Le coût de la vie

De Deborah Levy que je ne connaissais pas, Le coût de la vie est sur les tables des bonnes libraires avec un deuxième opus intitulé Ce que je ne veux pas savoir (le premier tome en fait), que je lirai prochainement tant celui-ci est intéressant. En cela qu’il fait réfléchir, bourré de réflexions originales de l’auteur ou d’autres intellectuel.le.s comme Duras, Godard, de Beauvoir… ou inspirées de poètes américain.e.s.
C’est une autobiographie qui fait suite au divorce de l’autrice, qu’elle évoquera principalement pour ses conséquences, l’autre vie qu’elle doit s’inventer. D’abord, quitter la belle maison pour s’installer avec ses deux grandes filles dans un appartement très inconfortable présentant toutes sortes d’inconvénients : pannes de chauffage et d’eau chaude, bâtiment en friche, jamais terminé, manque de confort général. Une bonne âme lui loue à moindre coût une cabane de son jardin où elle entrepose un encombrant bazar comme congélateur et ustensiles de jardin. Mais l’écrivaine y fait son nid, entre deux courses au centre ville sur son vélo électrique.
Ce que nous fait passer le texte, c’est le peu de liberté qu’ont les femmes en général, le fait que tout ce qu’elles font pour le foyer est jugé comme normal par le mari — certains maris ne regardent plus jamais leur épouse — les enfants et le patron qui demande en plus une tenue vestimentaire appropriée. Tout est ici très subtil, analysé avec délicatesse et parfois humour, mais d’une grande clarté sur le rôle de la femme dans la société. Il y a les premiers rôles, que les mâles leur croient dévolus, et qui tombent de haut lorsqu’ils n’ont qu’un rôle secondaire. La féminité est toute la question. On ne fait que ce que la société attend de vous.
Le récit est court, il participe par saynètes, moments impressionnistes et analyses. Ce n’est pas un texte linéaire, on peut le mettre sur sa table et en feuilleter quelques passages, je pense qu’on en tirera plus qu’en le lisant d’une traite. Quelques passages :
« A en croire la version classique de l’histoire, le héros et le rêveur, c’est le père. Il se détache des exigences pitoyables de ses femmes et de ses enfants pour s’élancer dans le monde et faire ce qu’il a à faire. On s’attend à ce qu’il soit lui-même. Quand il revient au foyer que nos mères nous ont créé, soit il réintègre le bercail, soit il devient un inconnu qui aura finalement plus besoin de nous que nous de lui. […]  Quand notre père fait ce qu’il à faire dans le monde, nous comprenons que c’est son dû. Si notre mère fait ce qu’elle a à faire dans le monde, nous avons l’impression qu’elle nous abandonne. C’est miraculeux qu’elle survive à nos messages contradictoires, trempés dans l’encre la plus empoisonnée de la société. Ça suffit à la rendre folle ».
Elle évoque souvent Beauvoir qui a choisi de ne pas avoir d’enfant et aussi de ne rien sacrifier à l’amour d’un homme, elle qui a refusé de vivre avec Algren, son grand amour américain, car ce n’était pas son but, le prix à payer pour s’installer chez lui en était trop élevé.  « Vivre sans amour est une perte de temps. je vivais dans la République de l’Ecriture et des Enfants. Je n’étais pas Simone de Beauvoir, après tout. Non, j’étais descendue du train à un arrêt différent (mariage) et avais changé de quai (enfants). Elle était ma muse, mais je n’étais certainement pas la sienne ».
Ailleurs : « J’étais seule et j’étais libre. Libre de payer des charges considérables pour un appartement qui offrait peu d’avantages .[…] Libre de subvenir aux besoins de ma famille en écrivant sur un ordinateur à l’agonie. » Et, sur la féminité d’entreprise « où les femmes, avec patrons de sexe masculin se retrouvaient encore à devoir s’habiller d’une façon qui convienne à la salle de réunion autant qu’à la chambre à coucher. Comment peut-on se donner en permanence érotiquement et commercialement pour son patron ? Ce type de féminité ne tient pas bien la route. L’usure finit par se voir ».
En guise de conclusion : « Quand une femme doit trouver une nouvelle façon de vivre et s’émancipe du récit sociétal qui a effacé son nom, on s’attend à ce qu’elle se déteste par-dessus tout, que la souffrance la rende folle, qu’elle pleure de remords. Ce sont les bijoux qui lui sont réservés sur la couronne du patriarcat, qui ne demande qu’à être portée. Cela provoque beaucoup de larmes, mais mieux vaut marcher dans l’obscurité noire et bleutée que choisir ces bijoux de pacotille. » Loin d’être misandre, Deborrah Levy nous donne une version nuancée du féminisme.
J’achète très vite le premier tome de la trilogie. Le troisième étant à paraître.

