Orange coule à flow.

Il y avait 22000 postes à supprimer pour libérer 7 milliards de cash-flow.
Le livre pétillant d’intelligence de Sandra Lucbert Personne ne sort les fusils sur le procès intenté à Orange à la suite  des suicides et maltraitances diverses de son personnel, n’est pas un énième récit des victimes et de ce qu’elles ont enduré — du moins celles qui sont encore en vie pour témoigner (plus de 10 ans après les faits)—, c’est un travail de décryptage de la langue des dominants, inventée par les dominants, pour les dominants, déguisant le sens bien réel des mots pour en faire une idéologie gagnante dans le monde ultra-compétitif de l’ultra-libéralisme. Et pourquoi donc ? Pour que les affaires coulent  à flots, que le flow ne s’arrête jamais, comme sur la toile aujourd’hui, qu’il n’y ait ni stock ni rupture de stock, que des stock-options pour ceux qui ont le pot d’être là-haut. L’autrice appelle ça le LCN ou langue du capitalisme néolibéral en référence au LTI, langage du IIIème Reich, soit une langue technique pour déchiqueter.  La LCN défait. Notamment le code du travail. Comme par hasard, et soit dit en passant, le Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail, CHSCT a été supprimé par Macron et remplacé par un vague CSE : Comité Social et Economique.
Face à face, dans la salle, les éclopés, certains en fauteuils roulants, et les accusés, les Orange, épanouis et loin de tout ça, apparemment peu touchés par ces cas personnels. Eux ont fait leur boulot. Le flow, le flow…, avec leurs têtes refaites selon les dividendes. Oui bien sûr, Orange va indemniser les victimes mais ne reconnaît pas leur souffrance. « Il y a des victimes du harcèlement, mais il n’y pas pas de harcèlement ». (Tiens, ça me rappelle les violences policières).
Dans cette optique (de la LCN), on remplace l’humain par de l’algorithme. L’humain n’existe pas. (Ex : il faut tant de temps pour distribuer le courrier. Peu importe si le terrain est plat, escarpé, s’il y a des escaliers, des embouteillages, de la pluie). Tout ça est appelé « le bruit« . Supprimer le bruit devient un objectif, c’est du travail, ce n’est pas du harcèlement. La poste en est à son 50ème suicide.
Le chapitre 23 tient en deux lignes : « Parfois, Didier Lombard s’endort pendant le récit d’une pendaison. Il digère. »
Lombard, ex PDG d’Orange, digère les milliers de postes supprimés, avec méthode et patience. Attention, il est Grand Prix Manager, commandeur de la Légion d’honneur, commandeur de l’Ordre national du mérite etc… Humiliations, craintes, blessures, tourments, reconversions vexantes, « oubli » de cadres dans les locaux vides, retraits de badges leur interdisant l’entrée, fautes graves etc…  Les cinq étapes de la suppression du cadre y est décrite. Odieux.
Et puis l’historique du carnage. L’homme bon, ou Michel Bon, bon chrétien, qui agit en chrétien. Qui laisse en partant de France Télécom un croum de 70 milliards d’euros, 20 milliards de pertes et un dévissage de 90% de l’action. Mais il n’est pas cité au procès. Il est « exfiltré », planqué, placé à la tête d’une banque. Accusé par l’autrice, outre les Chirac, Fillon et Juppé, voici Jospin qui, d’abord contre la privatisation de France Telecom, en ouvrira le capital quand il sera premier ministre. Et puis Thierry Breton avec ses hommes. Pas au procès, il est maintenant commissaire européen.
Face à cette orgie de maltraitance, que risquent les accusés ? Une paille : peine maximale encourue : 15 000 € d’amende (l’argent de poche d’un dirigeant qui gagne 540 000 par an) et une année de prison ferme qu’ils ne feront pas. Lombard a été condamné, il a fait appel de sa condamnation. Voilà.
Un livre bref et virulent qui nous explique, s’il y en avait besoin, la violence du monde libéral que nous ne pouvons plus que subir. Implacable.

Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert aux éditions du Seuil. 2020. 154 pages, 15 €.

Texte © dominique cozette

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