La petite dernière

Fatima Daas est La petite dernière, elle ne cesse de le proclamer dans son court récit, roman, autofiction, comme on veut puisqu’elle y parle d’elle et de sa vie de jeune musulmane pratiquante et lesbienne, difficile à vivre, et elle se sent bien coupable d’être ainsi même si elle explique que ce n’est par choix. Chaque chapitre commence donc ainsi : je m’appelle Fatima Dass et… suivent d’autres particularités de son identité ou de son caractère. Elle est clichoise (de Clichy), la petite dernière, un accident, la petite chamelle sevrée, chtarbée etc. Son prénom fait référence à une figure exemplaire mais elle-même ne l’est pas, elle met trois heures pour aller étudier à Paris, ses parents ne lui ont jamais vanté ou même enseigné l’islam, son père est analphabète, elle va au cours de théâtre, au musée, elle a bientôt trente ans, a suivi une thérapie pendant quatre ans, sa plus longue relation, elle est poly-amoureuse mais  désire follement une fille qui ne veut pas d’elle, enfin qui ne l’aime pas autant. Elle consulte un iman qui lui dit qu’il existe des chrétiens homosexuels comme il existe des lesbiennes musulmanes, c’est bien connu. Le problème c’est qu’il lui donne comme conseil de renoncer à tout ça et qu’elle se marie. Elle va en Algérie pour connaître ses origines et ses tantes et s’aperçoit que tout le monde sait qui elle est tant elle ressemble à son père.
Son père est violent. Comme il rentre souvent tard le soir, parfois bourré, et que femme et filles dorment dans le salon, il ne faut pas lui parler, sinon coups de ceinture.
Fatima est un garçon manqué, elle ne porte pas de talons, préfère les baskets, adore le rap, pas les bijoux ni les chichis féminins au grand dam de sa mère.
Ce livre est le portrait d’une fille déchirée entre deux cultures, à l’aise nulle part, venue de chez ceux qui ne sont pas grand-chose mais elle fait ce qu’elle peut pour concilier  ce qui peut  se concilier, elle ne veut pas choquer mais elle ne veut surtout pas renoncer à qui elle est, qui elle veut aimer, qui elle veut devenir.
Ce livre est composé de courts chapitres très imagés, des fragments d’elle vus d’ici et de là, composés avec talent et comme « montés » cut, pas de longueurs, des phrases courtes et assénées telles quelles, sans filtre, sans explication particulière. Très agréable à lire, comme une poésie moderne et sèche mais pleine de tendresse aussi.
Très beau premier livre.

