claude à utiliser cet engin sans autorisation de son beau-frère ni assurance spécifique qu’il aurait fallu prendre) faits sont relatés ici qui ont conduit l’homme à la mort. Des choses avec ou sans importance : un coup de fil à la mère, l’oubli de prendre les billets dans un DAB, l’accident de Stephen King, l’écoute d’une musique plutôt qu’un autre etc.
Le pire, c’est que l’écrivaine était à Paris pour un rendez-vous littéraire et n’a pas non plus donné le coup de fil disant à Claude de ne pas aller chercher le gamin à l’école. Et explique pourquoi elle n’a pas passé le coup de fil, une raison réellement stupide.
Donc, la maison était encore vierge d’habitation quand Claude est mort. On imagine (ce n’est pas dans le livre) l’installation de cette femme brutalement veuve, avec un petit garçon, devant investir un lieu de rêve, leur avenir, leurs projets, leur amour et peut-être un autre enfant. Seule définitivement. L’horrible étant que cette maison va être démolie pour un plan d’urbanisation quelconque.
Ce livre n’est pas romantico-pleurnichard, c’est juste moi. Il nous montre la fragilité de la vie. A quoi ça tient, tout ça. Quel en est le sens. Pourquoi. On s’interroge même sur toutes ces morts que nous n’avons pas vécues car il n’y a pas eu ces petits grains de sable dans le déroulement de notre existence. C’est un livre minutieux, intelligent qui nous donne terriblement envie de rewinder les faits pour que Claude ne soit pas tombé inutilement, connement, gratuitement. Superbe

Vivre Vite de Brigitte Giraud. 2020 aux éditions Flammarion. 208 pages, 20 €.

* Cette moto a finalement été interdite en 2004.

Texte © dominique cozette

Disparaître … ou pas

Lionel Duroy est un écrivain dont j’adore les autofictions. Je les suis depuis qu’il a raconté son incroyable enfance avec ses dix frères et sœurs auprès de parents d’une inconsciente indignité. C’était dans Le chagrin. Puis j’ai lu ses histoires d’amour, en général rutilantes au début puis complètement navrantes ensuite, l’entamant physiquement de façon sérieuse. Et ses problèmes avec son fils  aussi. Maintenant qu’il a atteint soixante-dix ans et qu’il pense avoir tout raconté, il se décide à aller mourir au loin, comme un vieil indien, ou un éléphant hors d’âge. Il appelle son livre Disparaître. Et devinez comment il envisage de partir ? En vélo.
Le vélo, cela fait cinquante ans qu’il le pratique. Aujourd’hui, il habite au pied du mont Ventoux, c’est peu dire et il fait régulièrement ses soixante-dix kilomètres par jour. Sur de magnifiques ou luxueuses montures ultra-légères. Et voilà t-il pas qu’il a pour projet de pédaler jusqu’à Stalingrad (qui s’appelle autrement, c’est pour mieux comprendre, dit-il). Pour cela, ses beaux engins en titane ne seront d’aucune utilité. Alors il ressort son vieux Singer, un truc bien costaud, bien utile, où il peut accrocher tout plein de sacoches. Car il a besoin de tas de choses, pour son voyage : matos de camping, tente, petit réchaud et tout le bazar. Il lui faut aussi toute la techno du web et de l’écriture car il a pris contrat avec son éditeur pour lui envoyer son œuvre au fur et à mesure. Deux livres aussi, très importants pour lui car il va aller sur les traces de ceux qui les ont écrits, là-bas à l’est. Une liseuse, quand même et je se sais plus quoi. Au total, 75 kilos ! Quand il grimpe dessus pour tester si ça marche, il se casse la figure. Trop lourd. Puis suivent diverses avaries. Bon, je ne vous en dis pas plus, mais il part quand même, en automne, saison tardive qui le mènera sous la pluie et dans le froid. Tout ça, c’est la deuxième partie du livre.
la première partie est le récit extrêmement vivant et bien écrit d’un dimanche avant son départ où il a réuni ses quatre enfants (de deux lits différents) dans une brasserie du 13ème où il avait coutume d’aller. C’est très rare d’avoir réussi à les réunir mais ce n’est pas facile pour lui car ils ont tous des griefs envers lui plus ou moins prégnants, les uns attaquant ou défendant les autres, ce qui génère des bagarres verbales et fait renaître une mer de ressentiments. Bien sûr, il passe pour un fou en leur racontant son projet, mais il tient bon.
Livre très plaisant quand on aime cet écrivain, j’ignore si la première partie où sont relatés les « exploits » de son passé et de ses aventures maritales et sentimentales est intéressante pour les néophytes. En tout cas, ça m’a beaucoup plu, à part quelques petites longueurs historiques sur les traces de ses deux écrivains de prédilection… En tout cas, il n’est pas mort dans un fossé comme il le projetait. Je ne spoile pas, on l’aurait su très vite s’il avait succombé !

