Formidable Aubenas !

L’Inconnu de la Poste, la très longue enquête — sept ans — de Florence Aubenas sur le meurtre sauvage d’une jeune femme enceinte, employée de la mini-poste d’un village, est un livre formidable. On le sait maintenant, le suspect numéro un, un acteur borderline qui fut révélé à 16 ans par Doillon dans Le Petit Criminel, n’est vraisemblablement par l’auteur des vingt-huit coups de couteau pour une petite somme de rien. Alors ? Alors ce que nous conta Aubenas est superbement écrit, campé, détaillé : on voit les places, les ruelles, les personnages, on les entend parler, on entre parfois dans leurs pensées, c’est passionnant, on a l’impression de vivre dans ce village, Montréal-la-Cluse.
Comment se fait-il que le meurtre, qui a eu lieu juste après l’ouverture de la poste, sise au milieu du village, vers 8 h. 30, heure où tout le monde passe par ici, les écoliers, les commerçants, les gens qui font leurs courses, ceux qui travaillent, ceux qui viennent faire un dépôt ou acheter des timbres, comment se fait-il qu’avec toutes les fenêtres qui donnent sur la place, personne n’ait rien vu, pas un suspect, pas une personne avec du sang sur elle ? L’enquête est très longue, le premier suspect, le mari quitté pour un autre, est hors de cause mais le marginal qui habite dans un trou à rat juste en face avec deux autres laissés pour compte, qui fait toujours la manche pour sa bière ou sa dope, quand il a dépensé l’argent de ses cachets, pourquoi pas lui ? Les présomptions de sa culpabilité vont et viennent. Aubenas le questionne, il est d’un abord facile mais parfois il disparaît pour essayer de se rabibocher avec sa nana partie vers Nantes. Puis il revient. Il aime ce village loin des paillettes des tournages qu’il n’apprécient pas vraiment, ici c’est tranquille. Enfin, c’était.
Florence Aubenas s’appesantit sur lui car c’est une figure, il est baratineur, il a eu un oscar, il a joué dans une vingtaine de films, il arbore un look peu ordinaire et puis c’est un enfant de la Ddass, il a été très maltraité par une des familles qui l’a recueilli avec son frère; parfois, il va voir sa mère biologique, c’est intéressant. On y voit aussi le père de la victime, veuf, qui aurait donné sa vie pour elle. Un notable qui prend un sacré coup de vieux durant ces longues années sans résultat.
Il y a surtout l’impensable disparition du comédien, Gérald Thomassin, qui était enthousiaste de participer au procès puisqu’il savait qu’il serait définitivement hors de cause — il a fait quand même deux ans de taule — mais personne ne sait pourquoi il n’était pas au rendez-vous avec Aubenas le jour de l’ouverture du procès alors que son copain de Nantes l’a mis dans le train, après une nuit de muflée. Ce n’était pas un train direct, son portable ne répond plus, le mystère reste encore entier.
Le talent d’écriture de Florence Aubenas s’est considérablement développé. Outre la joliesse des phrases qu’elle tricote, elle concocte des dialogues franchement réjouissants, c’est un pur bonheur que de la lire.

L’Inconnu de la Poste de Florence Aubenas, 2021 aux éditions de l’Olivier. 240 pages, 19 €.

Texte © dominique cozette

Féroces ou le meurtre de l'âme.

 