Le coût de la vie (The cost of living 2018), traduit par Céline Leroy. 2020 aux éditions du sous-sol. 160 pages, 16,50 €.

Texte © dominique cozette

Lola nous fait chavirer

J’aime beaucoup Lola Lafon, elle a une gueule, elle a du style, elle m’épate. Chavirer est son dernier roman. Chavirer raconte la dérive de gamines rêvant de gloire, de paillettes et de réussite, tombant dans les griffes french-manucurées d’une rabatteuse chic et tellement gentille. Cléo va donc tomber dans le piège de Cathy lui vantant les mérites de la fondation Galatée auprès des jeunes très doués voulant faire carrière, et quelle carrière. Internationale, siouplaît. Pour Cléo, petite banlieusarde de classe moyenne basse, c’est la danse, la danse et rien que ça. Cathy n’a pas de peine à lui allumer les étoiles dans les yeux en l’emmenant dans les beaux endroits de Paris, lui montrant les belles choses, lui offrant de grands parfums et l’invitant dans de sublimes restaurants en compagnie d’une partie du jury. Des hommes, bien sûr, bien mis, polis, insistant sur le fait qu’elle doit gagner en maturité, tellement important ça, qu’il ne faut pas être « frigide ». Quand on a treize ans, des rêves bigger than life et aucune expérience, quand le monsieur lui demande gentiment si elle veut bien, la petite Cléo acquiesce : son avenir est en jeu, sa mère compte sur elle pour réussir, tout le reste, eh bien… Même si bizarrement, mais comment peut-on faire le lien à cet âge, le corps collectionne des souffrances, symptômes inexplicables pour le docteur.
Donc un réseau de pédophilie dont les acteurs, rusés, font de leurs proies des prédatrices. Devenir « assistante » de Cathy, c’est être douée pour repérer dans son collège d’autres jeunes filles dévorées par la réussite. Ainsi, de victime on devient coupable, ainsi plus tard, on n’osera jamais en parler, c’est tellement honteux d’avoir participé à ce marchandage. Car ça paye, des gros billets pour épater les copines, pour s’acheter des rêves, pour commencer à frimer.
Ce roman est formidable mais.
Je m’étais attachée à une critique qui me promettait de voir Cloé jusqu’à la petite cinquantaine, or on quitte Cloé pour aller en voir une autre, puis d’autres, à d’autres époques, une habilleuse de danseuses de revue, malproprement virée, un régisseur de shows, une jeune femme qui se prostitue dans des peep-shows… Le récit s’éparpille et même si cela est vraiment intéressant, je me sens frustrée de ne pas voir ma fillette grandir. Même si je retrouve son histoire en pièces détachées, surtout si elle change de prénom. Cela n’enlève rien à l’intérêt de ce livre extrêmement riche de détails sur la danse notamment, les années 80 aussi, au style très travaillé. Les allers et retours d’époques et de personnages à d’autres époques et personnages  complexifie la compréhension mais on finit par retomber sur ses … pointes. La fin nous amènera à nos années post me-too où les victimes, pas toutes, finiront par parler et où l’on apprend que tout ce petit monde de Galatée n’est en fait qu’un réseau de people désireux de se faire une petite comme on se fait une petite ligne.

