Orange coule à flow.

Il y avait 22000 postes à supprimer pour libérer 7 milliards de cash-flow.
Le livre pétillant d’intelligence de Sandra Lucbert Personne ne sort les fusils sur le procès intenté à Orange à la suite  des suicides et maltraitances diverses de son personnel, n’est pas un énième récit des victimes et de ce qu’elles ont enduré — du moins celles qui sont encore en vie pour témoigner (plus de 10 ans après les faits)—, c’est un travail de décryptage de la langue des dominants, inventée par les dominants, pour les dominants, déguisant le sens bien réel des mots pour en faire une idéologie gagnante dans le monde ultra-compétitif de l’ultra-libéralisme. Et pourquoi donc ? Pour que les affaires coulent  à flots, que le flow ne s’arrête jamais, comme sur la toile aujourd’hui, qu’il n’y ait ni stock ni rupture de stock, que des stock-options pour ceux qui ont le pot d’être là-haut. L’autrice appelle ça le LCN ou langue du capitalisme néolibéral en référence au LTI, langage du IIIème Reich, soit une langue technique pour déchiqueter.  La LCN défait. Notamment le code du travail. Comme par hasard, et soit dit en passant, le Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail, CHSCT a été supprimé par Macron et remplacé par un vague CSE : Comité Social et Economique.
Face à face, dans la salle, les éclopés, certains en fauteuils roulants, et les accusés, les Orange, épanouis et loin de tout ça, apparemment peu touchés par ces cas personnels. Eux ont fait leur boulot. Le flow, le flow…, avec leurs têtes refaites selon les dividendes. Oui bien sûr, Orange va indemniser les victimes mais ne reconnaît pas leur souffrance. « Il y a des victimes du harcèlement, mais il n’y pas pas de harcèlement ». (Tiens, ça me rappelle les violences policières).
Dans cette optique (de la LCN), on remplace l’humain par de l’algorithme. L’humain n’existe pas. (Ex : il faut tant de temps pour distribuer le courrier. Peu importe si le terrain est plat, escarpé, s’il y a des escaliers, des embouteillages, de la pluie). Tout ça est appelé « le bruit« . Supprimer le bruit devient un objectif, c’est du travail, ce n’est pas du harcèlement. La poste en est à son 50ème suicide.
Le chapitre 23 tient en deux lignes : « Parfois, Didier Lombard s’endort pendant le récit d’une pendaison. Il digère. »
Lombard, ex PDG d’Orange, digère les milliers de postes supprimés, avec méthode et patience. Attention, il est Grand Prix Manager, commandeur de la Légion d’honneur, commandeur de l’Ordre national du mérite etc… Humiliations, craintes, blessures, tourments, reconversions vexantes, « oubli » de cadres dans les locaux vides, retraits de badges leur interdisant l’entrée, fautes graves etc…  Les cinq étapes de la suppression du cadre y est décrite. Odieux.
Et puis l’historique du carnage. L’homme bon, ou Michel Bon, bon chrétien, qui agit en chrétien. Qui laisse en partant de France Télécom un croum de 70 milliards d’euros, 20 milliards de pertes et un dévissage de 90% de l’action. Mais il n’est pas cité au procès. Il est « exfiltré », planqué, placé à la tête d’une banque. Accusé par l’autrice, outre les Chirac, Fillon et Juppé, voici Jospin qui, d’abord contre la privatisation de France Telecom, en ouvrira le capital quand il sera premier ministre. Et puis Thierry Breton avec ses hommes. Pas au procès, il est maintenant commissaire européen.
Face à cette orgie de maltraitance, que risquent les accusés ? Une paille : peine maximale encourue : 15 000 € d’amende (l’argent de poche d’un dirigeant qui gagne 540 000 par an) et une année de prison ferme qu’ils ne feront pas. Lombard a été condamné, il a fait appel de sa condamnation. Voilà.
Un livre bref et virulent qui nous explique, s’il y en avait besoin, la violence du monde libéral que nous ne pouvons plus que subir. Implacable.

Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert aux éditions du Seuil. 2020. 154 pages, 15 €.

