Hamnet, amour fou, drame indicible

Poussée par l’élogieuse et unanime critique de l’émission le Masque et la Plume, je me suis offert Hamnet de Maggie O’Farrell. On est à la fin du seizième siècle, dans la campagne anglaise, près de Stratford. Un gantier réputé du coin, violent et malhonnête, est poursuivi par ses nombreux créanciers. Pour compenser une de ses dettes, il envoie un fils, le moins estimé de lui, comme précepteur auprès d’une fratrie de paysans, pour leur apprendre quelques humanités. Et celui-ci tombe amoureux d’une des filles de la ferme, toujours pieds nus avec une crécerelle (sorte de faucon) perchée sur l’épaule. Agnès est une personne très singulière :  elle vit avec la nature, sait utiliser les plantes pour soulager les malades, prédire l’avenir des gens en leur pinçant la peau mais ne s’intègre pas à sa belle-famille, une famille reconstituée par son père après la mort en couches de sa mère chérie. Elle n’en s’en console pas. Contre toute attente, elle va tomber amoureuse de cet homme fluet et sans fortune. C’est un amour profondément partagé avec projet de mariage que seront obligés d’accepter les parents des deux amants car elle est enceinte.
C’est le début de leur histoire mais pas du récit qui est entrecoupé de « flash-forwards » (le contraire de flash-backs) où l’on voit un de leurs enfants, Hamnet, chercher du secours partout comme un fou car sa jumelle est tombée brusquement très malade. Ses symptômes sont ceux de la terrible « pestilence », la peste qui confère aux victimes une odeur putride insupportable. La maison, qui est celle de belle-famille d’Agnès est vide, tous sont partis vaquer à leurs obligations, Agnès soigne un malade et son mari est à Londres où il « fait » du théâtre. Le mari qui n’a pas de prénom dans ce livre, ni de nom, il est appelé le père, le mari, le fils.  Il est en fait William Shakespeare.
L’autrice ne se considère pas comme une biographe, elle a fait énormément de recherches pour retrouver quelques traces de la vie de Shakespeare. Et elle a tricoté son roman autour des maigres éléments qu’elle a glanés. Mais elle ignore de quoi est mort Hamnet, à onze ans, peut-être de la peste. Ce qu’elle n’ignore pas, c’est la vie qu’on menait à cette époque lointaine, les conditions sociales des gens de peu et des bourgeois mais aussi, et c’est extraordinaire, de ce que la nature produit et dont savaient se servir nos ancêtres pour améliorer leur vie, se nourrir, se soigner, se guérir. Son écriture est superbement riche et fleurie, on dirait de la dentelle tellement elle est gracieuse et sophistiquée. Parfois on aimerait accélérer un peu le récit (j’avoue : je suis une impatiente) mais il ne le faut pas. Car ce qu’il est conté avec force détails, c’est aussi l’amour immarcescible d’un frère et d’une sœur arborant la même âme et le même visage, dont ils se servent pour tromper son monde, c’est le deuil impossible d’une mère pour son enfant et la culpabilité toujours présente de n’avoir pas su le protéger du pire et c’est  le deuil muet du père qu’il finit par exprimer dans une pièce de théâtre.
Ce superbe livre a a été couronné de prix prestigieux.

Hamnet de Maggie O’Farrell, 2020. 2021 aux Editions Belfond, traduit par Sarah Tardy. 368 pages, 22,50 €