La petite dernière de Fatima Daas, 2020 aux éditions Notabilia. 190 pages, 16 €

Texte © dominique cozette

L'autre moitié de soi ou comment ma jumelle m'a lâchée

Brit Benett est … heu… ce qu’on ne sait plus comment appeler pour ne pas froisser, noire, Noire, renoi, black, Black, de couleur, métisse, racisée, d’origine afro-américaine, en gros ce que les Américains — elle est américaine — considèrent comme non blanche. C’est  vers le milieu de son superbe roman, L’autre moitié de soi, que j’ai eu la curiosité d’aller voir de quelle côté du nuancier elle se situait car la couleur est ici le personnage principal du livre, porté par les jumelles.
Les jumelles, Desiree et Stella, homozygote à ce détail que la première, aînée de sept minutes est beaucoup plus délurée que l’autre. Elles ont passé leur enfance dans une petite ville du Sud des Etats-Unis où les Noirs avaient l’ambition d’être le plus clair possible. Elles ont assisté, petites, au lynchage à mort de leur père par des Blancs qui venaient de temps en temps casser du nègre. Un jour de leur 15 ans, pour fuir cette ambiance malsaine, Desiree entraîne sa sœur dans une fugue définitive qui va les emmener à la Nouvelles Orleans. Là, elles vont se débrouiller pour survivre. Elles ont la peau très claire et de beaux cheveux bouclés, ça aide. Mais l’une d’elle se fait virer parce que sur sa fiche, elle a inscrit « coloured ». A partir de là va commencer la scission entre elles deux. Elles ne se racontent plus tout, se mentent même. Desiree entre au FBI où elle déchiffre avec talent les empreintes digitales et Stella devient la secrétaire très discrète et compétente du boss d’une grosse boîte, un type bien. Peu à peu, il va s’enticher d’elle et réciproquement, et l’embarquer dans sa nouvelle boîte à Boston. Pour sa famille, elle disparaît sans laisser de trace. Malgré les recherches d’un des meilleurs détectives.
Desiree en est fortement affectée. Elle épouse un homme si noir qu’il en est bleu et ils ont une fille de la couleur du père. Mais il est d’une violence extrême, alors elle fuit avec sa fille. Malgré tout, elle s’efforcera de suivre des études pour une meilleure vie.
On verra par la suite, que sa sœur a suivi une route contraire et mène l’existence enviable d’une femme Blanche richement entretenue par un mari formidable, avec tout ce que ça comporte de mensonge, de cachoteries et de reniement de soi-même.
C’est passionnant car, malgré la déségrégation, le racisme est toujours aussi virulent dans ce pays, et l’inégalité pèse énormément sur le destin des gens. Sans vouloir spolier, on verra ces deux jumelles, dans leur vie respective, faire face aux problèmes liés à la couleur, choisie ou subie, qui marque leur identité qu’elles vont d’ailleurs transmettre. C’est une vision de la vie américaine pas toujours évoquée dans la littérature (et le cinéma), puisque la plupart des autrices qu’on connaît ici sont blanches. Autrices, oui, car il se mêle au problème de la race le vaste problème du genre, Brit Benett se positionnant comme féministe assumée.
Le livre s’étend sur la génération d’après les jumelles sans oublier les anciens, pour nous offrir une saga qui nous tient en haleine du début à la fin. Superbe.

L’autre moitié de soi de Brit Benett (The vanishing half) 2020 aux éditions Autrement. Traduction par Karine Lalechère. 480 pages, 22,90 €

Texte © dominique cozette

Mon père, elle va s'appeler Alice.

Mon père, ma mère, mes tremblements de terre est le nouveau roman de Julien Dufresne-Lamy, auteur de 32 ans, que je ne connaissais pas, que m’a conseillé un de mes libraires et c’était un super bon conseil. Parce que ce livre est tout simplement top. Déjà par son histoire mais beaucoup par son écriture. C’est un ado du genre peu expansif qui subit un séisme force 10 lorsque sous la tente de camping plantée sur l’île d’Oléron où il passe les vacances avec ses parent, son père leur annonce qu’il va intégrer le genre qu’il aurait toujours dû avoir : le féminin. On appelle ça la réassignation sexuelle. Le père et le fils sont deux clones, ils se ressemblent énormément, aiment les mêmes films, jeux, sports et sciences. Ils ne cessent de se piéger sur les composants des produits de consommation, les E495 etc.
La mère tombe de haut également, un moment, elle s’enfuit avec son fils chez sa sœur dont l’exercice préféré est le dénigrement du père. Et puis au fur et à mesure que le père, enfin libéré de son secret et sur le point de se faire opérer définitivement, mère et fils sont sujets à des propos pourris venant de partout. C’est tellement violent que le garçon doit quitter l’école et bosser chez lui, sa mère perd son travail qui était de garder des petits tandis que le père s’adoucit grâce aux hormones et étudie son nouveau look. Il mesure quand même 1,84 mètre et il chausse du 44.
Mais peu importe, les choses suivent leur cours : il travaille à sa voix avec une orthophoniste pour qu’enfin, au téléphone, on lui réponde madame, il achète des bijoux de pacotille qu’il ne porte jamais et tchatte sur Internet avec des personnes qui sont passées par là. Le fils, un curieux des sciences, connaît tout ce par quoi son père doit passer et ce qu’il doit subir, du lourd, pour devenir femme.
Le roman commence dans la salle d’attente de la clinique où le père se fait opérer. Des heures. Le gamin y rencontre un autre jeune qui est lui aussi transgenre, c’était une fille, qui va lui donner des conseils utiles. Même si l’ado a tenu le journal de cette transformation durant de longs mois, avec tous les détails techniques, cliniques, pharmaceutiques qui se sont produits. C’est très  détaillé.
Ce livre est émouvant, poignant même car on a peine à imaginer comment faire son deuil d’un homme qui n’est pas mort mais qui a juste disparu, à imaginer comment sa femme, qui continue à l’aimer, envisage leur relation. Le fils, toujours cartésien, demande si elle devient lesbienne, si son père sera toujours considérée (oui il faut la mettre au féminin, cette nouvelle personne) comme hétéro. Des questions sans réponse mais l’amour, même s’il a des aspects bizarre, est toujours là.
Très joli roman, pas du tout gnan-gnan qu’on se rassure, plutôt assez « à l’os » même, qui nous fait nous interroger sur les a priori de notre culture.
Et nous frustre car on aimerait bien la suite. Ce qui est le preuve que le livre est bon.