Texte © dominique cozette

Les jours brûlants

Comme disent certain.e.s, les Jours brûlants, de Laurence Peyrin, n’est pas le genre de littérature que je lis, bon, mais c’est quand même bien écrit et l’histoire est prenante, à lire plutôt allongée sur une plage si vous avez les moyens d’aller dans les îles. Bizarrement, c’est une Française qui écrit ce roman très américain. Il faut dire qu’elle a vécu là-bas et tout ce qu’elle décrit et cite, avec précision semble-t-il, ne sort pas de son imagination.
C’est donc un roman qui nous expose — classiquement à l’américaine —  le cadre d’une petite bourgade californienne  où vit une famille très unie, parfaite, avec un mari super beau qui gagne bien sa vie, une femme très belle qui a fait le choix de s’occuper de son foyer, ils sont toujours très amoureux et épanouis. Leur fille est féministe et engagée, elle fustige sa mère pour sa médiocrité intellectuelle, leur garçon plus jeune et sympa. Tout roule, ils ont des amis, des beaux endroits où passer les vacances, tout est parfait jusqu’au jour où elle est sauvagement agressée par un junkie qui lui pique son sac en l’injuriant.
D’un coup, une porte s’ouvre sur l’enfer, la société hideuse dont elle n’a jamais rien su, la mocheté du monde, et peu à peu, malgré l’aide que lui proposent son mari et son amie, aide qu’elle refuse, tout se déglingue en elle. Elle adopte des comportements plus que  bizarres, se sent glisser vers l’abjection jusqu’à devenir une moins que rien.
Alors elle décide, pour le bien de sa famille, de disparaître. Elle laisse tout, même son alliance, son chéquier (en est dans les 70’s, pas de CB ni de portables) et va au hasard à bord de sa petite voiture pourrie. Le hasard l’amène à Las Vegas où, sans le sou, elle commence sa nouvelle vie en dormant dans sa voiture et tentant de rester propre et présentable. Une fois encore, on lui vole son sac et le peu qu’il contenait, les papiers et le permis, surtout. Et alors, miracle de la vie, une gentille main se tend, qui va l’entraîner dans une sorte de refuge pour filles perdues. C’est ici qu’llle entreprend sa reconstruction. Mais est-ce si facile de fermer sa mémoire et de tout laisser derrière soi ?
C’est une histoire bien écrite, bien structurée qui nous attire vers cette drôle de vie que Joanna partage avec des drôles de nanas, strip-teaseuses, junkies, fugitives, dans cet enfer qu’est Las Vegas quand on n’y vient pas pour jouer, se marier ou enterrer sa vie de garçon.
En tout cas, personnellement, ça m’a bien distraite.

les Jours brûlants de Laurence Peyrin, 2020, aux éditions Calmann Lévy. 430 pages, 20,50 €.

Texte © dominique cozette

L'ami impossible qui a tué sa famille.