Disparaître de Lionel Duroy. 2022 aux éditions Mialet Barrault. 292 pages, 20 €

Texte © dominique cozette

Mon choix de la rentrée, superbe !

C’est un livre impressionnant. Les trente glorieuses ne le furent pas pour nous, c’est une bataille rangée, ébouriffante, entre le temps, les mots, le manque ou le trop plein, dans la construction complexe de la personne hors normes qu’est Moni Grego. Moni, c’est d’abord une femme de théâtre, la scène est sa maison et les mots sont sa sève et son sang. Dans le livre dont je n’aurai pas le talent de rendre compte tellement son style foisonne et son point de vue se déplace, on s’amuse ou s’étonne de toutes les mythologies de l’actrice, comme de celles de Barthes, qui vont des figures de la comédie classique à un bouquet de personnages du plus sérieux au plus farfelu,  Vian, les Shadock, Becket, Duras, Chet Baker, les idoles des années 60, Homère, Alice, les immenses figures de l’art vivant plus, comme une cerise, un chapitre émouvant sur Ami Winehouse qui se voit mourir tendrement et douloureusement, les surpassant tous néanmoins.
Mais mais que dit ce livre ? Hé bien il y raconte des tas de choses, l’enfance de la petite princesse auprès d’admirables personnes que furent ses grands-parents, puis l’horreur du retour auprès d’une mère violente et si mal aimante. Toxique. Mais ce n’est pas le principal. Il y raconte l’amour, bien sûr, tendresse et sexe, l’adoration de la nature et de ses merveilles. Ce qu’il y raconte essentiellement, en se raccrochant aux anecdotes de sa vie riche et dense, c’est l’écriture. C’est son chat à elle, c’est sa scribe, la scribe, qui lui colle à la peau, qui l’habite depuis toute petite, sans laisser de temps, ou si peu, au silence… les mots qui la hantent, qui la pressent de les coucher en phrases, en textes (quelle écriture ! — elle a écrit une cinquantaine de pièces et c’est son premier roman), qui la transcendent et vont jusqu’à l’intrusion envahissante de ses rêves en plein cœur.
Mais ce livre, c’est aussi l’histoire de sa classe (sociale), les petits, les modestes les jouisseurs de petits bonheurs mais soutiens de grandes causes, les penseurs, les résistants, le communisme. J’en oublie, oui, forcément. Ce livre est obsédant, il vous amène ici, auprès d’un père magnifique et respecté, très grand artiste (tableau de couverture) et cheminot puis vous vous retrouvez pour un câlin sur la joue duvetée d’une tante qui seule pouvait la toucher, ce petit animal sauvage qu’elle devenait au contact de la maltraitance maternelle.
Et vous parcourez sur un pan de sa pensée le monde que nous avons traversé tous ensemble et nous désolons avec elle de ce que sont devenus nos idéaux. Face à la gestion calamiteuse du monde d’aujourd’hui, nous embrassons son opinion sur les dégâts collatéraux nés du mercantilisme sans scrupule des dirigeants d’une époque qu’on l’on a appelée les trente glorieuses. Mais attention, ce n’est pas que cela, ce livre. C’est un fantastique panorama de ce que nous avons subi et de ce dont nous avons joui durant ces décennies.
Je vous l’avais bien dit : ce roman-songe dont chaque phrase m’a régalée, que j’ai vu passer dans mon imaginaire comme un torrent de fraîcheur roulant ses galets polis, je ne saurai pas bien vous en parler. Citer un passage ? Mais il faudrait tout citer. Moni Grego est la Scribe qui ne cesse de se réinventer dans les mots qui jaillissent sans cesse en elle matin, midi, soir, nuit. La seule chose que je regrette, néanmoins, c’est que ce livre s’arrrête. Et d’un seul coup, on se sent démuni, triste et seul, comme si le torrent avait fait un impossible arrêt sur image.
Elle-même dit de son livre :
C’est un rêve. Oui.
Ça ne ressemble à rien.
On s’y promène dans tous les sens
On y entre et on en sort par tous les bouts
Tous les trous
On l’ouvre ici ou là
C’est un livre de chair, un roman-songe.