Texte © dominique cozette

Anatomie d'un mariage

Anatomie d’un mariage est le deuxième roman de Virginia Reeves, un ouvrage bien fourni de 432 pages, relatant le désagrégation d’une union qui promettait pourtant de durer. Le mari, Ed, est un jeune et brillant psychiatre nommé à la tête d’une institution périclitante du Montana, au cœur de ses beaux pays grandioses. Sa femme Laura, belle et forte, la suivit malgré elle car c’est un peu le trou du cul du monde. Ils devraient avoir des enfants, elle peindrait comme elle aime le faire et lui pourrait aller à la chasse et la pêche, enfin dans les rêves car il y a un boulot énorme à Boulder où aucun patient ne peut être soigné faute de budget, de personnel et de motivation. Lui, il veut tout changer et il commence par s’intéresser aux malades en créant des ateliers d’expression pour réveiller leurs cerveaux endormis et amochés. Mais il s’intéresse particulièrement à une jeune fille, Penelope, fine, intelligente et très attirante, placée de force par ses parents car épileptique. Même s’il reste dans les normes morales, il est peu à peu obsédé par elle et lui confie la création d’un atelier de lecture. Bonne initiative car il qui va vraiment améliorer le mental de ses jeunes recrues.
Et puis chaque soir, avant de rentrer, il va boire des coups au saloon du coin, avec son fidèle ami, celui par qui il a été admis dans l’institution. Des shots de Whiskey accompagnés de bière, ah que ça détend ! Bien sûr, il ne rentre jamais à temps pour dîner, ce que Laura commence à déplorer. Peu à peu, sans qu’il le reconnaisse, ses pensées vont plus souvent à Penelope, amoureuse de lui, que vers Laura.
Souvent, c’est la voix de Laura qui prend la plume, si j’ose dire, pour donner sa version des choses. Laura qui a décidé de créer un atelier de peinture dans l’institution, pour se rapprocher d’Ed, à son grand dam. De plus, pour se désennuyer, elle travaille secrètement une fois par semaine dans une boutique de fringues.
Le mariage commence à boiter sec, même avec l’arrivée d’un bébé mais Ed se promet de rectifier le tir, d’être plus souvent là. Paroles, paroles… Jusqu’à ce qu’elle décide de le quitter. Mais leur histoire est loin d’être finie.
Comme beaucoup de romans psychologiques américains, ce livre campe admirablement ses personnages, leurs qualités, leurs défauts. Il nous montre comment pense un homme plein d’ambition, plein de désirs, plein de bons sentiments aussi, tout cela forcément inconciliable, comment peut l’accepter une femme pas particulièrement soumise et comment les vrais amis peuvent intervenir dans une histoire compliquée. Et puis il nous montre tous ces détails de la vie quotidienne dans les années 70 et 80 de gens qui ne vivent pas dans des grandes villes, leurs valeurs, leur amour indicible pour la nature, leurs idéaux familiaux difficiles à réaliser…
A lire comme une série car les étapes de ce drôle de mariage sont bien cadrées et définies avec des retournements de situation, de gros chocs, des accidents de parcours gravissimes… Passionnant pour qui aime le genre. Moi, oui.

Anatomie d’un mariage de Virginia Reeves (The behavior of love, 2019). 2021 aux éditions Stock, traduit par Carine Chichereau.  432 pages, 22,90 €.