L’ami impossible est le titre de ce récit talentueusement écrit par Bruno de Stabenrath. L’ami en question est Xavier (Dupont) de Ligonnès, je mets Dupont entre parenthèses car ce nom n’était jamais utilisé avant « l’affaire ». L’affaire, c’est cette sombre histoire de nettoyage de sa famille, bien préparé et même très bien mis en scène par un homme, le père, arrivé au fond du fond de son ambition, lui qui devait sauver le monde, devenir une sorte de rédempteur selon la secte intégriste ultra-catho que sa mère avait créée, et qui devait régner sur terre après l’Apocalypse.
Mais le livre, ce n’est pas que ça. Le récit, c’est d’abord l’amitié que ces deux nobliaux de la jeunesse dorée, friquée mais pas sans valeurs, partagent dès leur rencontre à l’âge de 16 ans. Ils sont tous deux beaux gosses, pièges à filles, fêtards, mondains. Et c’est une vraie joie de lire la reconstitution de cette « belle » jeunesse des années 80, cette bande de fidèles bien nés, les belles fringues, les filles magnifiques, les virées dans les superbes propriétés à la mer ou ailleurs, les teufs dans les châteaux et demeures désertés par les parents toujours partis, les dragues, la musique surtout, très important ! Ils sont tous les deux bizarrement fanas de Presley (hé oui, en 80) dont ils collectionnent les albums. C’est très jouissif de partager les joyeux moments de cette jeunesse gâtée-pourrie et fort sympathique. Leur premier grand projet est de « faire » la route 66 sur deux grosses motos.
Tous deux ont de l’ambition. Bruno de S. a déjà participé à des tournages, l’Argent de poche de Truffaut, le plus important étant, l’été de ses 17 ans,  Hôtel de la Plage de Michel Lang,  grosse distribution — vous vous souvenez peut-être de la musique de Mort Schuman (qui a écrit des tubes pour Elvis mais n’a jamais pu le rencontrer). Le meilleur été qu’il ait passé et qui décidera de son avenir : lycéen médiocre, il deviendra comédien, c’est tout vu. Il s’inscrit dans des cours réputés et au Conservatoire. Le destin en décidera autrement. Il ne réussira pas dans cette voie (ça se saurait) mais exercera des métiers créatifs sympas, alors que Xavier de L., qui a passé brillamment son bac et a commencé droit à Assas, sera un grand entrepreneur, un winner qui rêve de se caser très vite avec la femme idéale et leurs enfants. Là aussi, chou blanc. Il ratera ses fiançailles pour cause de négligence puis, plus tard, épousera son ex entachée d’un môme non reconnu, suprême déshonneur dans ce milieu, mais tout en son honneur puisqu’il adoptera l’enfant. Il circule beaucoup, tente l’importation de grosses voitures américaines (il veut concurrencer Jean-Charles, fameux garage de luxe de Neuilly) et pour cela, fait beaucoup de voyages aux Etats-Unis où il s’est  construit beaucoup de relations de confiance (hypothèse de planque ?). Il emprunte souvent, à chaque faillite, mais rembourse toujours. Ne pas pouvoir le faire le rend malade. C’est un homme de valeurs, ne l’oublions pas, loin de l’escroc à la petite semaine.
Et la vie continue, ils se voient peu mais restent en contact, l’un est marié et père, l’autre est un mondain bien parisien qui, hélas, sera victime d’un grave accident qui le laisse tétraplégique. Ils se retrouvent parfois, quand ils passent près de chez l’un ou l’autre, lors d’événements familiaux ou amicaux. Puis un jour, plus rien.
La mécanique de la disparition est décrite minutieusement dans la dernière partie du livre, le jeu de piste avec les mails envoyés des téléphones des enfants ou de la femme, tous déjà enterrés sous la terrasse, les fausses pistes etc. Un jeune ami de Bruno, geek, va ressortir, avant la police, une grande part des échanges numériques de toute cette famille et de leurs secrets, l’amant de la femme qui n’était autre que le fidèle ami du tueur, la maîtresse aisée de Xavier qui lui a prêté de l’argent pour monter une affaire foireuse, tellement foireuse qu’il a fini par se persuader qu’il n’y avait plus rien à tirer de cette vie. Ni de la secte puisque le jour prévu de l’Apocalypse, rien ne s’est produit. Et pour ne pas laisser sa famille dans la peine, la pire honte d’un homme probe qui, de plus, est le dernier d’une fière lignée, il a choisi de le faire disparaître.
Un livre extrêmement agréable à lire, passionnant même, car de Stabenrath possède une belle plume, il sait raconter, planter les décors, dépeindre les personnages. Lui est persuadé que son ami est vivant, planqué quelque part ici ou ailleurs, tellement débrouillard, charmeur, parlant couramment plusieurs langues et d’un physique hâlé passe-partout. Par ce livre, il lui demande de revenir et d’assumer ce qu’il a fait, comme un homme digne se doit de le faire.

L’ami impossible de Bruno de Stabenrath, 2020 aux éditions Gallimard. 530 pages, 22 €

Texte © dominique cozette

 