Féroces est le titre. Oui, ils sont féroces les parents de Robert Goolrick. Tragiquement féroces. La quatrième de couv’ ne dit rien du drame qui s’est joué quand il avait quatre ans, et c’est son histoire vraie. Il l’écrit une cinquantaine d’années plus tard mais comme on ne sait rien, on ne comprend pas, malgré la virtuosité de l’écrivain, on ne comprend pas trop pourquoi il est ainsi, pétri de haine et de souffrance mais aussi dans une quête infinie d’amour impossible. Il est gravement blessé, et c’est souvent quand on est a été violé par son père tout petit. Et que sa mère a vu. Le sait. Qu’il l’a dit à sa grand-mère qui lui a enjoint de n’en jamais parler.
C’est un livre qui nous raconte une famille parfaite : sa mère est magnifique avec sa taille fine, sa minceur, son allure, sa grâce et son père est sublime aussi, leur maison est top et les réceptions qu’ils y donnent sans aucun défaut. Il connaît et sait préparer tous les cocktails de ces années glorieuses, leurs hôtes les admirent et les envient et leurs enfants sont très fiers. D’ailleurs, ce sont des enfants modèles, ils réussissent et sont promis à un bel avenir. Ça se passerait bien s’il n’y avait pas cette faute trop lourde à porter qui oblige les parents à le regarder comme s’il était un sale petit monstre. Et si les parents ne buvaient pas autant.
Le livre commence par la mort du père, pour alcoolisme, six ans après la mère pour la même raison. Et la fratrie réunie cherchant où déposer ses cendres. Avec celles de la mère, mais où se trouvent-elles exactement ?
Puis viennent les anecdotes de la vie du narrateur, jamais à sa place, jamais intégré, jamais bien dans sa peau, jamais félicité, jamais aimé. Il y a des chapitres difficiles à lire puisqu’on ne sait pas ce qu’il s’est passé (c’est énervant) et je suppose que lorsque le bouquin est sorti aux Etats-Unis, le viol a été mis en avant lors de la promo. Cela n’a pas tant d’importance car le plus impressionnant, c’est tout ce qu’il arrive à nous faire ressentir, ce petit garçon tapi dans le corps malmené du narrateur. Un homme qui a tenté de se suicider, qui s’est cent fois tailladé, déchiqueté les bras, dans le sens vertical, le long des veines, qui aime voir son sang couler. Des bras irregardables tellement il lui arrive de les taillader encore dans un processus d’auto-mutilation. Qui a fait des séjours en hôpital psychiatrique, qui a pris de nombreuses drogues, dope ou médocs, qui a bu comme ses parents. Qui s’est détruit.
Il a pourtant voulu être un bon fils, malgré tout. Il s’est occupé de son père malade, sans aucune reconnaissance, il a fait plus qu’il ne fallait lorsque son frère a été victime d’une tragique hémorragie cérébrale, mais sa vie est restée la même, toujours, médiocre et souffreteuse. Il voulait tellement, tout le temps, qu’avec ses parents,  ils se regardent autrement que comme des vipères à travers une vitre.
Un chapitre, tout un chapitre, il dit « mais comment ont-ils pu… » suit une énumération infinie de tout ce qu’ils ont pu faire après ce qu’il lui est arrivé, des choses importantes, notamment s’amuser durant le mariage de sa cousine le lendemain du viol puisque c’est à cause de ça qu’il dormait dans le lit de ses parents, et des tas de petites choses de la vie. Impressionnant. Et puis le passage, à la fin où il explique pourquoi il a raconté ça : pour qu’un jour un père de 36 ans regarde son petit garçon de quatre ans sans lui faire de mal, et ainsi cet enfant aura une enfance et grandira l’espoir au cœur. Et il énumère de même les jolis moments qu’il vivra, jouissant de la beauté des choses, de l’amour, le goût d’un aliment… Je donnerais tout, n’importe quoi, pour être l’homme à qui cela n’est pas arrivé. Je ne peux pas m’y résoudre. J’ai essayé toute ma vie, et je ne peux pas m’y faire. Il explique très bien en quoi il est impossible de revenir en arrière, c’est irrémédiable. Il dit que les psychiatres appellent ça le meurtre de l’âme. C’est bouleversant. C’est tellement fort que je vais le relire…

Féroces de Robert Goolrick, titre original « The end of the world as we know it », 2007. Traduit par Maris de Prémonville. Editions 10/18. 288 pages, 6,60 €.

texte © dominique cozette

Mais qui est le sale bourge ?