Texte © dominique cozette

Un thriller si cruel

Robe de mariée de Pierre Lemaître m’a été prêté par une amie qui pensait que ce livre me plairait. Me plairait ? Mais j’en tremble encore tellement il m’a secouée, baladée, fourvoyée, trompée, énervée, abasourdie, apitoyée, stupéfiée, déconcertée, estomaquée, médusée. Vous l’aurez compris, je n’en suis pas revenue. D’ailleurs, c’est le premier livre de Lamaître que j’ai lu, honte à moi, mais pas le dernier, je vous rassure.
Sur la couverture du poche, il est écrit thriller. Pour sûr, j’en frissonne encore. Qu’en est-il du motif ? Il s’agit d’une jeune femme, pleine d’allant au départ mais qui se dit folle. Elle ne sait pas comment ni pourquoi c’est arrivé, mais force lui est de constater qu’elle est vraiment folle. Ses affaires disparaissent, reviennent plus tard, ses rendez-vous sont décalés malgré elle, elle fait des fautes lourdes dans la boîte où elle était si professionnelle. Et cela jusqu’à assassiner Léo, le petit garçon qu’elle gardait, mais sans en avoir aucun souvenir. Le choc, forcément écrasant, douloureusement  effrayant lorsqu’elle découvre le petit corps sous les draps, l’enjoint à fuir. Sinon, comment expliquer aux parents ou à la police ce qui est arrivé alors qu’elle ne le sait pas elle-même.
Et la voilà parant au plus pressé, quittant la ville, raflant ses économies, sans aucun plan en tête, mais en fuite. Une cavale qu’elle a su finalement organiser puisqu’elle a résisté à toutes les recherches.
Enfin non, pas à toutes. Elle a eu beau se refaire une vie, un nom, une « honnêteté », quelqu’un continue à savoir où elle est, ce qu’elle fait. Elle ne s’en doute pas une seconde et, pour les lecteurs que nous sommes, c’est un vrai cauchemar. L’homme est cruel, efficace, invisible, imaginatif. Pourquoi fait-il tout cela ? Il tient un journal, au milieu du livre, où il nous expose la traque de Sophie et on comprend qu’il y est question de vengeance. Mais se venger de quoi ? On ne peut le savoir qu’à la fin. Malgré tout, Sophie est futée, elle a de la ressource, très peu mais suffisamment pour glisser un grain de sable dans la belle mécanique du pervers. De ces deux ennemis à la vie à la mort, qui va s’en sortir au mieux, qui va sombrer et surtout : comment ? C’est diabolique.
Ce livre est génial. Il nous retourne comme une crêpe, nous fait souffrir aussi, nous inquiète terriblement. On thrille à mort, une vraie tuerie !
Ne vous privez pas de ces frissons de terreur pour mieux vous évader de ce climat de peur organisée qui nous tombe dessus chaque fois qu’une info nous débusque.

Robe de mariée de Pierre Lemaître, 2009. Edititons Calmann Lévy? Le Livre de Poche. 316 pages, 6,60 €

Texte © dominique cozette

Et ces êtres sans pénis !