L'anomalie, un si bon Goncourt

L’Anomalie et non pas l’âne au Mali quoi que ce roman de Hervé Le Tellier, couronné par le Goncourt, aurait aussi bien pu écrire sur cet animal car son livre se frotte à tous les sujet, le principal étant une faille dans l’espace-temps avec duplication des personnages. Une sorte de thriller-polar-anticipation à plusieurs personnages venus de plusieurs pays et transitant dans  le même avion Air-France en mars. Avion qui va être gravement secoué par une méga-tempête non prévisible où chacun y a laissé un bout de son âme tellement c’était rude. Mais le plus pharamineux, c’est qu’ils se sont retrouvés dans ce même appareil en juin, sans raison, avec le même équipage, les mêmes avaries, aux mêmes place. Leur voyage a été dupliqué, eux aussi. Ils se retrouvent tous, les cent et quelques, avec un autre moi parfaitement identique, l’un ayant vécu trois mois de plus.
C’est inexplicable et tous les pouvoirs, toutes les intelligences, tous les cultes, tous les scientifiques sont convoqués en secret pour tenter de trouver une réponse plausible à cette affaire impossible à résoudre.
Les portraits des héros, principaux voyageurs, sont à déguster tellement ils semblent incarnés. Il y a là un tueur à gages, une monteuse de cinéma dont le désamour pour son amant plus âgé est flagrant, un médecin  qui doit annoncer à son frangin qu’il va mourir de son cancer, une avocate noire culottée enceinte de son bédéiste adoré, le pilote de l’avion, une pop-star nigériane, une famille idéale si le père ne pratiquait pas des agressions sexuelles sur sa gamine etc.
On s’attache à ces gens tellement leur peinture est précise et donne envie d’en savoir plus. On en saura peut-être un peu plus lorsqu’ils seront confrontés au problème qui nous occupe.
C’est fin, c’est étayé, c’est technique souvent, c’est parfois drôle, c’est bourré de références éclectiques dont beaucoup littéraires (Le Tellier est membre de l’Oulipo), ça se lit avec entrain tellement on a envie de savoir la suite, c’est un super moment qui fait aussi réfléchir lorsqu’on aborde les concepts de réalité, d’identité, de vie et de mort, de rapport intime à soi-même, un peu de métaphysique ne nuit pas ni de questionnement sur le sens de l’existence. Si c’était une série, on attendrait avec impatience la saison suivante. Un très bon Goncourt.

L’anomalie de Hervé Le Tellier aux éditions Gallimard. 2020. 332 pages, 20 €

Texte © dominique cozette

Jolis jolis monstres

Jolis jolis monstres sont les plus jolies du monde car il s’agit de merveilleuses drag-queens dont Julien Dufresne-Lamy nous conte l’histoire dans une explosion d’images, de couleurs, de paillettes, de musiques, de rires et de souffrances. Les drag-queens sont plus que des femmes, des êtres immenses, des licornes, des chimères. Ce sont d’abord des hommes, souvent homos, qui veulent exploser leur nature. Et pour cela, ils sacrifient tout. Pour exister sur une scène, pour être la meilleure, il faut bosser comme une dingue, déjà pour pouvoir acheter tout le bazar, les robes, les sequins, les plumes, les pompes, les lotions, le maquillage, les perruques de l’enfer en vrais cheveux… une petite fortune. Il faut travailler son look, ses attitudes, sa démarche, sa souplesse, ses regards, il faut apprendre à chanter, à danser, à écrire des textes percutants, à planquer son sexe, à arracher tout ce qui fait l’homme, à entraîner sa voix. Bref, il faut faire tomber les spectateurs, les scotcher, les ébahir. Leur clouer le cœur
Le premier héros du roman, James, est devenu Lady Prudence, reine de la nuit des années 80 où elle côtoie tout le gratin du monde interlope new-yorkais, les trav, les trans, les queers mais aussi les futures bombes comme Madonna, RuPaul (le drag-queen mondialement connu), Andy Warhol, Bowie…
Ce livre est un voyage fascinant dans les bas-fonds scintillants ou super glauques en compagnie de ces reines attachantes, généreuses, qui créent des « maisons » pour accueillir les orphelins, les petits, les moinillons affamés. Elles se tiennent les coudes, se donnent des conseils, se prêtent des fringues et nous, on apprend tout sur la façon de se grimer, les heures que ça prend de sculpter un visage. Impressionnant. On les accompagne dans leur ascension qui commence très très bas dans des endroits louches et peut les conduire au nirvana de la gloire, leur objectif.
Très vite, on fait connaissance avec  le deuxème héros de l’histoire, Victor, hétéro marié, qui plaque sa famille chérie pour faire vivre sa drag. Une génération les sépare : James a 50 ans et Victor 27 lorsqu’ils se rencontrent. James a mis un terme à sa carrière depuis vingt ans mais va la revivre en livrant tous ses souvenir au jeune homme, la clinquance des années 80 puis le maudit sida qui est venu dézinguer des dizaines et des dizaines de ses amies, les dangers de certaines rencontres où il a failli y laisser sa peau pour cause d’intolérance et de haine. Car en plus d’être homo et drag, il est noir.
Victor est blanc et ordinaire. Il va se former auprès de son impitoyables pygmalion, bosser comme une chienne pour arriver au plus haut mais l’époque n’est plus la même. Les drag-queens sont sorties de la honte, elles paradent lors des gay prides et participent à des émissions de télé-réalité qui connaissent un succès incroyables dont la plus célèbre est animée par RuPaul, revenu sur le devant de la scène. Elles se font aussi tuer par des fous comme cela s’est passé à Orlando dans une boîte gay. Néanmoins, Victor continue de monter, continue à penser chaque jour à sa femme et à sa fille qu’il a abandonnées et à sa mère chérie morte d’avoir perdu sa petite fille, et dont il a repris une partie du nom.
C’est un livre époustouflant, pourtant je n’étais pas sûre de prendre autant de plaisir à le lire quand mon petit libraire me l’a conseillé. On dirait que l’auteur, qui est français et écrit aussi des livres d’enfants, a vécu une partie de sa vie dans ces endroits de New-York parmi toute la faune qu’il dépeint si bien avec son style percutant, musical, d’une force inouïe, vraiment. J’ai été impressionnée. Enorme émotion sur la fin qui m’a fait chavirer. Superbe.
Bonus : une vingtaine de pages avec les photos des drag-queens de l’époque qui posent parfois avec les artistes précités, à la fin du livre.