Sale bourge est le premier roman de Nicolas Rodier. Le titre peut égarer, on peut penser que la racaille fait du mal au garçon bien propre sur lui de la couverture, mais on se trompe. C’est le bourge, qui est sale, parce qu’il est violent, parce que son milieu est pourri et que les valeurs inculquées sont de pures virtualités.
Dès l’intro, on apprend que Pierre est condamné à quatre mois avec sursis, mise à l’épreuve et injonction de soins pour violences conjugales. Il a 33 ans. Il va alors dérouler sa vie, mais de façon factuelle. Que des scènes isolées sans introspection, ni analyse, ni explication ce qui fait la force du livre. Le trait est incisif, les chapitres courts et denses et, selon le bon vieil adage de la royauté britannique « never complain, never explain »; on n’est pas ici dans une tentative de réhabilitation, d’indulgence ou de confession complaisante. Pas du tout. Le narrateur n’essaie jamais de nous entraîner sur ce terrain. S’il y a une chose que l’on peut déduire de sa violence, c’est qu’elle serait déterminée par celle de son éducation. Mais sans s’appesantir sur cette hypothèse.
Le premier chapitre de l’enfance, terrible, plante le problème : sa mère l’oblige à avaler ses carottes râpées, trop acides pour lui, il ne peut pas, il n’y arrive pas. Ses frères et sœurs, ses cousins et cousines sont tous à la plage, mais lui décide qu’il ne cédera pas, sous le regard cruel et froid de sa mère. Et la scène s’étirera jusqu’à ce que tous les jeunes reviennent, il est dix-huit heures, alors vite, pour qu’on ne se moque pas de lui, il avale tout. Sa mère « tu vois, quand tu veux ». Le soir, elle ira l’embrasser dans son lit en lui disant qu’elle l’aime.
Ils sont d’un milieu haut de gamme, bourgeoisie catho versaillaise, les écoles privées, puis les prépas et grands écoles, les domaines et propriétés familiales où ce petit monde se retrouve à chaque fête, ou événement ou rite, et aussi les interdits, notamment le nom du frère du mari décédé de bonne-maman, secret de famille qui pèse. Il y a l’obligation de réussite, d’être le premier de la classe. Il y a aussi les coups de cravaches, les coups de gueule du père qui, ne se mêlant de rien quand l’enfant est petit, devient tyrannique quand il flanche durant son adolescence. Il y a aussi le qu’en dira-t-on, les pressions de la famille pour que rien ne sorte, rien de mal, entre gens bien élevés, rien ne doit filtrer.
Pierre va se révolter, un jour. Drogue, alcool et sexe seront son ordinaire quelques temps, puis la philo et le retour, un peu obligé, dans le droit chemin.
La femme qui va le faire craquer, c’est Maud, belle, étudiante douée en médecine, facile à vivre. Et pourtant, parfois, il s’énerve d’un rien. Il doit se contenir. Il voit même un psy après un premier faux-pas. Mais il se sent parfois envahi par la violence, il a un mal fou à se maîtriser. Il ne se comprend pas, se prend pour un moins que rien. Jusqu’à ce que quelques récidives et que Maud ait atteint son seuil de tolérance. Alors le procès et la condamnation.
Au départ, on a l’impression de lire un « petit » roman mais au fur et à mesure, on est pris dans l’engrenage de ce que subit Pierre et on se laisse envahir par son mal-être qui, sans être développé dans le détail (comme dans les livres de Lionel Duroy), nous atteint profondément. D’après ce que j’ai lu sur l’auteur, ce n’est pas du tout autobiographique. Ce n’est pas non plus une compile de clichés sur cette bourgeoisie fière, tête haute toujours, méprisante pour le reste du peuple, c’est beaucoup plus subtil. Un très bon premier roman.

Sale bourge de Nicolas Rodier, 2020 aux éditions Flammarion. 218 pages, 17 €.