Mon père, ma mère, mes tremblements de terre de Julien Dufresne-Lamy, 2020 aux éditions Belfond. 254 pages, 17 €

Texte © dominique cozette

Je suis sur les notules*

L’année du singe, de Patti Smith. Ceux qui aime l’artiste ne pourront qu’être sensibles à ses divagations, prises dans leur bon sens de mobilité, balades, errances, l’année de ses 70 ans, année du singe donc et vaguement d’un bilan. Beaucoup de ses chers proches sont morts, ses amis sont souvent lointains géographiquement mais elle n’hésite jamais à visiter lorsqu’ils lui demandent. Alors elle fait son sac, toujours le même rituel : six tee-shirts Electric Lady, six petites culottes, six paires de chaussette abeille (sic), deux carnets, des remèdes à base de plantes contre la toux,  son appareil photo (un très vieux polaroïd), les derniers paquets de pellicules légèrement périmées, et un livre, ici les poésies complètes d’Allen Ginsberg (Patti était amie avec les grandes figures de la beat generation).
Dans ce livre de voyage, plein de ses pola, on la suit dans des hôtels pas vraiment luxueux, on dort sur le sol chez un vieux pote, on va de cafés en diners et on prend des trains, on fait du stop avec des mecs qui, le temps qu’elle fasse pipi, se font la malle, on prend des avions pour circuler dans le grand monde où elle donne ou pas des conférences.
Si on ne sait pas de quoi elle vit, on n’en apprend pas plus. Etant très frugale, se contentant d’un rien, elle ne dépense pas grand chose, achète quelques fringues dans des friperies et des livres dans des boutiques style bouquinistes. Mais surtout, elle est extrêmement cultivée et éprise de s’enrichir encore, en visitant, en lisant, en discutant. Fidèle en amitié, elle retrouve les uns et les autres, s’ils sont morts, elle les convoque mentalement, comme son ami Sam Shepard, tellement amoindri par la maladie qu’il ne pouvait plus écrire. Contemplative, elle plane un peu, se repaît de paysages aussi bien immenses qu’urbains, petites ruelles délabrées etc… Je ne crois pas qu’elle use des technologies actuelles, sauf de son téléphone portable bien souvent déchargé. C’est une femme libre, une sorte de vagabonde du monde qu’elle nous donne à voir, une poétesse errante qui se nourrit de tout ce qui passe et bien souvent aussi de ses propres rêves éveillés, fantasmes ou vécus, on ne sait pas trop. Une sacrée escapade dans son esprit si vous aimez le personnage.

* Pourquoi des notules, d’ailleurs : parce que l’autrice a toujours un petit carnet pour y écrire notes, notules et impressions. Moi, je n’en ai pas, c’est pour ça que mes livres restent confidentiels.