Jolis jolis monstres de Julien Dufresne-Lamy, 2019, aux éditions Harper Collins Poche. 330 pages, 7,90 €.

Texte ©dominique cozette

Histoires de la nuit, quelle histoire !

De Laurent Mauvignier, Histoires de la nuit (chez Minuit ha ! ha ! ha !) est un roman qui se mérite. Certes les phrases font dix kilomètres de long et à l’heure où l’on n’a droit qu’à un kilomètre de chez soi, c’est un peu saumâtre. Mais ces phrases, quoique avec des répétitions (effet de style dont je ne connais pas le nom), sont une sacrée source pour comprendre chaque personnage, pour renseigner sur ce qui passe dans sa tête ou ce qui aurait pu se passer ou dû se passer, où même se passera, sorte de torticolis cérébral comme on en connaît dans nos petites têtes personnelles. J’ai entendu dire que c’était un peu rude de « se farcir » ces phrases à rallonge, j’avoue que, aux prémices de l’action qui occupent un bon tiers du récit, j’ai parfois lu en diagonale certains longs paragraphes qui semblaient ne être décisifs pour la suite des événements.
Mais.
Car il y a un mais. Une fois le premier élément de l’histoire installé, je ne me prive plus de rien, car la précieuse mécanique du suspense est primordiale, sinon à quoi bon.
L’action se situe dans un hameau minuscule de trois maisons, le hameau des trois femmes seules s’appelle t-il. Bergogne, un paysan rustique et costaud s’y occupe de ses vaches tandis que Marion, sa femme, travaille en ville, dans une imprimerie. Ils ont une fille adorable de 10 ans, Ida, qui, en rentrant de l’école par le car scolaire, passe chez la voisine, Christine, une artiste excentrique aux cheveux rouges, peintre parisienne de bonne renommée qui s’est réfugiée ici et continue son œuvre sans le faire savoir. Juste pour elle. Ida prend son goûter chez elle, en compagnie de l’adorable chien de Christine. La troisième maison est inoccupée. Dès le début, le malaise qui s’est développé dans le couple est perceptible : Bergogne bave d’envie et d’amour pour sa femme qui, elle, le bat froid. Elle sort une fois par semaine avec ses copines de l’imprimerie en boîte ou au karaoké et en revient murgée. Lui va parfois se soulager chez les putes.
Christine et Marion ne s’aiment pas. Christine a toujours su que Bergogne n’aurait jamais dû épouser cette femme, elle n’est pas nette. Et puis une affaire vient troubler le calme de ce trou : les lettres anonymes insultantes adressées à Christine, parfois même déposées directement chez elle.
Mais tout commence le jour des quarante ans de Marion : le mari doit aller en ville lui acheter un beau cadeau, Christine doit préparer des gâteaux car ils ont invité, pour lui faire une surprise au dessert, les deux copines de Marion. La gamine doit faire un beau dessin. Mais c’est aussi en fin d’après-midi que Marion et ses deux collègues ont un problème à régler lors d’une réunion avec le chef pour une faute qu’elle a faite et qu’un collègue, harceleur et macho, n’a pas su contrôler. Réunion décisive car Marion ne veut pas se laisser dominer par ce triste sire qui leur pourrit la vie.
Et, alors que le mari s’est attardé stupidement en ville, le cadeau plus la passe plus une crevaison, que la réunion dure longtemps, deux voitures entrent dans la cour du hameau, et deux hommes vont prendre Christine en otage après avoir « neutralisé » le chien. Le cauchemar commence.
A ce moment, un suspense terrible commence car on ignore ce que ces hommes veulent, pourquoi ils sont acheté des cadeaux et du champagne pour l’anniversaire de Marion, on ignore pourquoi on les laisse s’installer à la table de fête sans réagir. La terreur monte chez les participants, et à partir de ce moment, les très longues phrases sont les bienvenues pour nous faire comprendre, lentement, à petites doses, ce qu’il se trame. Et c’est pas joyeux !