Chavirer de Lola Lafon, 2020 aux éditions Actes Sud. 350 pages, 20,50 €

Texte © dominique cozette

Ce qu'il faut de nuit

Je ne saisis pas trop l’intitulé du livre, Ce qu’il faut de nuit *, c’est un code poétique peut-être mais ce roman de Laurent Petitmangin est limpide : Un père qui vient de perdre sa femme après trois ans de cancer et visites incalculables dans l’hôpital de Metz où elle s’éteint, doit élever seul ses deux fils, Fus et Gillou. Ils s’aiment tendrement, vont tous ensemble au foot, les enfants pour jouer, le père pour encourager, ils sont sages et matures, le grand s’occupe très bien du petit et de la maison quand le père doit s’absenter pour son travail (dépôts SNCF), surveillés avec bienveillance par le Jackie, le voisin qui adore Fus.
Mais les années passent et Fus devient bizarre, il ne parle plus beaucoup, sort avec ses copains, des types à la coupe militaire, abandonne le foot pour d’autres actions parfois très sociales, d’ailleurs. Gillou, qui est très bon élève, est admis pour faire une bonne prépa à Paris. Il rentre tous les week-ends où les frères se retrouvent avec le père. Un jour, en rentrant de la gare, Gillou et son père trouve Fus allongé sur le canapé, pissant le sang, amoché de partout. Hosto. Il ne veut pas dire qui lui a fait ça ni pourquoi. Et puis, le drame se produit et la deuxième partie du roman devient alors tragique et terriblement éprouvante.
Le père qui est le narrateur se débat depuis les débuts de la dérive de Fus vers l’extrême-droite. Il pense avoir élevé ses fils dans le respect de ses valeurs, il est militant PS, et avoir suivi leur évolution en allant aux réunions parents et autres preuves d’intérêt. Il ne comprend pas. Quand il en parle à Gillou, celui-ci lui dit de ne pas s’inquiéter, que c’est toujours un bon garçon, qu’il a un bon fond. Mais peu à peu, contre son gré, il lâchera, son fils sera devenu un étranger avec lequel plus d’échange n’est possible, plus de rémission. Ou de façon très ténue.
Roman très émouvant sur un père empêtré dans l’immense tourment que posent les dérives d’un enfant, sa peine à ne plus pouvoir communiquer simplement, son impuissance face au mur dressé par celui qu’on a tellement aimé et en qui on a placé une si grande confiance et de beaux espoirs. Un style très attachant, fluide et simple, truffé d’expressions ou de tournures populaires, sans excès.

Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin, 2020 à la Manufacture de livres. 190 pages, 16,90 €.

* En cherchant, j’ai vu qu’il s’agissait d’un très joli poème de Jules Supervielle.