L’année du singe par Patti Smith, 2019. 2020 aux éditions Gallimard. Traduit pas Nicolas Richard. 184 pages, 18 €

Texte © dominique cozette

Attention les misos, la misandrie déboule !

« L’absurdité se porte bien. Un fonctionnaire zélé a menacé de censure un essai jugé « misandre ». Et pourquoi pas interdire Houellebecq pour sa misogynie tant qu’on y est. » (L’Obs).
Ce mince ouvrage est devenu best-seller grâce à la connerie masculine d’un élu qui estime qu’il entache le principe de l’égalité-homme femme. Quelle égalité, au fait ? L’égalité de salaire, l’égalité d’éducation, l’égalité de circuler dans la rue le soir, l’égalité de se vêtir comme on veut, l’égalité de faire le métier qu’on souhaite, l’égalité d’être un objet sexuel, l’égalité que ses idées soient prises au sérieux, l’égalité d’être élue aux plus hautes fonctions, l’égalité de pouvoir l’ouvrir sans être menacée, l’égalité de se faire harceler ou violer ou tuer par un proche, l’égalité de participer aux affaires de l’état, de la finance, de l’économie, de décider, de partager le pouvoir, et j’en passe. Ce n’est pas l’autrice du texte qui parle ainsi. C’est ce qu’elle sous-entend.
« Moi les hommes, je les déteste ». Un titre génial qui a semé la zizanie dans les glandes de certains et a mené Pauline Harmange vers la reconnaissance et le succès. Elle a 25 ans, elle est mariée avec un amour de mec. Mais elle dérange. Qui ? C’est drôle parce que le portrait de ceux qui ne supportent pas les féministes de son acabit est celui d’un pauvre boomer blanc cisgenre qui l’ouvre actuellement de façon imbécile sur les plateaux cons-plaisants. Je parle de Brückner. Coïncidence de date. On pourrait citer aussi celui qui commence par Z, pas Zorro, non.
Cette jeune femme veut permettre aux autres, dans un élan de sororité, de s’allier contre la misogynie ambiante et ancestrale qui nous intime, à nous les meufs, de rester douces, discrètes, obéissantes, aux petits soins sinon bang ! les hommes ne nous aimeront plus. Et alors ? Mais rends-toi compte, Ginette, tu resteras seule toute ta vie ! Et alors ? Mais c’est pas sain, et puis c’est mal vu (j’allais écrire : c’est mâle vu), même par les autres femmes, il faut vivre avec un homme. Sinon. Sinon, quoi ?
Le monde est ainsi fait, et si les hommes se mettent en colère, notamment contre les femmes, c’est parce qu’ils y ont été encouragés petits (sinon tu n’es pas un homme, mon fils). Mais les femmes, non. Pas le droit. Elles ont leur défenseur, celui qui les protège alors camembert, besoin de rien d’autre. La confiance en elle ? Mais pourquoi faire ? (C’est vrai qu’elle font tout le reste, les choses sans valeur, t’ois quoi, oui, la charge mentale, encore une invention récente des féministes !).
Ce petit opus nous montre que la misandrie (ah oui, j’avais oublié, c’est le mot principal de l’ouvrage) n’est pas le revers de la misogynie car contrairement à cette dernière, la misandrie ne tue pas, ne harcèle pas, ne fait aucun mal (sauf aux pauvres petits Brückner et consorts), mais juste montre toutes les raisons pour lesquelles les femmes sont en droit de ne pas se prosterner devant le testostéroné.
Ah oui, un autre truc rigolo qu’elle conseille aux femmes qui manquent de confiance en elles-mêmes, c’est de s’équiper de l’autoconfiance de l’homme médiocre. Elle a raison. L’homme médiocre (et dieu sait que j’en ai côtoyé dans ma vie) ne doute pas un instant de lui, il se croit tout permis, se la pète même, tandis que la femme se demande toujours si elle est taillée pour le job. Donc, chères amies les femmes, se demander toujours : comment ferait un homme médiocre ?
NB : Bien sûr, tous les hommes ne sont pas détestables ni toutes les femmes des victimes. Ha ha ha…