Histoires de la nuit de Laurent Mauvignier, 2020 aux éditions de Minuit. 636 pages, 24 €.

Texte © dominique cozette

 

La petite dernière

Fatima Daas est La petite dernière, elle ne cesse de le proclamer dans son court récit, roman, autofiction, comme on veut puisqu’elle y parle d’elle et de sa vie de jeune musulmane pratiquante et lesbienne, difficile à vivre, et elle se sent bien coupable d’être ainsi même si elle explique que ce n’est par choix. Chaque chapitre commence donc ainsi : je m’appelle Fatima Dass et… suivent d’autres particularités de son identité ou de son caractère. Elle est clichoise (de Clichy), la petite dernière, un accident, la petite chamelle sevrée, chtarbée etc. Son prénom fait référence à une figure exemplaire mais elle-même ne l’est pas, elle met trois heures pour aller étudier à Paris, ses parents ne lui ont jamais vanté ou même enseigné l’islam, son père est analphabète, elle va au cours de théâtre, au musée, elle a bientôt trente ans, a suivi une thérapie pendant quatre ans, sa plus longue relation, elle est poly-amoureuse mais  désire follement une fille qui ne veut pas d’elle, enfin qui ne l’aime pas autant. Elle consulte un iman qui lui dit qu’il existe des chrétiens homosexuels comme il existe des lesbiennes musulmanes, c’est bien connu. Le problème c’est qu’il lui donne comme conseil de renoncer à tout ça et qu’elle se marie. Elle va en Algérie pour connaître ses origines et ses tantes et s’aperçoit que tout le monde sait qui elle est tant elle ressemble à son père.
Son père est violent. Comme il rentre souvent tard le soir, parfois bourré, et que femme et filles dorment dans le salon, il ne faut pas lui parler, sinon coups de ceinture.
Fatima est un garçon manqué, elle ne porte pas de talons, préfère les baskets, adore le rap, pas les bijoux ni les chichis féminins au grand dam de sa mère.
Ce livre est le portrait d’une fille déchirée entre deux cultures, à l’aise nulle part, venue de chez ceux qui ne sont pas grand-chose mais elle fait ce qu’elle peut pour concilier  ce qui peut  se concilier, elle ne veut pas choquer mais elle ne veut surtout pas renoncer à qui elle est, qui elle veut aimer, qui elle veut devenir.
Ce livre est composé de courts chapitres très imagés, des fragments d’elle vus d’ici et de là, composés avec talent et comme « montés » cut, pas de longueurs, des phrases courtes et assénées telles quelles, sans filtre, sans explication particulière. Très agréable à lire, comme une poésie moderne et sèche mais pleine de tendresse aussi.
Très beau premier livre.