A lire absolument, à commander chez votre libraire habituel car c’est le livre rare d’une petite édition en pleine floraison.

Les trente glorieuses ne le furent pas pour nous de Moni Greco, 2022 aux éditions Sinope. 330 pages, 18 €.

Texte © dominique cozette

La princesse de patachon

Ce n’est pas un chef-d’oeuvre de la littérature, le livre de Diane de Beauvau-Craon dont le titre Sans départir est la devise de la famille mais c’est plutôt marrant. On ne sait pas de quoi se départir d’ailleurs mais ce n’est pas grave puisque le récit nous entraînes dans toutes les péripéties de cette princesse descendante de familles tout ce qu’il y a d’aristo multimilliardaires, pensez donc, entre autres, un château de 365 fenêtres. Et bien plus un peu partout. Mais la jeune ado ne sent pas cette vie qui serait la sienne si elle s’y incrustait. Adepte des trips de toutes sortes depuis qu’elle sniffe des produits détachants à 13 ans, elle sait se faire renvoyer de tous les internats hyperchics où on tente de l’enfermer. Elle, son mantra, c’est la liberté. Personne ne la commandera jamais, ne lui donnera d’ordres, ne lui assignera de rôles (sauf un premier mari, un sublime Marocain qui réussit à la convertir à l’islam puis à la maltraiter et à la priver de leur gosse). Sinon, elle passe toutes ses nuits dehors à coup de coke et de vin blanc et plus car affinité extrême avec les substances, en compagne des people les plus en vogue dans lieux les plus courus : le 54 et la Factory à NY, le Set, le Palace où avaient lieu les nuits les plus folles, les plus scandaleuses.
Elle n’aura travaillé que quelques mois chez un très grand couturier new-yorkais, un travail d’influenceuse on pourrait dire, qui lui demandait simplement de continuer à faire ce qu’elle faisait : mener une vie de patachon. Elle a connu une liste invraisemblable de gens qui comptent, Andy Warhol, les Jagger, Timothy Leary, a vécu quelques temps dans le loft de Mapplethorpe — la photo qui orne le bandeau de son livre est de lui — Lagerfeld etc… plus tous les nobles de sa famille. Une vie de tourbillon qui finalement met un peu sur les genoux à force d’y croiser de merveilleuses personnes, des gens exceptionnels, des endroits magnifiques, des moments délicieux, des rencontres extraordinaires et tant d’autres termes dont on peu faire une sorte d’ndigestion.
Elle ne sort et ne couche qu’avec des homos, elle n’apprécie pas l’esprit hétéro à quelques exceptions près (ses deux maris). Mais tous ses amis de fête sont morts depuis longtemps, victimes du sida.
Pour en revenir à elle, c’est une personne toute fine, pas très grande, jolie, brune, qui ne mange rien forcément et qui amuse tout le monde. Puis en prenant de l’âge, ça marche moins bien, elle se répète, elle raconte toujours les mêmes blagues quand elle est bourrée, mais elle est toujours bourrée et stone ! Jusqu’à ce qu’elle tombe un jour, en plein coma éthylique. Hospitalisée pendant un certain temps, elle est sauvée par un médecin extraordinaire, puis elle doit réapprendre à marcher (elle pèse 32 kilos lorsqu’elle tombe) et surtout à vivre, ce qu’elle veut férocement. C’est pourquoi elle arrêtera tout ça par sa volonté mais continuera à profiter de la vie.
Quelques trucs rigolos par exemple quand un ami  lui apprend à prendre le bus, vers ses 50 ans.
A ce jour, elle est mariée à un homme pondéré qui l’a emmenée vivre en Italie.
C’est distrayant (comme j’aime bien dire faute de mieux), pas d’une urgence totale ni d’un intérêt massif et c’est très instructif sur la vie que mènent les gens pétés de thunes qui n’en ont rien à foutre de rien et auxquels on déroule le tapis rouge en toutes circonstances. Et hop !