Moi les hommes, je les déteste par Pauline Harmange, 2020 aux éditions du Seuil (qui ont pris le relai de Coline Pierré et Martin Page débordés par les commandes). 90 pages, 12 €

Texte © dominique cozette

Betty la Cherokee

Betty est le nom de l’héroïne et narratrice dans le roman éponyme, écrit par Tiffany McDaniel (qui mit plus de quinze ans à trouver un éditeur). Comme quoi, bon. Aujourd’hui, c’est un succès international et vous le verrez en piles chez votre libraire. Car c’est une histoire aussi attachante qu’originale. Betty, nous allons d’abord suivre ses parents avant de la connaître. Lui, c’est un indien cherokee, autant dire un mulâtre en butte au racisme et au mépris de classe. Sa mère est blanche. Ils ont tiré un coup, elle s’est retrouvée enceinte et comme elle détestait ses parents, elle s’enfuit avec cet homme bon et droit après avoir corrigé le père pour lui apprendre à frapper sa fille. Ils deviennent des itinérants, précaires, adeptes de petits boulots et à chaque état traversé, font un nouvel enfant. L’aîné s’en tire bien, mais deux autres petits ne vivent pas longtemps. Viennent ensuite trois sœurs qui s’entendent  et qui s’aiment, puis des petits frères, mignons. Entre temps, la famille s’est établie dans une grande vieille maison vétuste qu’on dit maudite. Pour nourrir (mal) sa famille, le père fait ce que ses ancêtres lui ont appris : tout. Des médecines à base de plantes, des boissons alcoolisées, des meubles, des sculptures. Mais surtout, des légendes qu’il invente ou transmet, on ne sait pas. Tout lui inspire de belles histoires qui enjolivent leur vie assez rude, qui consolent de bien des tracas, qui donnent force à ses petits, surtout à sa « petite indienne », Betty, qui lui ressemble tellement. Il veut lui rendre ce qu’on a pris à leur culture : la puissance féminine. Car chez eux, jadis, ce sont les femmes qui dominaient tout. C’était une société matriarcale.
Donc, de bien avant sa naissance jusqu’à ses 19 ans, Betty raconte leur vie, raconte ses complexes liés à sa couleur de peau, alors que ses sœurs sont plus blanches, le harcèlement dont tous les enfants de sa classe font preuve à son égard, même les enseignants qui n’ont aucune pitié. Elle raconte aussi comment la nature lui donne du plaisir. Mais tout n’est pas rose. La vie de la famille est semée de drames, il y aura des violences innommables, des morts dont celui de son petit frère par sa faute.
Et pourtant ce livre est d’une grande tendresse et d’une grande poésie. Le mérite en revient à cet homme, ce père aimant et tellement à l’écoute de tous, un homme qui gomme le mal de toute chose, qui sait toujours ce qu’il faut faire pour atténuer le moindre problème, comme les grands drames. Il nous parle du secret des plantes, des oiseaux, des insectes, des étoiles : la seule chose qu’il a su compter dans sa vie c’est le nombre exact d’étoiles à la naissance de chacun de ses enfants.
Parfois, j’avoue que j’ai lu un peu en diagonale quand les herbes et les arbres prenaient leur temps pour exister dans le livre, j’avais juste envie de savoir ce qui allait arriver à nos personnages. Peut-être ne suis-je pas toujours assez fleur bleue ! Mais une fois le livre fini, sur un dénouement aussi profond qu’inattendu , on a peine à se séparer de la petite Betty à laquelle on ne peut s’empêcher de s’attacher.
A noter que Betty est le nom de la mère de l’autrice qui était elle-même fille d’une mère blanche et d’un père cherokee.

Betty de Tiffany McDaniel, 2020, aux éditions Gallmeister. Traduit par François Happe. 720 pages, 20,40 €

Texte © dominique cozette.

Réenchanter l'usine ?