La petite dernière de Fatima Daas, 2020 aux éditions Notabilia. 190 pages, 16 €

Texte © dominique cozette

L'autre moitié de soi ou comment ma jumelle m'a lâchée

Brit Benett est … heu… ce qu’on ne sait plus comment appeler pour ne pas froisser, noire, Noire, renoi, black, Black, de couleur, métisse, racisée, d’origine afro-américaine, en gros ce que les Américains — elle est américaine — considèrent comme non blanche. C’est  vers le milieu de son superbe roman, L’autre moitié de soi, que j’ai eu la curiosité d’aller voir de quelle côté du nuancier elle se situait car la couleur est ici le personnage principal du livre, porté par les jumelles.
Les jumelles, Desiree et Stella, homozygote à ce détail que la première, aînée de sept minutes est beaucoup plus délurée que l’autre. Elles ont passé leur enfance dans une petite ville du Sud des Etats-Unis où les Noirs avaient l’ambition d’être le plus clair possible. Elles ont assisté, petites, au lynchage à mort de leur père par des Blancs qui venaient de temps en temps casser du nègre. Un jour de leur 15 ans, pour fuir cette ambiance malsaine, Desiree entraîne sa sœur dans une fugue définitive qui va les emmener à la Nouvelles Orleans. Là, elles vont se débrouiller pour survivre. Elles ont la peau très claire et de beaux cheveux bouclés, ça aide. Mais l’une d’elle se fait virer parce que sur sa fiche, elle a inscrit « coloured ». A partir de là va commencer la scission entre elles deux. Elles ne se racontent plus tout, se mentent même. Desiree entre au FBI où elle déchiffre avec talent les empreintes digitales et Stella devient la secrétaire très discrète et compétente du boss d’une grosse boîte, un type bien. Peu à peu, il va s’enticher d’elle et réciproquement, et l’embarquer dans sa nouvelle boîte à Boston. Pour sa famille, elle disparaît sans laisser de trace. Malgré les recherches d’un des meilleurs détectives.
Desiree en est fortement affectée. Elle épouse un homme si noir qu’il en est bleu et ils ont une fille de la couleur du père. Mais il est d’une violence extrême, alors elle fuit avec sa fille. Malgré tout, elle s’efforcera de suivre des études pour une meilleure vie.
On verra par la suite, que sa sœur a suivi une route contraire et mène l’existence enviable d’une femme Blanche richement entretenue par un mari formidable, avec tout ce que ça comporte de mensonge, de cachoteries et de reniement de soi-même.
C’est passionnant car, malgré la déségrégation, le racisme est toujours aussi virulent dans ce pays, et l’inégalité pèse énormément sur le destin des gens. Sans vouloir spolier, on verra ces deux jumelles, dans leur vie respective, faire face aux problèmes liés à la couleur, choisie ou subie, qui marque leur identité qu’elles vont d’ailleurs transmettre. C’est une vision de la vie américaine pas toujours évoquée dans la littérature (et le cinéma), puisque la plupart des autrices qu’on connaît ici sont blanches. Autrices, oui, car il se mêle au problème de la race le vaste problème du genre, Brit Benett se positionnant comme féministe assumée.
Le livre s’étend sur la génération d’après les jumelles sans oublier les anciens, pour nous offrir une saga qui nous tient en haleine du début à la fin. Superbe.

L’autre moitié de soi de Brit Benett (The vanishing half) 2020 aux éditions Autrement. Traduction par Karine Lalechère. 480 pages, 22,90 €

Texte © dominique cozette

Mon père, elle va s'appeler Alice.

Mon père, ma mère, mes tremblements de terre est le nouveau roman de Julien Dufresne-Lamy, auteur de 32 ans, que je ne connaissais pas, que m’a conseillé un de mes libraires et c’était un super bon conseil. Parce que ce livre est tout simplement top. Déjà par son histoire mais beaucoup par son écriture. C’est un ado du genre peu expansif qui subit un séisme force 10 lorsque sous la tente de camping plantée sur l’île d’Oléron où il passe les vacances avec ses parent, son père leur annonce qu’il va intégrer le genre qu’il aurait toujours dû avoir : le féminin. On appelle ça la réassignation sexuelle. Le père et le fils sont deux clones, ils se ressemblent énormément, aiment les mêmes films, jeux, sports et sciences. Ils ne cessent de se piéger sur les composants des produits de consommation, les E495 etc.
La mère tombe de haut également, un moment, elle s’enfuit avec son fils chez sa sœur dont l’exercice préféré est le dénigrement du père. Et puis au fur et à mesure que le père, enfin libéré de son secret et sur le point de se faire opérer définitivement, mère et fils sont sujets à des propos pourris venant de partout. C’est tellement violent que le garçon doit quitter l’école et bosser chez lui, sa mère perd son travail qui était de garder des petits tandis que le père s’adoucit grâce aux hormones et étudie son nouveau look. Il mesure quand même 1,84 mètre et il chausse du 44.
Mais peu importe, les choses suivent leur cours : il travaille à sa voix avec une orthophoniste pour qu’enfin, au téléphone, on lui réponde madame, il achète des bijoux de pacotille qu’il ne porte jamais et tchatte sur Internet avec des personnes qui sont passées par là. Le fils, un curieux des sciences, connaît tout ce par quoi son père doit passer et ce qu’il doit subir, du lourd, pour devenir femme.
Le roman commence dans la salle d’attente de la clinique où le père se fait opérer. Des heures. Le gamin y rencontre un autre jeune qui est lui aussi transgenre, c’était une fille, qui va lui donner des conseils utiles. Même si l’ado a tenu le journal de cette transformation durant de longs mois, avec tous les détails techniques, cliniques, pharmaceutiques qui se sont produits. C’est très  détaillé.
Ce livre est émouvant, poignant même car on a peine à imaginer comment faire son deuil d’un homme qui n’est pas mort mais qui a juste disparu, à imaginer comment sa femme, qui continue à l’aimer, envisage leur relation. Le fils, toujours cartésien, demande si elle devient lesbienne, si son père sera toujours considérée (oui il faut la mettre au féminin, cette nouvelle personne) comme hétéro. Des questions sans réponse mais l’amour, même s’il a des aspects bizarre, est toujours là.
Très joli roman, pas du tout gnan-gnan qu’on se rassure, plutôt assez « à l’os » même, qui nous fait nous interroger sur les a priori de notre culture.
Et nous frustre car on aimerait bien la suite. Ce qui est le preuve que le livre est bon.