Texte © dominique cozette

Le dernier Duroy, un bijou

Lionel Duroy vient de sortir L’Homme qui tremble. Duroy, c’est un peu mon chéri, il écrit du plus profond de lui même, il écrit sur les choses intimes principalement, son enfance dans sa famille zinzin, plusieurs fois, ses amours et sa rage d’écrire. Il a commis aussi, parmi ses bouquins officiels, sur d’autres sujets plus journalistiques — il a été journaliste —  tels les enfants de bourreaux ou de dictateurs, le peintre Emil Nolde etc… et il a participé à l’écriture des mémoires de people comme Farah Diba, Vartan et bien d’autres.
Mais ceux que j’aime le plus sont évidemment ceux de sa vie privée et le meilleur, c’est de voir l’évolution de son jugement sur les événements vécus et sur lui-même. Son sens de l’analyse est d’un pointilleux jubilatoire et contrairement à ce qu’on pourrait imaginer de la part d’un homme qui décortique à ce point sa vie, il n’a pas une très haute opinion de lui-même, il se revoit minot avec ses grosses joues moches auprès d’un magnifique frère très classe, et déplore la façon dont il a été élevé avec ses neuf frères et sœurs, par une mère imbécile et un père sympa mais trop soumis à elle, une enfance en miettes et délabrée.
Il re-raconte cela dans ce livre, il se livre si je puis dire encore plus nu que d’habitude, raconte ses tremblements de peur qui lui tombent dessus dès qu’un livre n’avance plus ou qu’une femme qui l’aime devient une menace car ça l’oppresse, ça met une pression et surtout, il l’a compris, ça lui rappelle une scène de son enfance, quand sa mère se cachait sous l’armoire de leur chambre pour échapper à sa vie. Echapper est d’ailleurs le titre d’un récit qu’il a consacré à sa mère bien après sa mort, ce qui lui a donné les clés pour la comprendre.
Chaque femme aimée, la première avec qui a a eu deux enfants, puis la seconde qui l’a presque obligé a lui faire deux enfants, puis la suivante etc… a eu cet effet sur lui et chaque fois, il fuyait vers une autre femme qu’il n’aimait pas encore, donc sans enjeu, donc sans les tremblements.
Il re-raconte tout, dans l’ordre chronologique, avec les vrais prénoms, pour expliquer ce qu’il n’avait pas su bien expliquer. Il gratte et gratte encore la croûte. Il explique aussi comment il serait mort sans les livres qu’il écrit, comment il a envie de se suicider quand il bloque. Et surtout, pourquoi ses femmes et ses enfants lui ont souvent reproché d’être là sans être là. Car Duroy ne jouit pas du présent. Jamais. Il fait du présent la matière d’un prochain récit, il emmagasine la matière, il fait provisions de détails, il photographie même, en prévision. La plupart du temps, il écrit sur ses femmes après la rupture, lorsqu’il est avec la suivante, fou amoureux. « Comparée à la vie dans mon roman, la vie réelle n’avait que peu d’intérêt et je m’en serais volontiers retiré s’il n’avait pas été nécessaire de la maintenir a minima — pour écrire, précisément. » Certes, il avoue ceci lorsqu’il enquête sur sa mère et n’a rien de palpitant à faire d’autre. Plus tard, quand Sarah le rejoint en Roumanie où il travaille sur un personnage, elle se rend compte que l’amour qu’il dit avoir pour elle a beaucoup moins d’importance que d’arriver à finir son livre. Effectivement, pour lui, le désir de vivre, c’est écrire. Sinon vient la tristesse d’exister, et alors, comment aimer.
Fait-il vraiment être fan de Duroy pour apprécier ce récit ou peut-on y entrer comme ça, sans le connaître puis, se laissant prendre par cette fièvre qu’il a tout raconter, décider de se procurer tous ses autres récits ? Je ne saurais dire. Mais quel bouquin ! Quelle sensibilité ! Quelle sincérité !

L’homme qui tremble par Lionel Duroy, 2021, aux éditions Mialet Barrault. 384 pages, 21 €.

Texte © dominique cozette

La femme révélée

Comment parler de ce roman La femme révélée de Gaëlle Nohant ? C’est une histoire extrêmement romanesque que nous livre l’autrice, très imagée, même, je voyais les faits comme dans un film et c’est vrai que c’est très réussi. D’ailleurs, notre héroïne est photographe, elle a donc vraiment le sens du visuel. L’autre élément très réussi, c’est qu’elle écrit comme si c’était le témoignage d’une Américaine à Paris, et on se prend vraiment au jeu de ses balades dans ce vieux Paris des années 50, à St Germain des Prés, Montmartre et le long de la Seine. Puis, plus tard, à Chicago qu’elle semble si bien connaître.
L’héroïne du roman est en fuite, elle quitté brutalement un mari dangereux et a même laissé son petit garçon avec lequel il eût été impossible de fuir. La mort dans l’âme, la peur au ventre, et son petit Rolleiflex autour du cou, elle quitte les Etats-Unis et embarque pour Paris, la ville que son cher père, décédé, lui racontait. Ne connaissant rien ni personne, elle trouve un hôtel minable et il se trouve que c’est un hôtel de passe. Elle y noue quelques amitiés dont une fille qui va l’amener à vivre dans un foyer pour femmes, puis trouvera, grâce encore à cette petite bande d’amis, un job de nannie dans une famille rigide. Mais elle ne s’empêchera pas les virées le soir dans les clubs de St Germain des Prés, où elle écoutera du jazz et elle fera de belles rencontres. Mais elle craint toujours de se dévoiler car elle sait que son mari est lancé à ses trousses, c’est un homme puissant qui a de bons réseaux.
A Paris, elle va faire énormément de photos, de chouettes photos qui lui attirent de formidables opportunités.  Cependant, elle recule devant une carrière internationale qui la ferait sortir de l’ombre. Et puis, un jour, elle est draguée par un très bel homme, un Américain en mission à Paris. Elle se donne à lui, elle vibre à nouveau mais ne lui livre rien de sa vie d’avant. Jusqu’au jour où…
Alors, quel est ce frein à mon enthousiasme ? Oui, c’est un roman agréable, on suit cette aventure parfois cousue de fil blanc avec intérêt, d’autant plus que la partie qui se déroule à Chicago à la fin des années 60, y développe avec brio les émeutes raciales suite à l’assassinat de Martin Luther King. C’est vrai que c’est écrit avec énergie, entrain et suspens. Peut-être est-ce un poil trop romanesque ? Oui, ça doit être ça. Parfois, on peut entendre les violons, mais bon, c’est toujours un livre solide et réussi, dans son genre. Pourquoi bouder son plaisir. Oui, pourquoi ?