Joseph Ponthus, intellectuel de prime abord, doit bouffer. Il vit en Bretagne avec une éducatrice. Ne trouvant pas de job à la hauteur de son expérience, il se rabat sur Pôle-emploi pour le caser. Une usine de poisson, pour commencer, où, avec ses collègues, il trie les arrivages de sardines, emballe, colle des étiquettes sur les boîtes en polystyrène, dans le froid, bien sûr, de la glace pour conserver, une température idoine, triple paire de chaussettes plus un sac de plastique dans les bottes fournies par l’usine, mais une mycose parfois, quand même. Des horaires de l’horreur, en pleine nuit souvent, des pauses courtes pour fumer et avaler le café. Peu de conversations mais des chansons écoutées dans la tête, Trenet, Brel, Piaf, Barbara et d’autres, plus actuels, plus popu, cloclo, Souchon, Cabrel, Doré…
Son livre s’appelle « A la ligne » sous-titré « Feuillets d’usine« , il est écrit en vers libres, c’est plus agréable à lire et donne un côté plus gai et plus musical à la prose.
Puis, d’autres tâches, d’autres bêtes, bulots, langoustines… décartonner des crevettes surgelées pour qu’elles partent à la cuisson et à l’approche des fêtes, des pinces de crabes, de homards et un jour, surprise, il doit égoutter du tofu. C’est con, répétitif et, comme tout le reste, épuisant pour le corps. Mais il prend tout du bon côté, Ponthus, il est de bonne composition. Il en profite pour nous enrichir la tête avec des citations envoyées à bon escient dans son texte poético-iodé, on sent le type qui a fait des études littéraires, hypokhâgnes et tout le tremblement.
Il nous raconte comment il arrive chez lui, parfois tellement épuisé qu’il en pleure, mais il faut sortir le jeune chien. Sa femme vient de se lever, ou est encore endormie ou est partie bosser, il n’a aucun horaire fixe puisqu’il est intérimaire, appelé parfois deux heures avant l’embauche. Il brode sur le terme débauche qui signifie deux choses bien différentes, il râle parfois parce que son binôme travaille mal, que ça fout en l’air le rythme de la chaîne, donc le rendement qui est calculé à la pièce ou au poids, ça dépend, et que ça retarde l’heure de la débauche. Mais il se souvient qu’il a été aussi incompétent au début.
Puis un jour, on l’envoie aux abattoirs (je crains le pire, je ne supporte pas la maltraitance animale et ai peur d’en prendre plein la gueule et les cauchemards, mais dans le livre non, c’est juste ébauché, il n’ira pas tuer les bêtes). Première tâche, nettoyer l’endroit de la découpe, on patauge dans le sang, ça pue le sang et la mort, c’est pas terrible… Il fera plusieurs postes dont l’accompagnement des carcasses de boeufs (vaches) sur les rails de tri. Son squelette et ses muscles en prennent pour leur grade, surtout quand un commercial veut telle carcasse pour son client et qu’il faut la faire revenir sur le rail…
C’est un livre formidable car positif, parfois drôle, toujours fraternel, pas de revendication, pas de plaintes à part des petits coups de gueules tenus secrets sur son carnet, une sorte de poésie qui compense l’horribilité d’un des boulots les plus ingrats, les moins payés, les plus précieux car terriblement nécessaires à la survie de ceux qui les exercent.

« A la ligne » sous-titré « Feuillets d’usine » de Joseph Ponthus, 2019. Grand Prix RTL et Lire. Chez Folio. 276 pages, 7,50 €