Ne croyez pas que j’ai titré ainsi mon papier pour attirer votre regard lubrique. Non. C’est le titre du livre avec son point d’exclamation, Et ces êtres sans pénis !, de Chahdortt Djavann, romancière et essayiste iranienne, féministe, vivant en France après avoir fui son cher pays dévasté par les ayatollahs. Elle y a même fait de la prison à treize ans. Treize ans !
Pourquoi avoir appelé son livre comme ça ? Parce que sa naissance « sans pénis » a été une erreur. Une faute terrible que sa mère n’a jamais pardonnée. Imaginez : Avant elle, la mère avait un petit garçon magnifique, un ange, elle l’adorait. mais il est mort à onze mois. Drame absolu. Lorsqu’elle se retrouve enceinte, la mère est persuadée que c’est son petit ange qui revient. Elle est tellement heureuse dans cette attente. Hélas, il ne naît qu’un être sans pénis, autrement dit une fille. Premier drame de l’autrice. Et drame récurrent puisqu’en Iran, si tu n’as pas de pénis, tu as raté toute ta vie. Et même ta mort.
Ce livre douloureux, mais plein d’esprit, d’allusions au beau langage persan, nous conte le terrible destin de femmes iraniennes. Car une Iranienne n’a aucun droit. Quoi qu’il lui arrive, c’est sa faute. Les hommes, les flics, les maris, les frères, peuvent la frapper, la mutiler, la violer et la tuer, il n’y a pas mort d’homme, ce n’est donc pas grave. Dans ce pays où l’écrasante majorité des êtres sans pénis, dans son enfance, son adolescence ou sa jeunesse, a été violée ou a subi des attouchements sexuels; dans ce pays où aucune voix n’ose publiquement parler des abus sexuels, du viol ou de l’inceste; dans ce pays où des enfants sans pénis, dès l’âge de neuf ans, sont mariées avec des êtres avec pénis quatre fois plus vieux, sans que quiconque qualifiât cela de pédophilie; dans ce pays où les lois écrasent les êtres sans pénis, leur font porter un voile dès l’âge de sept ans pour ne pas exciter les hommes...
Chahdortt Djavann nous parle des émeutes où les mollahs ont coupé immédiatement l’Internet afin que rien ne transpire de la terribles répression où les gardiens du pouvoir étaient exortés à tirer à vue sur les manifestants. Rien n’a été dit ou vu sur les réseaux, de ces milliers de morts.
Chahdortt Djavann nous parle d’une jeune femme qui refusa d’être mariée (vendue) à un maire pour le bénéfice de son père, qui s’enfuit, vécut une histoire d’amour avec une femme sur laquelle l’homme humilié se vengea en projetant de l’acide pour dissoudre son visage. L’homme ne fut pas puni.
Chahdortt Djavann nous parle de cette ado de quatorze ans qui s’amusait avec ses copines autour d’une fontaine. Bien que voilée, mais rétive, elle fut embarquée violemment et punie puis cloîtrée par ses parents car en cas de récidive, on leur confisquerait leur appartement.
Chahdortt Djavann nous raconte aussi cette jeune fille qui, par bravade comme le font certaines, grimpa sur un poteau et ôta son voile. Elle fut attrapée, frappée et violée sauvagement par trois hommes, gardiens des lois.
Bien que grande amoureuse de la France, Chahdortt Djavann écrit : Je me sens coupable de vivre tranquillement en France qui a accueilli Khomeiny  — l’homme qui changea la face du monde. Je me sens coupable lorsque la France, l’Europe se mettent à table avec les dirigeants criminels de l’Iran. Le silence assourdissant du gouvernement français me fait mal. Le Pays de Droits de l’Homme ne dit mot.
Alors, pour alléger sa honte, sa peine ou sa colère, elle écrit un dernier chapitre où elle s’affranchit de toute règle littéraire (puisque nul ne suit de règles) une histoire en forme de conte mais d’un réalisme hallucinant où elle revient au pays, elle retrouve deux cousines guerrières déterminées avec tout une organisation révolutionnaire à mettre ce régime à terre. C’est dur, puissant et porteur d’un tel espoir !
Superbe livre qui aurait beaucoup à apprendre à celles qui, en France, décident de porter le foutu voile, ceux qui les obligent ou les y encouragent et beaucoup qui n’y voient qu’une histoire de colifichet.

Et ces êtres sans pénis !, de Chahdortt Djavann. 2021 aux éditions Grasset. 226 pages, 19,50 €

Texte © dominique cozette

Un nouveau Iain Levison trop bien

Iain Levison, né en Ecosse mais vivant aux Etats-Unis m’a souvent régalée avec ses petits romans acerbes, drôles et quand même très critiques sur le rêve américain. Le dernier, Un Voisin trop discret, est un régal. Il n’est pas très épais mais les situations mises en scènes sont denses, explicatives et parfois cocasses. Il m’apprend des tas de choses au sujet des militaires qui œuvrent en Afghanistan, comment ils sont gradés, pourquoi il vaut mieux être marié et avoir un enfant pour monter en grade si telle est l’ambition de l’impétrant. Comment aussi une femme de soldat devine que son mari a été tué en service. Ce que j’aime beaucoup, c’est que cet auteur décrit aussi le point de vue des femmes. Bon venons-en au fait.
Il y a plusieurs héros principaux, a priori très loin les uns des autres, mais qui vont finir par se rencontrer de façon assez violente, inattendue et surtout cocasse. Le premier en scène est un homme très secret de soixante ans qui conduit un Uber, qui ne reçoit jamais personne chez lui, qui veut qu’on lui foute la paix. Problème numéro un : les foutues appréciations des clients. Parfois, à cause d’un pet de travers, il se retrouve dans la merde. Problème numéro deux : sa voisine, mexicaine peut-être, qui a laissé ses clés à l’intérieur et lui demande de l’aide. Une jeune femme avec un enfant dont le mari est en mission mais dont elle craint, à raison, le retour prochain.
Puis une jeune femme qui revoit un de ses amis de classe dans un bar. Elle est mère célibataire d’un môme de quatre ans affligé d’une malformation interne, or les soins, aux Etats-Unis, coûtent excessivement cher. Mais voilà-t-il pas que son ami, qui est gay, lui propose le mariage. Avantage pour lui : il pourra monter en grade plus facilement. Pour elle : un train de vie très attrayant avec prise en charge de tous les problèmes de santé du gosse. Tope-là, marché conclu. (Et ne croyez pas que c’est cousu de fil blanc et que le « mari » va devenir hétéro. Non, pas de ça ici !). La rencontre entre les deux maris, militaires, va produire des situations particulières, jusqu’au tragique.
C’est extrêmement bien construit. Outre une histoire pas banale, on y trouve les thèmes de nos tracasseries actuelles comme, je l’ai dit, les notations à tout va, mais aussi la gêne pour parler aux gens (ou des gens) sans les froisser car aujourd’hui, le plus petit mot peut ressembler à un crachat.
Quant à la fin, elle est jouissive. Le côté psy des héros s’y développe de façon logique mais complètement à côté de la plaque. Très fort ! Un régal, je vous dis.