Sans départir de Diane de Beauvau-Craon, 2022 aux Editions Grasset, 318 pages, 22€

texte © dominique cozette

Cher connard

J’aime bien ce titre, Cher connard, du dernier Virginie Despentes. Je pensais qu’il s’agissait d’une lettre ouverte à un quelconque président, omnipotent ou responsable de la déliquescence de notre vie via la dégradation des services  publics au profit des sévices publics. Non, en fait c’est un simple mec, écrivain en panne qui insulte une actrice hyper connue, une diva, sur les rézoziozio et qui reçoit en réponse une volée d’injures dans cette lettre commençant par cher connard. Il se trouve que ce mec est le petit frère (oublié) de la copine d’enfance de l’actrice, ce qui créé un lien. Il se trouve aussi que ledit mec est metooïsé par une nana qui a été son attachée de presse dix ans avant, une petite nana dont il est tombé follement amoureux et qu’il a (sans le savoir comme tous les connards) harcelée pour arriver à ses fins. Il n’y est pas arrivé et elle ne s’est pas remise de son trauma qui, aujourd’hui, fait la une des faits divers people. Là, il y a les soutiens (et non pas les souteneurs) de la nana, mais aussi les odieux/ses qui lui mènent la vie dure pour oser raconter ces bobards. Donc les soutiens du mec. La petite nana qui a ouvert un blog d’accusation et qui en chie des ronds de chapeau.
Donc trois personnages qui vont remuer la saleté qui court partout, notamment dur les rézoziozio, ceci ajouté au fait que l’actrice comme le romancier sont accros à diverses substances et essaient de s’en sortir. Très longs passages sur la guedro. Et puis aussi sur le confinement puisque l’action se passe en partie durant cette période qu’on aimerait oublier.
J’adore Virginie Despentes. Un vrai personnage de littérature, un personnalité mahousse, une écrivaine costaude, une meuf bien barrée. Et pourtant, bien que son livre est une source de réflexions multiples sur le patriarcat, le pouvoir, les addictions, la place des meufs, l’édition, les névroses, le féminisme, la mater/paternité, et j’en passe, je ne me suis pas attachée aux personnages. Pourquoi ? Je n’ai pas cru une seconde à la narratrice en diva (l’héroïne se décrit ainsi) et qui est sorte de portrait de l’autrice. Sa façon de vivre, son appartement, des tas de choses ne renvoient pas du tout à l’idée que l’on se fait d’une immense actrice. J’imaginais Deneuve (qui pourrait être sa mère, on est d’accord) ou plus proche, la Dalle, grande copine de VD, je ne réussissais pas à incarner cette personne. Sur l’écrivain, un peu pareil. Néanmoins, comme je l’ai dit, ce livre se lit avec plaisir… Et, cerise, il est livrée avec une palanquée de punchlines pas piquées des vers et de références nombreuses au rap pointu.
En bref, comme je suis une grosse cossarde, je vous renvoie à toutes les critiques qui sortent sur ce livre dont on dit qu’il est le phénomène de la rentrée. Il y a du pour, il y a du contre et du cour et du pontre. A vous de voir.