Texte © dominique cozette

Un mariage américain sur fond noir

Un mariage américain de Tayari Jones, est un roman passionnant sur les ressorts d’un couple vivant un drame absolu. On se trouve dans un état du sud des Etats-Unis, les jeunes mariés sont noirs ainsi que la plupart de leurs relations. C’est un mariage heureux bien que les époux viennent de deux horizons différents. Elle, Celestial,  est issus de la bonne petite bourgeoisie et lui, Roy, d’une classe inférieure où ses parents ont dû faire bien des sacrifices pour l’envoyer à l’université. Mais si la famille plus aisée est déçue par ce choix, elle ne le montre pas et traitera toujours le mari avec bienveillance. C’est un ami de Celestial qui les a présentés l’un à l’autre, un très vieil ami avec lequel elle s’entend comme avec un frère. Le couple est promis à un bel avenir, il gagne bien sa vie, il est devenu l’homme d’une seule femme après une jeunesse de drague, et elle-même se lance dans une carrière artistique pleine d’espoir, remettant la fabrique de bébés à plus plus tard.
Mais un jour, patatras, on vient l’arrêter car il est accusé de viol par une voisine, blanche, chez qui il avait fait un peu de bricolage. Il est innocent puisqu’il était avec sa femme à ce moment-là. Mais la justice n’en tient pas compte et l’envoie en tôle pour 12 ans. Sa vie s’arrête là. Il se trouve dans une cellule avec un homme qui se révèlera être … (pas de spoil) et le protègera. En bonne épouse amoureuse, Celestia lui rend visite régulièrement  mais au bout de très longs mois, leur relation va changer. Comment peut-il en être autrement quand l’une rencontre le succès et l’autre stagne entre quatre murs sales ? Ils finissent pas rompre. Néanmoins, elle n’intente pas d’action en divorce, il la considèrera toujours comme sa femme. Elle, entre temps, pour supporter cette lourde charge, s’appuie sur leur ami mais peuvent-ils longtemps rester insensibles l’un à l’autre.
Et coup de tonnerre : on le libère au bout de cinq ans, la justice reconnaissant que le procès a été mal mené. Sans aucune excuse ni indemnité. Ils ne s’y attendent pas, le situation devient très compliquée.
Ce qui est bien dans ce roman, c’est d’avoir choisi le point de vue de chacun. A chaque chapitre, le narrateur est différent, c’est soit le mari, soit la femme ou l’amant. Tout y est confessé, chacun y dévoilant des sentiments ou des secrets inconnus ou pas des deux autres. C’est relaté avec une extrême finesse malgré la complexité des situations. Le suspense n’en est que plus efficace. C’est à chaque fois inattendu. Même le dénouement. J’ai consulté le web pour m’assurer d’une chose : l’autrice, dont ce n’est pas le premier livre, est noire. Elle est bien placée donc pour parler du problème, la place des Noirs dans l’Amérique moyenne, la peur qui les habite face aux jugements arbitraires et aux violences racistes, les efforts qu’ils doivent fournir pour espérer accéder au même niveau social que les Blancs…

Un mariage américain de Tayari Jones, 2019 (titre original ? ) traduit par Karine Lalechère, éditions Pocket. 406 pages. Pas cher.

Texte © dominique cozette

Encore un Hannelore Cayre à kiffer !