Un voisin trop discret de Iain Levison. (Parallax, le titre original) traduit par Conchita Gonzales Batlle. 2021. Aux éditions Lana Léni. 220 pages, 19 euros.

Texte © dominique cozette

Amour filial, amour paternel, sacrée histoire

Elle se passe dans des coins précis de France, le Jura, Lyon, Saint-Claude, Oyonax, les lieux y sont cités, décrits, la nature s’y tricote, elle y tient un beau rôle. Le livre de Pierric Bailly s’intitule Le Roman de Jim. Jim n’est pas encore né lorsque Aymeric sort de prison pour des histoires de travaux irréguliers et revoit par hasard Florence, aide-soignante,  rockeuse de quarante ans, qui ouvre son manteau pour lui montrer son ventre. Elle est enceinte de six mois mais le père, marié ailleurs, est hors champ. Les deux amis de voisinage passent la soirée ensemble. Lui est, par choix, intérimaire, il aime les boulots qui ne durent pas trop et l’emmènent dans des domaines différents, scieries, supérettes, usines, travaux saisonniers. Pas le genre à se fixer, ayant déjà formé un « petit couple » avec une copine de classe.
Ils s’entendent si bien qu’ils ne cessent pas de se voir. L’amour avec le gros ventre ne le gêne pas mais il n’imagine rien au sujet du gamin. Il accompagnera la délivrance, aidera la mère comme il peut jusqu’à ce que l’amour pour le tout-petit lui tombe dessus. Et ça sera la grande histoire de sa vie, ce petit Jim. Tous les trois iront vivre auprès de la mère de Florence, veuve, râleuse mais connaissant tout sur les plantes et les bestioles du coin, dans une vieille ferme avec dépendances. La pêche, la chasse, les arcs, les balades en forêt, les réponses aux questions quand l’enfant les posera, Aymeric saura y faire, le petit l’appellera papa sans savoir qu’il ne l’est pas.
C’est très beau, très ordinaire aussi, très pétri d’humanité.
Mais voilà qu’un jour débarque le père biologique de Jim, effondré par la mort accidentelle de sa femme et ses enfants. Inconsolable, détruit, il demande juste un peu d’amitié. Jim a dix ans. Et c’est là que tout se complique, forcément. Il y aura de l’énervement, du malheur, un peu d’espoir, d’énormes chagrins,  puis plus rien, puis le temps qui passe avec des surprises pas toujours positives.
Très beau roman dont on voit les images comme dans un film, dont on peut partager les larmes, sur lequel surtout on s’interroge sur le rôle du père, de la paternité, sur l’amour filial. Et sur le mensonge lorsqu’il est, ou pas, justifié, pour l’intérêt de l’enfant malgré lui. Jim, je l’ai aimé, tout le monde l’a aimé, mais peut-être pas toujours de la meilleure façon. Pierric Bailly n’hésite pas à dire qu’il s’agit d’un mélodrame, d’une histoire sentimentale. Bourrée d’émotions, quoi. Bouleversante, oui, vraiment.