Texte © dominique cozette

Se mettre au yoga avec Emmanuel Carrère

Yoga d’Emmanuel Carrère se voulait un petit ouvrage léger et plaisant sur cette discipline et la pratique appuyée de la méditation. Pour ce faire, Carrère s’est engagé dans une retraite de plusieurs jours au trou de cul de la France, une campagne sans âme dans un bâtiment sans charme. Pas de portable, d’écran et autres liens avec l’extérieur. Interdit de se regarder, de se parler, de même se considérer. Rugueux. Un repas très frugal par jour, une promenade et au lit. Méditer seul dans sa cellule ou avec une centaine d’autres personnes, sexes séparés, sur un tapis qui circonscrit ton espace réduit. L’auteur, très pratiquant de la chose, avoue quand même une petite tricherie : écrire ce fameux livre, donc s’éloigner de la méditation pure. Mais rien pour prendre des notes, tout dans la tête. Or, au bout de trois jours, on vient le chercher. Il envisage le pire : mort d’un de ses proches, car il faut une cause très grave pour interrompre cette retraite. Très grave, en fait puisqu’il s’agit de l’attentat de Charlie et que la compagne de Bernard Maris, assassiné, a demandé à ce que ce soit lui qui prononce l’éloge funèbre de son ami.
Il ne retournera pas à sa retraite mais en vivra une autre, gravissime : interné à l’hôpital Ste Anne pour dépression profonde et mortifère. On le déclare bipolaire profond avec phases dépressives super aigües. Sa vie est brisée, son amour cassé, il souffre le martyre et n’a plus goût à rien. Il subit plusieurs électrochocs, prend des médocs et fait des cures de sommeil. Un très sombre passage qu’il n’écrit pas au jour le jour, il n’est capable de rien. Pour se remettre, il sera bénévole pour aider de jeunes migrants à se reconstruire dans l’île de Leros. Oh, ce n’est pas la belle petite île grecque avec maisons blanches et volets bleus mais un lieu au sombre passé, moche et sans attrait. La femme qui anime cette asso le loge chez elle, dans une chambre à petit lit et sans fenêtre et ferme sa maison à clé lorsqu’elle sort. Néanmoins, ils établissent un dialogue intéressant chaque soir, entre musique de Mozart et mauvais alcool. Comme lui, elle est cabossée et paumée. Ils s’occupent bien des ados croates ou afghans qui ont vécu des expérience très douloureuses, et ça pourrait durer comme ça. Sauf que la femme, du jour au lendemain, part au bout du monde…
Beaucoup de tranches de vie émaillent ce récit qui se lit fiévreusement, des amours intenses et uniquement physiques, des amitiés interrompues, des disparitions définitives, des pertes, des malheurs, des anecdotes assez drôles, des coïncidences. Un patchwork, on dit collage aujourd’hui,  de la vie de l’auteur, dans le désordre avec retours sur des histoires déjà dites, mais rien sur ses dix ans d’amour et la rupture par respect pour la femme qui n’a pas demandé à être dans un livre. Et surtout, beaucoup, beaucoup sur le yoga, ses différentes formes, les façons de méditer, un peu d’historique par là-dessus mais croyez-en une non-adepte, ce n’est pas du tout ennuyeux, bien au contraire. On apprend beaucoup sur les narines, pas exemple et ça, c’est drôle.
Le livre se construit avec des allers et retours sur le passé, il n’est pas écrit comme une chronologie avec causes et conséquences ou suivi  psychologique mais les chapitres sont nettement différenciés et chaque paragraphe porte un titre. C’est extrêmement plaisant d’entrer dans la vie fracassée de ce pauvre Emmanuel, conscient que c’est lui le seul responsable de la casse de son existence. Peu à peu, on le verra sortir la tête du trou et il sera de nouveau disponible pour une vie plus heureuse.

Yoga d’Emmanuel Carrère, 2020 chez P.O.L. 398 pages, 22 €

Texte © dominique cozette

Aaaah ! Fab Caroooo !