Hannelore Cayre, c’est elle l’autrice de la Daronne (lire article ici) qui passe actuellement sur les écrans mais que je n’irai pas voir, non que je n’aime pas cette chère Isabelle H, mais surtout parce que ce qui me régale avec Hannelore, c’est son écriture. Ce qui disparaît à l’image. Celui-ci s’intitule Richesse oblige, je ne trouve pas que ce soit très incitatif, c’est juste mon avis. Mais ne nous y trompons pas, c’est une cuvée tout ce qu’il y a de florissant et de cocasse. Déjà, les héroïnes ! La narratrice est une nana cabossée, brisée par un accident de jeunesse très con, et qui porte un exosquelette pour tenir debout. Originaire d’une miette d’île bretonne où les patrnymes sont d’origine certifiée, elle s’appelle bizarrement Blanche de Rigny et ne sait pas trop pourquoi, sa mère étant morte à sa naissance et son père, pêcheur taciturne, ne gâche pas sa salive. Son amie, Clothilde, porteuse d’une maladie rare, est immense et tordue, elle aussi… Les couples improbables font les meilleurs tandems. La narratrice a aussi une fille, attrapée lors d’une beuverie, élevée à la va comme je te pousse qui ne semble pas en souffrir.
C’est à l’occasion de la mort de son père mutique que la narratrice, sur le bateau de la mer d’Iroise, entend parler un trio de citadins au sujet d’une de Rigny décédée dans de louches circonstances. Attisée par le mystère, elle va entreprendre une enquête approfondie sur le pourquoi du comment de la chose qu’elle est. Comme elle travaille dans le secteur justice, elle se procure des fichiers, mais sait aussi comment retrouver des traces de vie. Cela nous embarque au 19ème siècle, lorsque les riches avaient le droit de payer un pauvre pour les remplacer lorsqu’ils étaient conscrits. Officiel. Alors, il fallait aller à la pêche au courageux peigne-cul, en assez bonne santé, qui parfois ne parlait que patois. Et ce qu’elle découvre est passionnant.
Comme dans tous ses romans, Hannelore a le goût de nous apprendre des tas de choses souvent édifiantes, souvent incongrues. Pour finir, elle nous entraîne dans la ville mythique de l’Inde où une société parfaite fut créée dans les années 70 : Auroville, habitée principalement par des Européens, du moins dans l’idée (j’ai un couple d’amis qui s’y est installé définitivement, je saurai si la description est fidèle). La fin du livre est énorme et réjouissante !

Richesse oblige de Hannelore Cayre, 2020 aux éditions Métaillié, 224 pages, 18 €.

NB : Pardon pour cette mise en page mais mon blog bloque sur quelques fonctions…

Texte © dominique cozette

La trajectoire des confettis

La trajectoire des confetti est un gros pavé, premier livre de Marie-Eve Thuot, déjà récompensé au Québec. Comme j’ai une grosse flemme, je me permets, pour une fois, de copier coller une partie d’un blog signé Alexandre (pas de nom, chroniqueur) de Bibliosurf ou Un dernier livre avant la fin du monde (pas bien compris l’intitulé du blog en question) :

« Comment résumer autrement ce roman-somme qui, sur plus de six cents pages, nous présente une galerie de portraits fascinants, comme au musée, avec l’ambition d’embrasser l’évolution des rapports humains et amoureux de ce 21ème siècle. Car La trajectoire des confettis renferme une véritable sociologie du couple, et explore les mille et unes façons d’aimer et d’être aimé aujourd’hui. Plus que cela, même, les mille et unes façons d’être dans ce monde, de vivre dans ces temps troublés, devant la catastrophe écologique qui arrive, devant les révolutions qui enflamment les quatre coins de la planète. Ce n’est pas qu’un livre sur l’amour, c’est un livre sur l’Humain, dans toute sa complexité, sa grandeur, sa faiblesse, sa part d’ombre. C’est un livre sur le hasard, ce qu’il provoque et ceux qui le subissent. C’est un livre si fort, si tendre, si beau qu’on pourrait verser une larme en le refermant, la dernière page – effrayante – engloutie.
Il ne sert à rien de tenter un résumé classique de ce roman, il ne nous apprendrait peu et ne saurait englober toute l’immensité du texte. Il y a dans ce roman des dizaines de personnages, et l’un des tours de force est qu’ils sont tous parfaitement incarnés. Il n’y a ni caricature, ni facilités. Une profusion de personnages comme autant de configurations possibles des ordres et désordres amoureux. Les personnages sont si vivants qu’on se prend d’affection pour eux. »  Signé Alexandre, donc.

Je vous donnerai quand même un conseil si vous entamez cette lecture hautement distrayante et qui se passe au Québec : notez sur une fiche la composition familiale des personnages car c’est sur trois génération, sans compter quelques antécédents plus lointains, qui n’en finissent pas de s’emmêler. A moins que votre mémoire soit extraordinaire contrairement à la mienne qui tombe en charpie.

La trajectoire des confetti de Marie-Eve Thuot, 2019, éditions du Sous-sol. 620 pages, 22,90 €

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