Le roman de Jim par Pierrick Bailly, 2021, aux éditions P.O.L.

Texte © dominique cozette

Une vie étincelante

Une vie étincelante a été publié pour la première fois en 1932. L’autrice, Irmgard Keun (1905-1982) y conte l’histoire ultra-moderne d’une femme libre qui veut devenir une « vedette ». C’est son obsession. Elle ne voit pas sa vie autrement que dans le clinquant d’une existence éclatatante faite de mondanités, de richesse, de luxe. Elle vient de très bas, elle a beaucoup à gravir. C’est pourquoi elle fuit sa famille à dix-sept ans, sa petite ville moyenne et sans avenir pour intégrer Berlin (qui n’était pas coupée en deux, alors) et sa mine de possibilités pour quelqu’un comme elle, belle, attirante, sexy, qui n’a pas peur de se servir des hommes pour lui faire la courte échelle. Tout ce qui n’est pas « distingué » ne trouve aucune grâce à ses yeux, « distingué » est un mot qui revient tout le temps, comme on dirait « classe ». Il lui faut les superbes lieux, les théâtres, les bars où elle se fait offrir de délicieuses boissons par des hommes qui ont les moyens de lui faciliter la vie. Elle sait comment s’y prendre et ne rechigne devant aucun physique désagréable.
Un soir, elle a volé une fourrure à une femme, un petit-gris, et depuis, elle parade avec, s’aperçoit qu’elle brille dans cette tenue, qu’elle attire les regards, qu’elle est montée en grade… Mais si elle vole, elle aide aussi, elle compatit, elle n’est pas dénuée de morale. Elle sauve le mariage d’un homme dont elle s’est éprise, elle sait qu’elle en paiera les frais, se retrouvera seule et en bas de l’échelle.
Ce qui est drôle dans ce livre, c’est la liberté du ton et l’audace du propos. Mieux, ce sont des expressions et des pensées terriblement actuelles, de la pure provocation d’une femme qui ne craint pas le scandale.
C’est une libraire qui m’a conseillé ce roman, elle a décidé de le mettre en pile dans son échoppe et elle a bien raison car il le mérite. On se balade dans les lieux mythiques de Berlin, ses cafés, ses lieux où être vu. On se régale dans ses restaurants. On s’étonne qu’on puisse y vivre aussi librement quand on est une très jeune femme dans les années 30.
Irmgard Keun, l’autrice, a tout connu : l’exil, la gloire, la misère, l’oubli. Puis elle fut redécouverte en Allemagne dans les années 70, avec succès et adulée par de grands auteurs dont Joseph Roth.

Une vie étincelante (das kunstseidene Mädchen) d’Irmgard Keun traduit par Dominique Autrand fut publié par Gallimard en 1932 sous le titre : une jeune fille superficielle. Puis repris par Balland en 1982. Aujourd’hui, Les Editions du typhon, 2021. 206 pages, 19€

