Féroces est le titre. Oui, ils sont féroces les parents de Robert Goolrick. Tragiquement féroces. La quatrième de couv’ ne dit rien du drame qui s’est joué quand il avait quatre ans, et c’est son histoire vraie. Il l’écrit une cinquantaine d’années plus tard mais comme on ne sait rien, on ne comprend pas, malgré la virtuosité de l’écrivain, on ne comprend pas trop pourquoi il est ainsi, pétri de haine et de souffrance mais aussi dans une quête infinie d’amour impossible. Il est gravement blessé, et c’est souvent quand on est a été violé par son père tout petit. Et que sa mère a vu. Le sait. Qu’il l’a dit à sa grand-mère qui lui a enjoint de n’en jamais parler.
C’est un livre qui nous raconte une famille parfaite : sa mère est magnifique avec sa taille fine, sa minceur, son allure, sa grâce et son père est sublime aussi, leur maison est top et les réceptions qu’ils y donnent sans aucun défaut. Il connaît et sait préparer tous les cocktails de ces années glorieuses, leurs hôtes les admirent et les envient et leurs enfants sont très fiers. D’ailleurs, ce sont des enfants modèles, ils réussissent et sont promis à un bel avenir. Ça se passerait bien s’il n’y avait pas cette faute trop lourde à porter qui oblige les parents à le regarder comme s’il était un sale petit monstre. Et si les parents ne buvaient pas autant.
Le livre commence par la mort du père, pour alcoolisme, six ans après la mère pour la même raison. Et la fratrie réunie cherchant où déposer ses cendres. Avec celles de la mère, mais où se trouvent-elles exactement ?
Puis viennent les anecdotes de la vie du narrateur, jamais à sa place, jamais intégré, jamais bien dans sa peau, jamais félicité, jamais aimé. Il y a des chapitres difficiles à lire puisqu’on ne sait pas ce qu’il s’est passé (c’est énervant) et je suppose que lorsque le bouquin est sorti aux Etats-Unis, le viol a été mis en avant lors de la promo. Cela n’a pas tant d’importance car le plus impressionnant, c’est tout ce qu’il arrive à nous faire ressentir, ce petit garçon tapi dans le corps malmené du narrateur. Un homme qui a tenté de se suicider, qui s’est cent fois tailladé, déchiqueté les bras, dans le sens vertical, le long des veines, qui aime voir son sang couler. Des bras irregardables tellement il lui arrive de les taillader encore dans un processus d’auto-mutilation. Qui a fait des séjours en hôpital psychiatrique, qui a pris de nombreuses drogues, dope ou médocs, qui a bu comme ses parents. Qui s’est détruit.
Il a pourtant voulu être un bon fils, malgré tout. Il s’est occupé de son père malade, sans aucune reconnaissance, il a fait plus qu’il ne fallait lorsque son frère a été victime d’une tragique hémorragie cérébrale, mais sa vie est restée la même, toujours, médiocre et souffreteuse. Il voulait tellement, tout le temps, qu’avec ses parents, ils se regardent autrement que comme des vipères à travers une vitre.
Un chapitre, tout un chapitre, il dit « mais comment ont-ils pu… » suit une énumération infinie de tout ce qu’ils ont pu faire après ce qu’il lui est arrivé, des choses importantes, notamment s’amuser durant le mariage de sa cousine le lendemain du viol puisque c’est à cause de ça qu’il dormait dans le lit de ses parents, et des tas de petites choses de la vie. Impressionnant. Et puis le passage, à la fin où il explique pourquoi il a raconté ça : pour qu’un jour un père de 36 ans regarde son petit garçon de quatre ans sans lui faire de mal, et ainsi cet enfant aura une enfance et grandira l’espoir au cœur. Et il énumère de même les jolis moments qu’il vivra, jouissant de la beauté des choses, de l’amour, le goût d’un aliment… Je donnerais tout, n’importe quoi, pour être l’homme à qui cela n’est pas arrivé. Je ne peux pas m’y résoudre. J’ai essayé toute ma vie, et je ne peux pas m’y faire. Il explique très bien en quoi il est impossible de revenir en arrière, c’est irrémédiable. Il dit que les psychiatres appellent ça le meurtre de l’âme. C’est bouleversant. C’est tellement fort que je vais le relire…
Féroces de Robert Goolrick, titre original « The end of the world as we know it », 2007. Traduit par Maris de Prémonville. Editions 10/18. 288 pages, 6,60 €.
texte © dominique cozette