Une île coupée de tout

Ce premier roman de Sigridur Hagalin Björnsdottir, l’Île, m’a été conseillé par la jeune cliente d’une librairie qui bossait pour l’Islande, alors que j’achetais son deuxième roman que j’ai beaucoup apprécié et dont je vous ai parlé (c’est ici) récemment. Ce premier roman est une dystopie, le cadre en est l’Islande et le concept la coupure d’avec le reste du monde. D’un seul coup, toutes les liaisons avec l’étranger sont mortes, coupées, on ne sait pas pourquoi ni comment, ni pour combien de temps. Les avions attendus ne se présentent pas, les navires et bateaux de pêche ne reviennent pas, ceux qui partent aux nouvelles disparaissent, aucune nouvelle du monde. Existe-t-il encore, ce monde, se demande-t-on au bout de quelques jours. Ce petit pays de 230 000 habitants doit faire face. Une partie du gouvernement est ailleurs, la plus influente est restée sur place, elle va gérer d’une main de maître, de plus en plus autoritairement, la situation qui se dégrade rapidement. Parer au plus pressé : les stocks de provisions, de carburant, de médicaments qui s’amenuisent. Puis menacent de ne plus suffire, créant un terreau propice à l’irruption de bandes de pirates, voleurs, pilleurs.
Dans le livre, on s’intéresse à quelques personnages : cette femme politique donc, un journaliste qui lui est proche, parfois trop et qui vient d’être rejeté par sa compagne Maria et ses deux enfants. La fille aînée de Maria, ado, va être attirée par la petite bande de squatteurs qui savent se débrouiller pour trouver des vivre et se battre contre les incursions, elle ne voudra plus revenir avec sa mère. Celle-ci, dévastée, quitte la ville comme la plupart des citadins pour s’installer dans une communauté de nouveaux cultivateurs, dans un climat rude, froid et hostile.
La situation se durcit, le pays n’a plus de ressources, les gens meurent de maladies bénignes faute de soins appropriés, les bandes armées pillent tout, les touristes étrangers sont parqués dans des conditions inhumaines et comme Maria est d’origine hispanique, on l’y a installée malgré sa naturalisation, avec son gamin. Le journaliste  s’est réfugié au fond d’un fjord dans une ferme introuvable, léguée par un grand-père et survit là avec sa chienne et quelques brebis. Il se planque, fait tout pour que personne ne vienne s’approprier ses maigres ressources… C’est là que ouvre le livre, je ne divulgâche pas.
Très bien décrit, désespérant aussi, mais plein de suspens, c’est un très très bon roman dont on craint qu’il préfigure ce qu’il pourrait advenir à notre petit monde un jour prochain. Je ne dis pas que c’est joyeux. Mais ça nous fait voyager !

L’ïle, de Sigridur Hagalin Björnsdottir, 2018. Traduit par Eric Boury. Aux éditions Gaïa. 276 pages, 9,90 €

Texte © dominique cozette

La lectrice (islandaise) disparue

 

La lectrice disparue de Sigridur Hagalin Björnsdottir (à vos souhaits) m’a régalée. Déjà que pour une fois, à lire les prénoms biscornus d’Islande, on sait à quel genre ils appartiennent, ça facilite. L’histoire de cette lectrice commence de façon originale : sa mère, rebelle, s’est barrée de chez elle, est tombée raide dingue d’un dandy prétentieux et imbu de sa personne qui l’a laissée s’installer dans un appartement-cagibi pourri et qui n’a pas voulu assumer sa grossesse, pas concerné, sa vie est ailleurs… Une jeune nana lui fait savoir qu’elle aussi est enceinte du bonhomme, elle décide alors qu’il sera mieux pour tout le monde que les deux filles vivent ensemble pour élever leurs bambins sans ce boulet de mec.
Les deux mamans se complètent bien, les deux mômes aussi : Adda est une surdouée tandis que son frère Einar peine à l’école. Ce petit monde grandit. Adda, après des années de solitude (impossible de créer des liens) et un traumatisme pendant son adolescence, devient blogueuse réputée et son frère guide de pêche pour touristes. Julia, la maman d’Adda, s’occupe de tout, d’autant plus que celle d’Einar a été victime d’un AVC et est clouée, mutique, sur un fauteuil.
Adda s’est mise à la colle avec un type un peu mou, elle vient d’accoucher et trois jour plus tard, disparaît corps et biens, laissant son bébé, sans explication. Les recherches la situent aux Etats-Unis et en l’absence d’indices, Julia oblige son frère a partir à sa recherche. Ils étaient tellement complices, comme des jumeaux, qu’il est le seul à pouvoir se mettre à sa place ou trouver une piste…
Ce n’est pas que ça, l’histoire. Le livre ouvre sur une citation de Claude Levi-Strauss dans Tristes Tropiques : « la fonction primaire de la communication écrite est la facilitation de l’asservissement » (Quoi ? Qu’est-ce à dire ?). C’est donc dans ce New-York trip qu’on en aura l’explication. Adda a appris toute seule à lire, très tôt et elle retient tout. Cela s’appelle l’hyperlexie (le frère, lui, est dyslexique). Elle a intégré un groupe de savant limite secte selon laquelle il faudrait bannir l’écrit, revenir à la tradition orale, naturelle, car l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, longue et pénible, occupe trop de place dans le cerveau — aucune zone cérébrale ne lui étant dévolue —  au détriment d’activité d’analyse des infos visuelles, de l’écoute et du langage. J’apprends que Socrate avait peur de l’écriture qui détruisait la faculté de penser de manière indépendante et de se souvenir (cf ce qu’on pense aujourd’hui avec l’arrivée d’Internet). Cette théorie est développée dans le roman par Adda elle-même qui a entrepris de désapprendre la lecture. J’y apprends aussi que les premiers écrits étaient un instrument de l’élite pour asservir les peuples, leur faire payer les impôts, et pour produire des  louanges et promouvoir les prouesses des rois (je résume).  « L’être humain aurait continué à vivre en harmonie avec son environnement, sans histoire, sans passé ni futur ».
Il se passe des tas d’aventures dans ce livre étonnant et franchement, c’est un régal que d’avancer dans les méandres de ces vies originales.

La lectrice disparue par Sigridur Hagalin Björnsdottir 2018. 2020 aux éditions Gaïa, traduit par Eric Boury. 324 pages, 22,50€

Texte © dominique cozette

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