Au fou !

Joy Sorman a passé tous les mercredis pendant un an dans deux unités de soins psychiatriques qu’elle a appelés, dans son livre A la folie, le pavillon 4B d’un hôpital psychiatrique (HP). Elle a donc côtoyé « les fous », schizophrènes, psychotiques, bipolaires, suicidaires et autres inadaptés de la vie courante d’aujourd’hui. Car avant, l’idiot du village ou le crétin des Alpes  étaient non seulement tolérés mais souvent fréquentés avec bienveillance. Ce n’est d’autant plus le cas que maintenant, on te les fiche en tôle pour cause de diminution drastique de chambres dans les HP et surtout de personnel, remplacé par d’impossibles et inhumains protocoles administratifs, comme partout dans les services publics. Mais ici, c’est encore plus cruel car chaque patient a une histoire. Chaque patient a une demande. Chaque patient est atypique. Mais tant pis pour lui, pour eux. On préfère les calmer, c’est tellement facile avec la panoplie de médocs sur lesquels les labos se font du blé : ici, le « soin » est dicté par la toute-puissante « gorgone administrative ».
Mais le livre de Joy Sorman n’est pas, au premier chef, un essai critique, c’est un reportage sur ce qui se passe derrières les portes closes des HP. Ce n’est pas réconfortant, on s’en doutait un peu. D’abord, on est accueilli par cette odeur de collectivité et de macération, de légume bouilli et de détergent, de sauce refroidie et d’inquiétude. Puis très vite, on croise cette société non désirée qui se manifeste comme elle peut, faute d’avoir les mots, le vocabulaire, la distance, le recul pour pouvoir en parler comme un malade à son médecin. Chaque résident.e est un personnage, avec son mode d’emploi (le transgresser peut être extrêmement déstabilisant, voire dangereux). Toucher, ne pas toucher, répondre, ne pas répondre, ne pas demander comment ça va, ne pas entrer dans son jeu, il faut être très attentif aux codes.
Les aides-soignant.e.s sont ceux qui les connaissent le mieux mais qui, paradoxalement, ne sont pas décisionnaires. Alors qu’avant il était simple d’autoriser un malade à faire ci ou ça, une pause cigarette, sortir en ville, choses anodines, il faut maintenant demander l’autorisation en haut lieu sans garantie de réponse. Déstabilisant et contre-productif.
Il existe aussi, dans cet HP comme certainement dans les autres, une chambre d’isolement. Il accueille les personnes trop violentes, trop dissidentes, qu’on n’arrive pas à raisonner ou à calmer. Il arrive que des malades réclament d’y être enfermés pour échapper à l’ambiance trop sonore du lieu : cris, appels, phrases hurlées en boucle, choses qu’on cogne sur les murs etc.
Il arrive aussi que des malades, en général chroniques, refusent de sortir. Certains, dès qu’ils vont mieux et qu’ils sentent qu’on va les envoyer en MAS, maisons d’accueil spécialisées, structures alternatives où en principe on vit mieux, se remettent à faire une grosse bêtise pour rester au 4B. Car la force de la routine, ce n’est pas rien. Ces malades qui ont une telle demande de sécurité, ne supportent pas d’être envoyés dans un endroit où ils ne connaissent rien ni personne.
Joy Sorman nous raconte tous ces gens, envoyés parfois ici contre leur gré (je me souviens que ça s’est fait sous Sarkozy : une horreur) ou parce qu’il n’y a ni famille ni solution. Leurs grigris, leur façon de la séduire, leurs comédies, leurs caprices, leur douleur, leur mal-être. Les soignants y sont aussi décrits, métier difficile, prenant, épuisant et sans logique depuis que leur humanité ne sert à rien face au protocole. Ils font ce qu’ils peuvent, avec sincérité.
Très instructif si on aime le sujet et plutôt déprimant sur le rôle des pouvoirs sur cette partie sombre de notre société.

A la folie de Joy Sorman. 2021 aux Editions Flammarion. 280 pages, 19€.

Texte © dominique cozette

 