Ok, il s’appelle, de son nom d’écrivain Fabrice Caro, soyons sérieux un peu. Fab Caro, c’est son nom de bédéiste, le nom du dessinateur hilarant qui fit un tabac avec  Zaï Zaï Zaï Zaï entre autres et qui transcrit du bon côté de la rigolade, la fine, celle qui rend moins con, ses petits travers de père, époux, mec de la bonne quarantaine, perdu dans l’infernal tracas de la mécanique du monde. Son troisième roman, Broadway, ne raconte pas grand chose de plus que ce que l’on sait du non-sens de la vie, mais énormément plus que ce que notre cerveau enregistre face à l’adversité. L’adversité, ici, c’est une injonction écrite et à lui postée à passer le test de dépistage du cancer colorectal.  Courrier que nous recevons tous passé 50 ans. Sauf que lui n’en a que 46. La honte, le désarroi, la perte de ses repères. C’est aussi une convocation par le directeur de l’école pour venir s’expliquer sur un dessin porno qu’a réalisé son fils de 14 ans. C’est encore un engrenage infernal organisé par un nouveau voisin sans intérêt à trinquer chaque trimestre au son d’un verre de whisky qu’il a par lâcheté accepté alors qu’il déteste cette boisson mais dont il se sent obligé de cultiver le culte, les marques et le vocabulaire qui l’entourent. C’est aussi la prof d’anglais, représentée en levrette sur le dessin, qu’il harcèle mollement en se ridiculisant violemment. Et le couple d’amis (sa femme est amie avec la femme de l’autre) qui projettent de passer l’été ensemble à faire du paddle à Biarritz et qu’il n’a pas eu de courage de décliner immédiatement, prévoyant d’avance la pâtée qu’il va se prendre en slip de bains sur cette improbable planche.
« Du paddle à Biarritz. Si je devais établir une liste de mes vacances idéales, le paddle à Biarritz avec un couple d’amis n’apparaîtrait pas sur la feuille, ni au dos, ni dans le cahier tout entier. Le soir où il avait lancé cette idée, tout le monde était emballé, c’était l’idée du siècle, du paddle à Biarritz, youhou, champagne. Moi-même j’arborais un sourire franc pour ne pas détonner dans l’effervescence ambiante, un sourire de photo de mariage, sans même savoir ce que signifiait le mot paddle, quoique pressentant qu’il avait de bonnes raisons de ne pas faire partie de mon vocabulaire. En rentrant, j’avais tapé paddle sur Google images, et mes appréhensions s’étaient vues confirmées : on me proposait d’aller ramer debout sur une planche en caleçon de bain avec des gens, et je me suis aussitôt vu, le dos courbé sur un paddle qui n’avançait pas, voire reculait, transpirant et rougeaud, le visage grimaçant de douleur et d’effort, tentant de rattraper à vingt mètres devant moi Denis et ses pectoraux fermes et tendus sous le vent océanique. »
J’oublie sa fille de 18 ans qui se meurt dans un chagrin d’amour et oblige son père à brûler des cierges en priant pour d’horribles choses à sa rivale. Ce qu’il fait aussi de peur de mal jour son rôle de père. Et puis ce mail idiot concernant le fameux cancer colorectal qu’il envoie par erreur à son boss.
Le héros est veule, lâche, désemparé, faible, un homme quoi, mais l’auteur est plein de dérision pour le dérisoire de la vie. Il nous conte de façon extrêmement comique ce qui se passe dans le cerveau de cet homme, ce qu’il imagine pour échapper à tout ça ou simplement pour réenchanter sa vie,  des choses très folles, très Broadway, tout en nous abreuvant de mini-souvenirs d’enfance ou d’adolescence pas du tout à son avantage. Episodes de vie de loser comme on en connaît tous mais dont le talent nous manque pour les rendre dignes d’être racontés. Le talent, Fabrice Caro le brasse à la pelle, chaque paragraphe est un petit chef-d’œuvre à déguster tendrement, oui, tendrement car on s’apitoie pour ce pauvre vieux gamin qui ne connaît pas son propre mode d’emploi. Evidemment, on rirait moins si c’était notre mari !
Chouette chronique sur un mec dont la vie n’est qu’un malaise général, de quelque côté qu’il se tourne. C’est vraiment drôle, parfois pathétique par effet de miroir, avec une écriture très fluide malgré l’absence générale de dialogues ou à cause de ça, peut-être.
A lire masqué.e dans les transports en commun pour cacher le sourire niais qui s’affichera automatiquement sur votre tronche de cake séduit par cette affaire.

Broadway par Fabrice Caro aux éditions Gallimard. 200 pages, 18 €

Texte © dominique cozette

Balade dans l'East Village avec Chantal Thomas

Ce n’est pas celle qui fabrique les soutifs, cette Chantal Thomas, elle est essayiste et romancière, entre autres talents d’écriture, que je n’avais jamais lue. On m’a offert l’opus intitulé East Village Blues, une petite merveille de retour sur soi quand elle est tombée amoureuse de New-York dans les années 70, lors d’une simple escale après une sorte de demi-tour du monde qu’elle avait l’habitude de faire avec sa grande amie Sandra, sans plan, sans rien de prévu. Toutes les deux, elles partaient n’importe où au gré des rencontres et des envies, frôlant parfois le dangereux mais elles s’en tiraient toujours très bien, enrichissant leur stock d’aventures et de souvenirs au fil du temps. A cette époque heureuse, on pouvait voyager n’importe où sans problèmes. Or, New-York devint subitement l’endroit où Chantal devait vivre, pas ailleurs et de toute urgence. Le plus difficile  fut d’annoncer cette rupture de vie voyageuse à Sandra. Sandra qui, pas rancunière, donna à son amie un vague numéro de téléphone d’une amie d’un ami etc…
Quand Chantal arriva dans la grosse pomme, elle appela et tomba sur Cynthia, le numéro. Elle vivait dans un minuscule endroit mais accepta de le partager. Et de là commence son exploration dans cette partie de la ville, les inénarrables fêtes dans d’improbables lieux d’habitation, les collusions avec tous ceux qui bâtirent la réputation arty de New-York, la bande à Warhol mais aussi les références nombreuses à la beat generation, un parcours échevelé qui constitua une partie de sa jeunesse. Elle nous parle de tout ceci depuis un nouveau séjour en 2017 où elle va tenter de retrouver ses lieux de prédilections, avec un enthousiasme qui nous ferait partir là-bas dès que possible !
Indispensable pour les amoureux de la Grosse Pomme. Livre agrémenté de photos d’Allen S. Weiss.