Texte © dominique cozette

Encore un Goolrick

L’ayant découvert depuis peu et fortement apprécié avec sa vie de dingue (voir sur mon blog), je me suis ruée sur Arrive un vagabond, un autre livre de Robert Goolrick, une fiction cette fois. Ce vagabond s’appelle Charlie, il débarque dans ce bled de Virginie en 1948. On ne sait qui il est ni d’où il vient ni ce qu’il a fait avant mais un couple au grand cœur l’accueille avec bienveillance. C’est Will, le boucher du village, sa femme Alma et leur petit garçon de sept ans, Sam. L’amitié naît peu à peu entre eux, d’autant plus que Charlie a été boucher dans une vie antérieure, il possède ses propres outils et est bien plus méticuleux que le patron. Il est très bien vu de la clientèle principalement féminine car il est bel homme, aimable et galant. Il s’attache au petit Sam qui le lui rend bien car il connaît les réponses à toutes ses questions, il l’emmène dans la campagne, à la pêche et tous les mercredis à l’abattoir.
Une superbe jeune femme passe à la boucherie, vêtue comme une star de cinéma. C’est Sylvan Glass, la femme achetée par Harrison Glass, le richissime gros bonhomme du coin. Le coup de foudre est immédiat mais l’histoire entre eux deux mettra un peu de temps à s’installer. Le petit Sam  sera complice du secret, Charlie fera tout ce qu’il peut pour doter cette femme à l’insu de son mari qu’elle ne peut pas quitter à moins de risquer la vie des siens. Mais le danger sera de plus en plus grand, la menace de plus en plus prégnante.
Ce qu’on peut appeler un mélodrame, c’en est un effectivement, n’a rien de gnangnan sous la plume brillantissime de Goolrick. Et c’est assez déroutant de le voir plancher sur une histoire d’amour, aussi volcanique soit-elle, sans aucun cynisme. Une épopée au premier degré mais extrêmement fleurie et superbement mise en valeur.
Une préface de l’auteur explique que tout ce qu’il raconte est vrai, sauf que ça s’est passé en Grèce, dans une île minuscule.
Moi, ça m’a plu, c’est personnel et j’ai l’impression certainement fallacieuse qu’il a écrit ce roman à destination des femmes.  Des femmes pas gnangnan, attention !

Arrive un vagabond de Robert Goolrick. (Heading out to Wonderful traduit par Marie de Prémonville). 2012 (Grand prix des lectrices de Elle) aux éditions 10/18. 354 pages.

Texte © dominique cozette

Passion flamboyante

Brigitte Kernel, dont j’aime tellement le style quand elle nous raconte les gens connus, a choisi le petit bout de l’oreillette du cœur de Baudelaire pour parler de cet immense poète. Et à côté de l’oreillette, il y a le ventricule qui, comme son nom l’indique, n’est pas un pur esprit. Dans Baudelaire et Jeanne L’amour fou, il y a tous les ingrédients pour décrire une passion amoureuse et érotique. Une femme très sensuelle, portée sur le sexe des hommes mais aussi des femmes, comédienne, qui sait convaincre, aguicher, tricher, jouer de son mystère car, petit oiseau des îles, c’est une « mulâtresse » qui ne révèlera jamais rien de son passé. La société d’alors (pourquoi d’alors ?) étant passablement raciste, Baudelaire a dû se battre bec et ongles pour imposer leur relation, pour amener la femme qu’il aime dans les sorties, au théâtre, au café et faire admettre à sa maman chérie que c’est l’amour de sa vie.
Donc cet homme, pas encore célèbre mais déjà très pénible, jaloux et coléreux, doit ravaler sa fierté lorsque Jeanne se fait entretenir par quelques amants fortunés afin de leur permettre à tous deux de vivre sur un grand pied. Tous deux, en effet, aiment les beaux vêtements, les étoffes précieuses. Ils n’arrêtent pas d’acheter ou de se faire couper de magnifiques tenues, d’acquérir des beaux objets pour meubler leur nid. Mais comme ils se déchirent en permanence, ils se séparent puis prennent un nouveau logement ensemble qu’il faut bien sûr, somptueusement décorer. Heureusement que la chère mère est là avec sa fortune pour aider car pour l’instant, Baudelaire ne gagne rien. Il mettra du temps à publier son premier recueil de poèmes, les Fleurs du mal, qui sera vivement critiqué.
Donc ils ne peuvent vivre ni avec, ni sans l’autre. Lui ne se prive pas d’aller voir ses prostituées quand elle est avec d’autres, elle ne se prive pas de le rabaisser sur ses exploits sexuels. De plus, et c’est d’époque, il souffre constamment à cause de la syphilis, il fatigue, ce qui n’arrange pas son caractère ni sa patience.
Cependant, les poèmes que lui inspire Jeanne sont magnifiques, il les lit dans les soirées et sa réputation ne cesse de grandir. Elle l’encourage et le soutient, jusqu’à la dispute suivante. C’est une gouailleuse, une fille du peuple, une femme libre qui fait ce qu’elle veut et dit ce qu’elle pense. C’est la femme de sa vie et lorsqu’il est malade et elle aussi, il continue de prendre soin d’elle, de s’assurer qu’elle a ce qu’il faut pour vivre et se soigner. Une histoire bouleversante, agrémentée ici d’extraits de courrier et de poèmes, et de notes explicatives. Passionnant.