Cher connard de Virginie Despentes, 2022 aux Editions Grasset. 350 pages, 22 €

Texte © dominique cozette

Un roman d'une force inouïe !

Peindre, pêcher et laisser mourir de Peter Heller est un livre magnifique. je ne connaissais pas le succès de ses débuts, La Constellation des chiens, et c’est une de mes libraires qui me l’a fait découvrir. Et quelle découverte ! Déjà, j’aime beaucoup des écrivains  de la famille de l’immense Jim Harrison décédé récemment et dont j’ai tout dévoré mais Heller, en plus, tout en s’en approchant, ‘en affranchit par un style plus percutant, plus dynamique. Il est loin néanmoins de s’affranchir de la poésie qui fait le sel des situations naturalistes dépeintes. D’ailleurs, on y retrouve l’amour des paysages grandioses, des animaux de toutes sortes, les plus sauvages qui se planquent dans les vastes forêts, mais aussi la passion dévorante (comme une addiction ici) pour la pêche à la truite  dont les rituels nous sont contés avec force détails — la fabrication maison des mouches, les sortes de lignes, de fils de soie, de waders … — et sans que cela nuiset à la fluidité de l’histoire qui nous prend rapidement aux tripes.
Ah oui, un suspense sanguinolent, parfois insoutenable dû à la situation très précaire de notre héros qui s’appelle Jim (tiens donc !) et est devenu courageusement sobre depuis qu’il a (presque) flingué un homme genre pédophile dans un bar. Et les pulsions de haine à l’encontre des méchants et des cruels, ceux qui blessent, frappent ou tuent des êtes sans défenses, humains comme animaux vont se produire assez vite, parfois réfrénés. Sans avoir tué l’immonde personnage qui s’en prend à une petite jument, il va se foutre dans une drôle de merde. Et il ne sera pas longtemps innocent.
Entre les parties de cache-cache avec les bourrins qui le persécutent, les policiers qui le suivent à la trace et ses accès de culpabilité, nous sommes loin d’avoir affaire à un homme d’airain. Sa fille est morte, elle avait quinze ans, il pense qu’il aurait pu éviter ça et depuis, il vit d’une drôle de façon, pas vraiment catholique, c’est sûr. Il trouve son exutoire dans deux disciplines qui demandent patience  et concentration : la pêche qu’il pratiquait avec sa fille qui adorait ça et qu’il continue pour faire comme s’il vivait encore avec elle. Et la peinture, une peinture sauvage, incisive, tripale qui lui permet de s’extraire de ce monde de terreur qu’il a initié. Une sorte de résilience, quoi.
C’est formidable, beau, surprenant, pas un gramme de gnangnantise, puissant et ce, jusqu’à la toute dernière ligne.
Ne vous privez pas d’un tel plaisir !

Peindre, pêcher et laisser mourir de Peter Heller. (The Painter, 2014). Aux éditions Actes Sud et Babel, traduit pas Céline Leroy. 476 pages, 9,80 €.

Texte © dominique cozette

Hedy Lamarr trop belle pour être créditée, les cons !