East village blues par Chantal Thomas 2017. Chez Points. 164 pages.

Texte © dominique cozette

Lola Lafon et Patty Hearst

Le livre de Lola Lafon s’intitule Mercy Mary Patti. Oubliez Mercy et Mari, deux très courtes références à des femmes elles aussi enlevées, et concentrons-nous sur Patti, alias Patricia Hearst, petite-fille d’un magnat de la presse, enlevée en 1974 par un groupe de révolutionnaires. L’affaire fit d’autant plus de bruit aux Etats-Unis, que Patti, qui égrenait ses vidéos dans l’actualité, se disait totalement libre de sa pensée et de son sort, car très vite, épousant la cause de ses geôliers, elle en fit  la propagande et obligea son richissime parent de, non pas envoyer de rançon, mais de nourrir les centaines ou milliers de pauvres qui peuplaient la Californie. Evidemment, les pouvoirs publics comme l’intelligentsia décrétèrent de conserve que la pauvre petite — elle avait 19 ans — était victime d’un lavage de cerveau. Malgré les dénégation de la jeune fille qui bientôt se débarrassa de ses signes extérieurs de richesse pour porter le treillis et manier la kalach. Elle participa à un hold-up armé qui entraîna une vaste chasse à l’homme contre elle et ses ravisseurs. Ceux-ci furent tués (brûlés vifs) mais pas elle. On l’emprisonna afin qu’elle fût jugée. Or ses parents, pas rancuniers malgré les injures qu’elle leur envoya, payèrent nombre d’avocats pour sa défense. Et l’un d’eux délégua à Gene Neveva, prof d’université US en résidence dans les Landes, la tâche de scruter et analyser tous les documents en leur possession pour plaider sa cause.
Le livre commence à ce moment-là. Gene, femme forte et sans vergogne, engagea la jeune Violaine pour défricher le binz, elles avaient peu de temps. Violaine, mal à l’aise, oie blanche mal dégrossie (par ailleurs anorexique), n’était pas souvent d’accord sur l’analyse des vidéos ou des témoignages de Patti mais d’un autre côté, cela ouvrait aussi d’autres perspectives. Voilà pour ces deux femmes, leurs façons de vivre et leurs questionnement.
Puis arrive une troisième personne, apparemment bien plus tard, qui évoque la Violaine d’aujourd’hui, cinquante ans, seule, et la suite de l’affaire.
C’est un livre passionnant mais…
Mais la forme est malaisée. Le pronom d’abord utilisé est le « vous », ce vous s’adresse à Gene Neveva, dans cette quête de documents à décharge. On ne sait pas qui parle et cette distanciation est assez difficile à intégrer. Et quand la troisième personne apparaît, c’est sous le pronom : »je ». Encore une fois, qui s’exprime ?
Il s’agit bien sûr de l’auteure, Lola Lafon, mais quelles complications pour un récit vraiment foisonnant, bourré de questions, de partis pris ou non, de considérations sur la liberté, et surtout très riche sur les détails définissant les deux personnalités. Ça n’empêche pas de trouver ce récit attachant, comme on peut le faire pour des gens qu’on ne comprend pas tout passant de superbes moments en leur compagnie.
Ce n’est pas un gros livre, les chapitre sont courts, la prose est plaisante, il se laisse lire avec plaisir.