Mon père, ma mère, mes tremblements de terre de Julien Dufresne-Lamy, 2020 aux éditions Belfond. 254 pages, 17 €

Texte © dominique cozette

Je suis sur les notules*

L’année du singe, de Patti Smith. Ceux qui aime l’artiste ne pourront qu’être sensibles à ses divagations, prises dans leur bon sens de mobilité, balades, errances, l’année de ses 70 ans, année du singe donc et vaguement d’un bilan. Beaucoup de ses chers proches sont morts, ses amis sont souvent lointains géographiquement mais elle n’hésite jamais à visiter lorsqu’ils lui demandent. Alors elle fait son sac, toujours le même rituel : six tee-shirts Electric Lady, six petites culottes, six paires de chaussette abeille (sic), deux carnets, des remèdes à base de plantes contre la toux,  son appareil photo (un très vieux polaroïd), les derniers paquets de pellicules légèrement périmées, et un livre, ici les poésies complètes d’Allen Ginsberg (Patti était amie avec les grandes figures de la beat generation).
Dans ce livre de voyage, plein de ses pola, on la suit dans des hôtels pas vraiment luxueux, on dort sur le sol chez un vieux pote, on va de cafés en diners et on prend des trains, on fait du stop avec des mecs qui, le temps qu’elle fasse pipi, se font la malle, on prend des avions pour circuler dans le grand monde où elle donne ou pas des conférences.
Si on ne sait pas de quoi elle vit, on n’en apprend pas plus. Etant très frugale, se contentant d’un rien, elle ne dépense pas grand chose, achète quelques fringues dans des friperies et des livres dans des boutiques style bouquinistes. Mais surtout, elle est extrêmement cultivée et éprise de s’enrichir encore, en visitant, en lisant, en discutant. Fidèle en amitié, elle retrouve les uns et les autres, s’ils sont morts, elle les convoque mentalement, comme son ami Sam Shepard, tellement amoindri par la maladie qu’il ne pouvait plus écrire. Contemplative, elle plane un peu, se repaît de paysages aussi bien immenses qu’urbains, petites ruelles délabrées etc… Je ne crois pas qu’elle use des technologies actuelles, sauf de son téléphone portable bien souvent déchargé. C’est une femme libre, une sorte de vagabonde du monde qu’elle nous donne à voir, une poétesse errante qui se nourrit de tout ce qui passe et bien souvent aussi de ses propres rêves éveillés, fantasmes ou vécus, on ne sait pas trop. Une sacrée escapade dans son esprit si vous aimez le personnage.

* Pourquoi des notules, d’ailleurs : parce que l’autrice a toujours un petit carnet pour y écrire notes, notules et impressions. Moi, je n’en ai pas, c’est pour ça que mes livres restent confidentiels.

L’année du singe par Patti Smith, 2019. 2020 aux éditions Gallimard. Traduit pas Nicolas Richard. 184 pages, 18 €

Texte © dominique cozette

Social media & sharing icons powered by UltimatelySocial
Twitter