La femme révélée de Gaëlle Nohant, 2020. Au livre de Poche. 384 pages, 8,20 €

Texte © dominique cozette

Retour à Martha's Vineyard de Richard Russo

Retour à Martha’s Vineyard de Richard Russo jouit d’une critique très élogieuse. Pour tout vous dire, je l’ai trouvé un peu longuet parce que Russo, comme à son habitude, décrit dans leurs détails les plus insignifiants la bio des héros qu’il accompagne, de leurs parents, grands-parents, antécédents divers, scolarité, rencontres. Je ne dis pas que ce n’est pas passionnant mais parfois on a envie d’aller au cœur du sujet sans tous ces détours. Imaginez qu’un pote vous dise « je t’emmène dans un super resto ouvert et autorisé, c’est un peu loin, mais on y va »,  et qu’au lieu de prendre autoroute ou nationales, votre ami préfère vous embarquer dans de sinueuses petites routes de traverse, s’arrête parfois pour vous faire renifler un rameau de mimosa ou vous abreuver à une source divinement fraîche. Puis vous arrivez à mi-chemin, vous avez même la sensation que votre ami, tenaillé par la gourmandise (il vous décrit quelques amuse-bouche) décide d’entrer plus directement dans le vif de l’affaire, mais non ! Il continue à vous balader de vallons en guérets, de sentes en collines… Puis au loin, vous apercevez une folle bâtisse, il vous dit c’est là-bas. Mais… patience, pas encore, jamais directement. Enfin la récompense ! Et vous le remerciez de vous avoir trimballée car ça valait le coup … de fourchette.
L’histoire : ils étaient trois potes plus une nana, Jacy, dans les 70’s, soudés dans ce modeste campus où ils étudiaient. Les trois étaient follement amoureux de cette fille libre qui montrait peu d’intérêt pour son fiancé genre coincé. Pour fêter leur diplôme et surtout faire une dernière fête avant le départ au Vietnam de certains, ils passent un week-end dans cet endroit mythique, dans une belle baraque appartenant à la mère de l’un d’eux. Puis ils se séparent, se perdent de vue, ayant vaguement des nouvelles les uns des autres sauf de Jacy qui a disparu corps et bien après avoir quitté l’île. Ni ses parents, ni ses amis ou son fiancé n’ont su ce qu’il était advenu de cette fille formidable. Grosse blessure jamais refermée pour nos héros.
Quarante ans plus tard, l’héritier de la maison décide de la vendre, ce qui leur donne prétexte à se réunir ici pour quelques jours, comme au bon vieux temps. Ils ont 66 ans, plus ou moins réussi, sont un peu abîmés par l’âge mais croient au retour de leur belle jeunesse dans ce cadre idyllique. Cependant, le vide inquiétant laissé par Jacy devient de plus en plus encombrant. Des anecdotes remontent à la surface, un voisin style prédateur est soupçonné de l’avoir tuée, un vieux flic est approché… Peu à peu, on se rapproche de ce qui est arrivé. Et ce n’est pas rien. C’est même étonnant. Bref, ça valait le coup … de fourchette !

Retour à Martha’s Vineyard de Richard Russo. 2019. Chances are… titre original. Traduit pas Jean Esch. Aux éditions Quai Voltaire. 380 pages.