Oui, les cons ! La marine US en pleine guerre, en 1941, avec son matos décadent, 60% des torpilles ne vont pas au but.  Une femme leur propose  une invention majeure et totalement nouvelle et ces imbéciles refusent, même si elle a été validée par le très sérieux Conseil National des Inventeurs qui le leur recommande. Déjà, parce que c’est compliqué à comprendre mais surtout — car elle va tenter d’aller en personne les convaincre — parce que c’est … une femme.
Cette invention sera prise au sérieux plus tard et sera utilisée par nos technologies actuelles : Wifi, téléphonie mobile, liaisons militaires, positionnement par satellite (GPS…) etc.
Mais revenons à l’histoire de cette femme géniale avec le livre La Femme qui en savait trop de Marie Benedict. C’est l’actrice Hedi Lamarr, son pseudo d’actrice. Elle est née en Autriche en 1914 dans une famille juive aisée et commence sa vie de comédienne adolescente. Elle tournera un film scandaleux (nudité et sexe) puis jouera Sissi au théâtre. Là, un homme très puissant la verra et tombera fou amoureux d’elle. C’est l’homme le plus riche d’Autriche, marchand d’armes d’extrême-droite, ami avec Mussolini, qui ensuite s’alliera à Hitler. Il a pris soin de la rendre catholique par leur mariage. Peu à peu, voyant qu’elle peut lui être utile car elle est très intelligente, il l’utilise pour sonder les invités politiques qu’il reçoit. Curieuse, elle lit tous les écrits sur les armes, assiste aux présentations de celles-ci, connaît leurs défauts.
Au péril de sa vie, elle va fuir cet homme terriblement possessif et jaloux ainsi que le régime nazi qui s’est immiscé en Autriche après l’annexion à l’Allemagne. C’est alors Hollywood, contrat avec la MGM, films, succès grâce à sa beauté et aussi à sa vie sulfureuse, nombreux mariages, aventures avec les plus grands. Ceci ne l’intéresse cependant pas. Culpabilisée d’avoir abandonné son pays, elle va mettre à profit tout ce qu’elle a appris avec son marchand d’armes, avec la complicité d’un musicien, Georges Antheil, qui a lui-même créé un programme pour faire jouer ensemble dix-huit pianos sans qu’on puisse décoder son système. Ensemble, ils vont inventer un système de communication cryptée pour les torpilles radio-guidées. Il s’agit d’un système d’étalement de spectre par saut de fréquence. Ils déposent un brevet libre de droits. Les imbéciles de la Navy ! Ils auraient pu épargner tant de vies s’ils l’avaient mis en œuvre.
J’ai axé mon article sur la prouesse inventive et particulièrement extraordinaire de Hedy Lamarr, qui fut d’ailleurs très vite oubliée comme le sont souvent les  femmes talentueuses. En réalité, ce livre romanesque place ce fait d’importance vers la fin du livre, détaillant plutôt toute la vie artistique, affective et sentimentale de la comédienne, qui ne manque pas de piquant. On révise de cette façon les grands événements de ces années de 1933 à 1942, la culture, la vie des nantis, la guerre de 40, les alliances entre puissances, les grandes peurs, la montée de l’antisémitisme. Puis on retrouve Hollywood tel qu’on l’imaginait, avant l’épisode Winstein et #metoo.
Un très bon « roman » pour l’été.

La Femme qui en savait trop de Marie Benedict (The only woman in the room, 2019), chez 10/18. 336 pages, 7,70 €