Baudelaire et Jeanne L’amour fou de Brigitte Kernel aux éditions Ecriture, 2021. 292 pages, 21 €

Texte © dominique cozette

Un bref instant de splendeur

Un bref instant de splendeur pourrait aussi qualifier le temps qu’on a pris à lire cette histoire de Ocean Vuong. Cet auteur est principalement un poète, c’est son premier roman, empreint de pure poésie frôlant l’impressionnisme. C’est extrêmement virtuose, avec des sauts, des coupes, des ellipses, parfois au détriment d’une compréhension paresseuse mais chaque fragment irradie d’éclat, une parcelle de ressenti, une traîne de sentiment ou de ressentiment. Et il y a de quoi. Le narrateur est un jeune métis, petit-fils d’un GI et d’une paysanne vietnamienne qui a elle-même mis au monde une fille, mère du garçon, analphabète, paumée, violente et aimante à la fois pour ce môme avec qui elle partage sa pauvre vie aux Etats-Unis. Elle travaille dans une onglerie. La grand-mère quant à elle est schizophrène mais attachée à ce garçon. Elle vit toujours avec américain, ex GI lui aussi qui sert de grand-père au garçon : elle était enceinte de quatre mois quand ils se sont mis ensemble.
Ce livre explique la construction du garçon qui n’a jamais trouvé sa place. Déjà, son métissage l’empêche de faire partie d’un des deux camps, trop clair pour être asiate, trop foncé pour être américain. Il y a ce racisme de base, mais aussi le rejet dû au fait que sa mère, ou sa grand-mère, a couché avec l’ennemi. Puis il y a aussi un problème de classe sociale et son plafond de verre, qui lui faut assumer coûte que coûte. Et enfin, dernière malchance pour lui : il s’aperçoit très tôt qu’il est gay. D’autres, en classe, s’en sont aperçus en même temps que lui et le harcèlent cruellement. Il s’appliquera alors à devenir invisible, à ne pas exister pour les autres.
Dans ce marigot peu accueillant, il va toutefois rencontrer, durant son adolescence, un jeune garçon blanc et, ensemble, ils vont tracer leur voix, irrégulièrement, secrètement. Le partenaire vit avec un père violent et alcoolique dans un vrai taudis. C’est quand le bonheur ? peut-on se demander à juste titre. On se doute que ce n’est pas pour demain… Certains passages sont magnifiques, encensant le naturel, le beau, d’autres sont crus, comme la souffrance animale et les premiers rapports sexuels des deux garçons. Néanmoins, ce texte déborde de tendresse et d’émotion.
J’ai passé sur la chose la plus importante : le livre est une lettre qu’il écrit à sa mère, pour lui dire tout ce qu’il ressent, ce qu’il ne lui a jamais dit, ni raconté, ni avoué. parfois, le ton de la lettre disparaît pour nous laisser en prise directe avec ce qu’il ressent. Malgré tout, c’est une confession à la fois pleine de pudeur et dérangeante, et le plus fort, c’est que sa mère ne la lira jamais, puisqu’elle se sait pas lire, qu’elle est très seule et qu’à part son fils, personne ne communique réellement avec elle. Ça m’est difficile d’en dire plus car si le fond est prenant, la forme tient une grande place dans l’intérêt pour ce livre et je ne sais pas vraiment développer. Arghhh…

Un bref instant de splendeur (On earth, we’re briefly gorgeous 2019) de Ocean Vuong. 2021 aux éditions Gallimard, traduit par Marguerite Capelle. 290 pages, 22 €.

Texte © dominique cozette

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