Texte © dominique cozette

Moi aussi, je suis une loseuse officielle

Il y a des personnes avec qui ça matche immédiatement et c’est ce que j’ai ressenti en lisant le fameux livre de Dominique Cozette « la fois où j’ai failli tuer la reine des yéyés ». Nous sommes taillées dans le même bois, j’ai vécu exactement la même chose, c’est très curieux, ces correspondances dans la vie des gens. Nous sommes nées la même année (bien que je fasse plus jeune qu’elle, sans me vanter) et j’étais une bombe à l’époque. Tout le monde me voulait : les Chœurs de l’Armée Rouge, les Compagnons de la Chansons, les Blues Brothers, les polyphonies corses et même les Vieilles Charrues. Hélas, comme Dominique, j’ai joué de malchance. Je possédais, et encore aujourd’hui, une voix rentrée impossible à sortir, impossible !
Alors je me suis tournée vers le cinéma avec Vincent, François, Paul et les autres, César et Rosalie, Tom et Jerry, les Hommes du Président et les Chevaliers de la Table Ronde. Mais, comme Dominique Cozette, j’ai fait chou blanc car, après chaque essai, on m’annonçait tristement que j’attrapais mal la lumière mais quel dommage avec votre physique, ajoutait-on (mon correcteur a écrit ajout téton, c’est vrai que de ce côté, je n’ai pas à me plaindre ! Jayne Mansfield et Gina Lollobrigida pouvaient aller se rhabiller. Mais elles prenaient bien la lumière, elles.)
Et après, je me suis tournée vers l’édition, j’ai écrit des romans érotico-sentimentaux très chiadés, mes virgules étaient toujours placées au bon endroit, j’utilisais l’imparfait du subjonctif avec bonheur, le suspens étreignait le lecteur dès la dixième page. J’avais même réalisé un exercice de style à la Perec en évitant le y. J’avais une bonne touche avec la NRF et Minuit mais il y a eu quelques malentendus sur les pourcentages et ça a fini en eau de boudin.
Et tout comme ça. Là où ça a le mieux marché, c’est quand j’ai fait modèle pour les concours de coiffure. J’ai la tignasse de Catherine Deneuve, c’est que qu’on me disait toujours mais aucun photographe n’a voulu me shooter pour les pubs L’Oréal sous prétexte que je suis rousse et que ce n’est pas une teinte porteuse. Une teinte porteuse ! Gilda, vous voyez qui ? Je vous aide : Rita H.
Aujourd’hui, comme Dominique Cozette, je ressasse mes soucis, je me perds en conjectures, en regrets et en remords mais, toujours prête à percer, j’ai l’idée de créer un hashtag pour rassembler toutes celles qui, comme Dominique Cozette, ont collectionné les plans foireux, plantages, manques de pot en tout genre. Je dois la rencontrer pour lui en parler. Ça va s’appeler #moiaussijailulelivrededominiquecozetteetjesuisuneloseusevéritable
Je sens le succès !

Photo de Bruce Gilden.

Mon livre étant paru comme par hasard (ha ha ha)  durant la crise du covid, épilogue évident de ma  vie de malchance, j’ai décidé de vous infliger une vague de promo. Car oui, c’est  le seul livre qui vous fera voir la bouteille pleine près du verre à moitié vide.
« La fois où j’ai failli tuer la reine des yéyés »
aux Editions Chum. 2020. 292 pages, 19,95 €. A commander dans votre librairie préférée. Ou sur le site de l’édition ici.

Serge, le dernier Yasmina Reza

Voici un livre qui semble faire l’unanimité des critiques, le Masque et la Plume l’a encensé comme un seul homme. Serge, le dernier roman de Yasmina Reza, est vraiment extra. Oh, il ne raconte pas des aventures extraordinaires, le pitch est tout mince mais la façon de le raconter est tellement savoureuse ! Reza nous met face à une fratrie vieillissante de juifs non pratiquants mais très caustiques vis à vis de leur communauté. Elle les fait parler et ils sont prolixes. Il s’agit de deux frères et d’une sœur qui se sont toujours adorés. Bien sûr, ça va ensuite coincer. Serge est l’aîné, il a laissé partir une chouette compagne qui n’en peut plus de son mauvais esprit, il râle et critique tout.  Leur fille, Joséphine, vient de faire un stage « sourcils » très cher, mais elle préfère maquiller maintenant. Jean est le narrateur, conciliant, pas rebelle pour un sou, détestant faire des histoires. Il vit plus ou moins seul, s’est attaché au fils un peu différent de sa dernière campagne et, face aux petites brouilles, se félicite de n’être ni mari, ni père. Nana, la sœur, est dans l’aide sociale, elle est mariée à un Franco-espagnol bien mou, bourrin même, très critiqué par les frangins. Ils ont un fils qui étudie la cuisine et refuse un stage gratuit dans un établissement suisse dégoté par Serge, très vexé.
Dans ce livre, il est question de la famille, vous savez, la famille juive, mais aussi des petites choses de la vie. Un oncle est en train de mourir, il voulait qu’on l’assiste mais en fait, il a l’air de se complaire dans sa douce agonie. Une série de personnages apparaissent dans les discussions.
L’action se déclenche, si on peut dire, lorsque tous trois avec la jeune fille, vont visiter les camps, notamment Auschwitz. Et là, bien sûr, les touristes, les cars, les filles faisant des selfies devant les fours… C’est à ce moment que les rancœurs se font jour car Serge n’a pas du tout envie de visiter, il préfère rester dans la voiture, il critique tout… Alors, toutes les choses qui ont un peu agacé les uns et les autres font surface et prennent une telle ampleur que… à suivre.
C’est aussi drôle et fin qu’un film avec Bacri dans une sorte de Vincent, François, Paul et les autres. J’adore les dialogues, ils sont formidables ! Et les saillies sur les juifs, la visite dans les camps, bref, c’est succulent.