texte © dominique cozette

Le drame berlinois de Kennedy

Ich bin ein Berliner,  ça ne marche pas pour Douglas Kennedy. Pourtant, son livre intitulé Cet Instant-là se passe dans la grande ville coupée en deux par le maudit mur. Un vrai mélodrame y prendra racine avec un suspense infernal. Mais ça ne commence pas comme ça. Ça commence de nos jours, au XXIème siècle, quand le héros, Thomas, reçoit deux courriers dans la maison isolée où il s’est retiré : les documents officiels de son divorce et le journal de son terrible amour.
Le divorce, c’était couru, il ne s’est jamais réellement bien entendu avec sa femme et c’était le symptôme d’un gros ratage, comme celui de ses parents. Lorsqu’il s’est marié, sa croyance en l’amour vrai, pur, avait été sérieusement ébranlé par ce qu’il s’était passé à Berlin.
Le courrier venu d’Allemagne l’a beaucoup plus choqué car il ne l’attendait pas. Vingt-cinq ans après cette épopée, l’affaire était close. Même s’il y pensait sans arrêt. Et le journal va tout faire ressurgir. Mais avant, Thomas va nous raconter ce qu’il s’était passé là-bas, quand il voulait devenir écrivain — il avait déjà eu un petit succès avec son premier livre sur l’Egypte —  et il choisit ensuite Berlin pour étudier de plus près la vie déchirée par la guerre froide qui s’y joue. Il réussit à trouver un emploi dans la radio pro-américaine Liberty, qui diffuse aussi à l’Est, emménage dans un quartier interlope chez un peintre junky et complètement barjo. Puis entreprend la connaissance de la ville en se rendant à l’Est où l’omniprésence de la Stasi est palpable. Oui, rien à voir, terriblement triste et policé, une sinistrose totale.
Dans cette radio, coup de foudre réciproque avec une jeune et jolie traductrice, Petra, transfuge de l’Est qui peu à peu se laisse apprivoiser par cet Américain si attentionné, si compréhensif et si amoureux. Ils partagent les mêmes passions pour le cinéma et la littérature, ils s’entendent à merveille, ce qui n’est pas sans soulever certaines jalousies. Leur projet de vivre ensemble s’enracine et commence à prendre forme jusqu’au jour où. Son journal s’arrête là puisqu’il quitte Berlin brusquement, le cœur en vrac, dégoûté de la vie.
Le journal qu’il reçoit est la réplique de son histoire, du point de vue de Petra, plus la suite, le pourquoi de cette rupture fatale et irrémédiable. Je n’en dis pas plus. Mais c’est bouleversant. Le mot est lâché…
Et puis d’autres personnages entourent cette brève et intense aventure et nous amène à considérer notre existence comme une suite de hasards, ou de malentendus, ou de chances… La partie berlinoise couvre à peu près 450 pages, c’est que ce que raconte de la vie là-bas est très détaillé, l’Est et l’Ouest, les soupçons des uns sur les autres, le mythe américain, la réalité du système communiste, l’impression d’être toujours coupable, tout cela nous renseigne avec précisions sur ces années. Passionnant.

Cet Instant-là par Douglas Kennedy, (The Moment, 2011) Aux éditions Belfond puis chez Pocket. Traduit par Bernard Cohen, 700 pages., 8,75 €

Texte © dominique cozette

 

L'herne Ernaux

Ça sonne pas mal, ce titre de bouquin. Ce n’est pas un bouquin, c’est une publication (voir ici tous les auteurs et personnalités qui y ont été consacrés depuis 1960) qu’à vrai dire je ne connaissais pas. Or, comme je m’intéresse de près à l’œuvre d’Annie Ernaux, je me suis fait offrir ce gros beau pavé pour mon anniv. Et c’est vraiment formidable car c’est un « cahier » très varié bourré d’informations, d’articles, de critiques, d’extraits etc… sur cette autrice. De nombreux artistes, écrivains philosophes, journalistes et j’en passe, y ont écrit des textes qu’il est très plaisant de découvrir. Certains sous forme de thématique par rapport à un ouvrage précis (Les Années, l’Evénement, Mémoire de fille...), d’autres sous forme d’analyse de son œuvre marquée principalement par son complexe de classe, d’une part, et son féminisme.
Il y a aussi, bien sûr, des textes d’Ernaux elle-même issus de conférences, d’articles envoyés à des journaux, le Monde, Libé, quand elle ne pouvait plus tenir sa langue et contenir sa colère. Et des souvenirs inédits sur ses études, ses déplacements, ses élèves lorsqu’elle était prof…
Le plus intéressant, à mes yeux, sont les extraits de son journal (intime) dont on suppose qu’il sera passionnant à découvrir mais seulement après sa disparition, selon son souhait. Pour autant, je souhaite qu’elle reste parmi nous encore longtemps et continue à décortiquer son vécu personnel qui, de l’avis général, est devenu universel.
Je ne saurais en dire plus mais ceux qui aiment Ernaux ne manqueront pas ce rendez-vous important, à dévorer frénétiquement ou à déguster par petites touches selon ses disponibilités.

L’herne Ernaux, 2022, aux Cahiers de l’Herne. Grand format. 320 pages, 33 €.

Texte © dominique cozette

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