Mercy Mary Patti de Lola Lafon, 2017, aux Editions Babel. 240 pages, 7,80 €.

Texte © dominique cozette

De beaux lendemains

Vous allez me dire : encore un écrivain américain et un livre pas très récent dont on a tiré un film.  Je vous répondrai oui. De beaux lendemains de Russel Banks est un très très bon roman qui se situe dans une petite bourgade du nord de l’état de New-York, paysage souvent enneigé lors des saisons fraîches. Ici, tout le monde se connaît, tout le monde se fréquente, mais aussi certains ont leur petit ou grand secret. Un jour comme un autre, Dolorès, au volant de son car scolaire, fait son ramassage d’enfants de tous niveaux, une bonne variété d’enfants, les renfrognés, les chahuteurs, les sages. Le père des jumeaux suit le car comme chaque matin pour répondre aux signes de ses enfants à l’arrière du car. Il ne fait pas trop attention, pensant à ses séances de baise très discrètes avec la femme de son ami lorsque le car fait une embardée, dévale dans le décor et s’abîme dans un plan d’eau. Plusieurs enfants meurent, une ado de 14 ans est gravement blessée et ne pourra plus marcher, la conductrice est sauve. C’est la consternation, évidemment. Le traumatisme.
L’accident et son dénouement vont  être exposés par quatre intervenants qui ont chacun leur propre histoire. D’abord (et à la fin) la conductrice, une femme appréciée dont le mari est en fauteuil roulant, qui se sent forcément coupable bien qu’elle roulât à une vitesse normale. Puis Billy, le père des jumeaux qui suivait le car, veuf et qui ne se remet pas de la mort de sa femme après un cancer, alors qui se défoule en couchant avec cette voisine, et qui boit aussi pour oublier. Il boira d’autant plus que ses jumeaux sont morts dans l’accident. Puis un grand avocat qui tente de grouper plusieurs victimes afin de porter plainte contre un responsable, car pour lui, l’accident n’existe pas, tout cela est forcément dû à une défaillance :  barrières de sécurité pas assez solides, plan d’eau qui aurait dû être asséché, freins du car etc…. Enfin, mais précédant la deuxième intervention de la conductrice, la jeune fille de 14 ans, paralysée du bas du corps, dont on apprend que son père ne cessait d’abuser d’elle. Pour l’avocat, cette jeune fille est son atout majeur, elle ne manquera pas d’émouvoir les juges ou les jurés. Sauf que son témoignage sera réellement inattendu.
Passionnant car très dense, très riches en anecdotes et très fouillé sur les causes possibles d’un accident quel qu’il soit. Et toujours intéressant de voir comment vivent les gens dans ces petits bleds proches de la nature.

De beaux lendemains de Russel Banks (The sweet hereafter 1991). Aux éditions Babel, traduction de Christine Le Bœuf. 336 pages.

Texte © dominique cozette

 

Une saison ardente

Je pioche Une saison ardente de Richard Ford dans une pile de vieux livres et m’enthousiasme pour cette histoire simple racontée par un garçon de 17 ans. Peu à peu, je me souviens en avoir vu le très bon film ce qui me conforte dans ma progression. Oh, ce n’est pas un gros roman ! Le père, un brave type à l’américaine, est brutalement viré de son emploi précaire au golf sur un prétexte bidon. Puis, au lieu de se remettre en chasse d’un job, il traîne, n’a plus goût à rien. Nous sommes dans le Montana dans les années 60, un énorme incendie progresse dans les montagnes un peu plus loin. La mère, une femme charmante, ne semble pas affectée par la situation, elle-même travaille. Pour elle tout va s’arranger. Le garçon, être solitaire et paisible, se pose des questions. Quand soudain, le père décide d’aller au feu au grand dam de son épouse qui trouve cela hyper dangereux, certains en sont morts. Le garçon se retrouve seul avec sa mère qui lui pose souvent des questions existentielles sur la vie, l’amour, l’avenir. Lui répond toujours dans le sens du poil. Puis apparaît un monsieur, riche mais discret, plus âgé, pas très séduisant. Il boîte. Alors le fils se met à observer les rapports que cet homme entretient avec sa mère. Il va lui offrir un travail plus adapté et va aider le garçon à se présenter dans une bonne université. En fait, sa mère succombe et même semble très amoureuse, sans se cacher de son fils et même en cherchant son approbation. Puis le père revient du feu…
Ce qui est bizarre dans le récit, ce sont les dialogues. Rien n’est attendu, les questions comme les réponses sont surprenantes sous couvert de banalités familiales. La mère, le père et le monsieur ne cessent d’essayer de savoir ce que pense le jeune homme sur ceci ou cela, des choses auxquelles un jeune ne saurait répondre, et semblent se contenter de ses réponses souvent complaisantes. Et si elles ne le sont pas, c’est tant pis pour lui, car « c’est comme ça ». C’est extrêmement plaisant d’assister à ce petit mélodrame familial comme vu d’un trou de souris. Le dénouement en est plutôt surprenant.
Film et casting au top. Voir bande annonce ici.