Serge de Yasmina Reza. 2021 aux éditions Flammarion. 234 pages, 20 €.

Texte © dominique cozette

Angela l'a lu, l'hallu !

« Ich weiss nicht was soll es bedeuten« , dit-elle dans la parfaite langue de  Goethe qui est ici celle de Heine, « dass ich so traurig bin » hé, quand même, j’ai fait allemand deuxième langue et il m’en reste de beaux os. Donc, Angela, oui. Alors elle ne sait pas pourquoi  mais elle se sent triste. Ce qui est rare de la part d’une chancelière. Triste comme une chancelière n’est pas une expression si usitée. C’est pourquoi elle a appelé sa cellule personnelle de démêlage de sentiments et sensations pour comprendre cette drôle d’impression qui pourrait s’apparenter à une forme de mélancolie. Mais qui n’en est pas une. Et d’un seul coup, BIM, ça fait tilt !
En fait, elle a a-do-ré mon livre parce qu’il raconte la loseuse immarcescible que je suis, loupant tout ce que j’entreprends, jamais de chance, tout qui foire, la débandade majuscule, pas une once de chance, pas un projet pour relever l’autre, pas une réussite à inscrire au panthéon de mon œuvre, pas un succès à créditer à mon futur éloge lorsqu’il sera temps de dégager.
Et ça l’amuse ? Vous interrogez-vous.
Non, ce n’est pas ça. C’est qu’elle imagine que si mon modeste personnage avait été aux responsabilités d’une certeaine République Française à une certaine période sensible du vingtième siècle, j’aurais loupé tellement mon mandat que, tenez-vous bien, l’Allemangne aurait pu annexer la so désirable Frankreich. Vous imaginez ? Un immense pays qui s’étend de la Pologne à la péninsule ibérique, qui aurait aussi, soyons verrückt comme on dit, pu avaler Pays-Bas et Belgique. Un immense pays au bord de la Méditerranée et de l’Atlantique, avec ses particularités locales, ses danses folkloriques, ses ponts d’Avignon effondrés dans le Rhône majestueux, ses scintillants palais versaillais, ses monts St Michel bondés de badauds, ses bons vins très chers, ses jolies femmes élégantes sans poils aux jambes, sa haute-couture qui attire le monde entier, ses parfums qui retiennent les amants …
Bon, évidemment, il aurait fallu faire une croix sur la langue de meulière comme certains appellent le français. Françoise Sagan aurait écrit Hallo Traurigkeit, Dalida aurait interprété Itsy Bitsy klein Bikini et Jean-Pierre Jeunet aurait tourné Die Faberhafte Welt des Amelie Poulain. On aurait construit un formidable paquebot nommé Deutschland sur lequel, bien plus tard, Michael Sardou aurait composé en pleurant  Nennt mich nie wieder Deutschland, Deutschland ließ mich fallen…***
Comme le lui avait appris son ami François H., « si Paris était plus petit et les bouteilles plus grandes, Paris passerait dans les bouteilles »**, c’était mieux dit mais c’est l’idée.
Certaines choses n’auraient pas changé :  Godard serait resté suisse, Barbara aurait chanté Göttingen et l’Europe entière marcherait en Birkenstöck.
Un truc énorme cependant comme une Kirsche auf dem Sahnehäubchen* : on n’aurait plus à s’enquiquiner avec ces accents, aigus, graves, circonflexes, ces accord du COD, ces conjugaisons retorses et ces maniaqueries des petits Français qui se la pètent et font la bise à tout bout de champ. Se disait-elle in petto. Oui, elle avait bien ri en lisant le livre de cette bonne à rien (c’est moi, je m’appelle Dominique Cozette) qui, hélas, ne lui avait été d’aucune utilité sauf de la faire rêver deux minutes.

* Cerise sur le gâteau.
** Wenn Paris kleiner wäre, aber die Flasche dafür größer, würde Paris in die Flasche passen. (On dit comme ça, mais j’ai des amis germanophones qui me corrigeront peut-être)
*** Ne m’appelez plus jamais Allemagne, l’Allemagne elle m’a laissé tomber…

Mon livre étant paru comme par hasard (ha ha ha)  durant la crise du covid, comme l’épilogue évident de ma  vie de malchance, j’ai décidé de vous infliger une vague de promo. Car oui, c’est bien le livre le plus drôle de la pandémie, à lire absolument.
« La fois où j’ai failli tuer la reine des yéyés »
aux Editions Chum. 2020. 292 pages, 19,95 €. A commander dans votre librairie préférée.Ou sur le site de l’édition :

American Dirt

American Dirt de Jeanine Cummings, en devenant un énorme succès aux Etats-Unis, a créé une énorme polémique autour du concept d’appropriation culturelle selon lequel une personne qui n’a pas vécu ce qu’elle raconte n’a aucune légitimité à le faire. Je trouve cela complètement stupide, nous n’aurions donc que des témoignages de personnes sachant écrire et raconter. A la fin du livre, d’ailleurs,  elle justifie sa position car elle a connu une partie de l’enfer qu’elle décrit.
L’enfer, après le paradis, c’est Acapulco, prise en otage comme une grande partie du Mexique par les cartels de la drogue, de plus en plus punitifs contre ceux qui leur barrent la route. La narratrice, Lydia, tient une sympathique librairie, son époux est journaliste et ils sont heureux auprès de leur petit gamin. Un jour, Javier, bel homme, entre dans la librairie, il est cultivé, il apprécie le choix de lectures que lui propose Lydia et au fil du temps, une amitié vaguement amoureuse s’instaure entre eux. Elle lui fait des cafés, ils discutent, et de plus en plus de leur vie intime. Lui aussi est marié, il a une fille qu’il adore, il écrit des poèmes. Mais la voie qu’il a choisie n’est pas la bonne, confesse-t-il, il aurait préféré une vie plus simple.
L’époux de Lydia, qui n’a peur de rien, s’apprête à publier une enquête très fouillée sur un des parrains d’un odieux cartel et il s’agit de ce client tranquille de Lydia. Elle n’en revient pas…On apprend cela en flash-back car le livre ouvre sur le massacre de la famille de Lydia, seize personnes dont son mari, sa mère, ses tantes, cousins, cousines. Elle a réussi à se planquer avec son fils dans la douche. Sans perdre une minutes, elle s’enfuit avec Luca, sans penser à pleurer ses morts qu’elle laisse étalés au soleil. Elle tente de brouiller les pistes puis se réfugie dans un grand hôtel touristique. Mais hélas, au petit matin, on lui livre une lettre de Javier qui lui dit qu’elle ne souffrira pas. Perdue, elle fuit de nouveau et sait que son portrait et celui de Luca font le buzz sur les portables de tous les afficionados. Elle sait qu’ils recevront une bonne récompense pour sa prise, elle sait que rien ne peut l’épargner car les cartels exterminent les familles entières d’une personne qui les a trahis.
Après plusieurs tentatives de s’en sortir, quelques aides d’amis qu’elle ne peut pas impliquer, elle opte pour la seule voie de sortie pour les Etats-Unis : devenir une migrante. Se mêler à eux. Sauter sur le toit de trains en marche. Marcher des jours avec son petit qui est très courageux. Se méfier de TOUS les gens qu’elle croise ou qui veulent l’aider. Donner toutes ses economies à un passeur qu’elle ne connaît pas.
Tout ce qu’elle raconte, elle l’a collecté auprès des associations et des migrants qui lui ont raconté leur histoire. C’est une épopée horrible, tragique, et bien sûr qui expose encore plus les femmes que les hommes avec les tentatives de viol, les violences, la faiblesse physique surtout si on a un enfant qu’il faut absolument protéger. Mais elle rencontrera une poignée de personne au fil de sa fuite, dont deux jeunes sœurs qui ont subi ce que les filles subissent, mais qu’elle aidera du mieux qu’elle peut, donnant les dernières parts de son pactole pour payer le passeur.
Je ne vous dirai pas que ce livre est joyeux mais malgré tout, il est chargé d’amour et d’espérance et j’avais hâte, chaque soir, d’en retrouver le déroulement tellement précis. Ils se situe d’ailleurs sous l’administration Trump, autant dire que pour entrer aux Etats-Unis, ce n’était pas une promenade de santé.

American Dirt de Jeanine Cummings, traduit par Christine Auché et Françoise Adestain, 2020 aux éditions Philippe Rey. 544 pages, 23 €.

texte © dominique cozette

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