Une saison ardente de Richard Ford, 1990. Wildlife, traduit par Marie-Odile Fortier-Masek. Editions de l’Olivier, 220 pages. 95 francs ! Ou en poche à Points, 9,10 €.

texte © dominique cozette.

Du Mars Club à la prison.

Le Mars Club de Rachel Kushner a reçu le prix Medicis étranger. Ça m’a incitée à le lire et je ne le regrette pas, malgré la noirceur du sujet. En fait, non, j’adore les romans glauques. Celui-ci se passe entre le San Francisco des années 80, mais le SF côté triste, les bars louches, les trafics de toutes sortes, les mauvais coups. Le Mars Club est un bar à strip-tease plutôt nase où bossait notre héroïne, Romy (sa mère avait adoré un film avec Romy Schneider), ce n’était pas réellement un bar à putes quoique. Les travailleuses avaient pour missions de faire cracher le max de fric aux glandus qui les regardaient danser sur l’estrade et pouvaient les toucher. Manque de chance, un de ces types s’est entichée d’elle et ne pouvait plus se passer de la voir. Il a fini par la suivre, l’appeler au téléphone, la harceler constamment. Elle a déménagé sans laisser d’adresse mais un jour, elle l’a vu sur son perron. Hors d’elle, elle l’a frappé, il en est mort. Un brave homme handicapé tué par une strip-teaseuse aux moeurs légères, que croyez vous qu’il arriva ? Mal défendue, elle fut condamnée à deux perpètes. Ce qui veut dire, aux Etats-Unis, aucune sortie possible. Je finis ma phrase du début : ça se passe entre SF et les prisons de femmes où l’on croise de drôles de phénomènes, écrasées par leur destin de pauvres filles, de personnes trans-genre très mal vus dans cet univers, des dominantes épouvantables, des tarées aussi. Romy prend des cours de littérature avec un homme qui s’intéresse aux personnes incarcérées, plus tard elle essaierai de le convaincre d’adopter son fils, d’abord gardé par sa mère de Romy qui meut dans un accident. Mais il lui apprendra le pire : elle a été déchue de ses droits parentaux et ne pourra jamais plus savoir ce qu’il devient.
La trame n’est pas le plus important du roman. Le plus intéressant, c’est la matière que Rachel Kushner injecte dans l’histoire, des tas de choses qu’on ignore, une somme d’infos considérable sur la vie de ces femmes, des considérations, des anecdotes, des analyses psy, des souvenirs, des chapitres dédiés aux drôles de vies de ses personnages secondaires. Ça fourmille d’idées, de digressions, de faits divers, c’est extrêmement vivant et sans pathos car même si l’on y côtoie des condamnées dans le couloir de la mort, elles semblent avoir la pêche et possèdent une belle rage de survivre. Un talent féroce !

 

Le Mars Club de Rachel Kushner, (The Mars Room), 2018 chez Stock, traduit par Sylvie Schneiter. Le Livre de Poche, 480 pages, 8,70 €.

Texte © dominique cozette

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