Les folies 80's

Robert Goolrick, dont je suis devenue fana tout récemment,raconte, dans La Chute des Princes, la vie de folie, fric, alcool, drogues, sexe, puis la chute, dans les années 80, ces fameuses années déjà racontées et filmées par d’autres, mais c’est pas parce que Roméo et Juliette a déjà été narré  qu’on ne doit plus parler d’amours contrariées. Ici, l’important c’est le style, formidable, et la qualité des anecdotes, incroyables. Je les ai un peu évoquées dans le dernier livre  Ainsi passe la gloire du monde (voir ici), qu’il faudrait lire après celui-ci, mais peu importe. Quand on aime un auteur pour sa qualité d’écriture, rien n’est grave.
Ce qu’il raconte, c’est la gloire d’un trader, ces mecs qui faisaient des fortunes colossales sur le marché des bourse. Mais pour lui, l’auteur, c’était en fait d’âge d’or des années fric de la pub. Pareil, des monceaux de pognon qu’on claque pour rien, juste parce qu’on l’a gagné en travaillant parfois trois jours sans nuit, avec la coke of course, et surtout la fierté de surenchérir, d’en faire encore plus que les collègues. Le plus est le mieux. Les vanités de cette époque.
Evidemment, il y a des dommages collatéraux. Il tire avec brio le portrait d’un richissime collègue, fortune de famille gigantesque, indépensable, un type formidable aimé de tous, des délires de vacances, etc puis un jour, après un coup de fil personnel, au bureau, après avoir brisé la vitre avec un extincteur, ce qui a tué deux personnes en bas, il retire ses chaussures (les chaussures sont toujours de marque et hyper précieuses) puis saute du gratte-ciel, et s’écrase sur une voiture. Il venait d’apprendre qu’il était atteint de cette terrible maladie appelée sida, ce qui était moins grave que la honte insurmontable qui éclabousserait ses parents, homophobes pure souche. Ils l’ont d’ailleurs effacé de tous les documents familiaux, photos, souvenirs. L’auteur s’inquiète vaguement pour lui-même car il baise tout ce qui bouge, hommes et femmes. Mais il s’en sort sans une égratignure.
Il parle aussi de cette pute, un travelo magnifique, avec qui il est devenu ami, car, malgré un loft magnifique créé par le plus grand décorateur, il a gardé son taudis infesté de bestioles, dans le quartier pourri où sévissent tous les crimes. Donc les prostitués, dealers et clients. Sa femme, il l’aime toujours bien qu’elle l’ait quitté le jour où il a perdu son job. Il lui a tout laissé sans discuter, sauf le taudis.
Il raconte beaucoup d’excès, avec humour et non sans cynisme. Comment il a eu son job juteux : le patron de la Firme recrutait ses traders au poker. Une seule et courte partie. Car dans ce type de boulot, il faut savoir prendre des risques énormes. Il dit comment ça a fini, piteusement, violemment, et comment, quand on est viré, personne n’est plus censé vous parler, vous téléphoner, vous connaître. Monde impitoyable.
Et là, comme dans le dernier livre, il se retrouve à claquer ses derniers deniers, avec panache, avant de se fondre dans une solitude plutôt bien subie. Je pourrais en dire plus mais ça me fatigue et puis je suppose que vous voyez le genre de livre que c’est. Brillantissime. C’est dit.

La Chute des Princes ( The fall of princes, 2014) de Robert Goolrick chez 10/18. 240 pages.

Le génial frappadingue d'Hérouville.


Dans les années 70, Michel Magne a créé, dans son chateau d’Hérouville, un somptueux studio d’enregistrement où les plus grands de la pop et du rock sont venus en résidence pour y graver d’inoubliables œuvres.
Mais qui est Michel Magne ? C’est un créateur génial, excessif, exubérant qui a commencé, dans les années cinquante, par composer des opéras expérimentaux et a été le premier a monter un ensemble de musique électronique. Il devient pote avec les plus en vue, Jacques Prévert, Vian avec qui il bosse, entre autres. Ses œuvres sont jouées dans des salles mythiques mais font scandales tellement c’est parfois inaudible. Il lui arrive de diriger son orchestre suspendu, la tête en bas (il est acrobate, aussi). Son talent va l’amener à composer des musiques de films — plus d’une centaine – dans les années soixante avec les plus grands (Magne vient du latin Magnus qui veut dire le plus grand) Gavras, Verneuil, Yanne… le cultissime Tontons flingueurs, c’est lui.
Avec l’argent pas dépensé (parce qu’il investit presque tout dans de grandioses fêtes) il achète le Château d’Hérouville dans l’Oise où il installe son premier studio, l’endroit où il rassemble tout. Il travaille comme une bête parce qu’il adore ça, fait la fête la nuit, bosse le jour et bouffe des pilules pour se tenir en forme.
Hélas en 1969, on ne saura jamais pourquoi, la partie du château où se trouve son studio flambe complètement. Ses bandes, ses partitions, ses disques, ses notes, ses archives, tout part en fumée. Il n’existe pas de sauvegarde à cette époque. Il a tout perdu, il est démoli. Peu à peu, comme il gagne de l’argent, il le réinvestit dans ce beau lieu et crée ce fameux complexe de résidence pour artistes qui viennent y concocter leurs albums. Il aménage de nombreuses chambres tout confort, prend un super cuisinier, monte une cave de luxe, fait construire une piscine et que la fête commence ! Pink Flyod, Bee-Gees, Grateful Dead, Higelin (qui vivra dans la bergerie par la suite), Elton John, Bowie, et beaucoup de groupe Français s’y donneront à cœur joie parce que les studios ont réellement le matos de pointe, et que surtout, travailler plus faire la fête au même endroit, quoi de mieux ?

Il épouse le jeune fille qui était venue comme fille au pair pour ses deux gamins, ils ont un garçon, c’est formidable cette vie de dingue. Formidable mais ruineux. Magne n’est pas gestionnaire. Acculé par les dettes, il confie la gestion du château à un pro qui hélas, serre la vis au maximum. Ça ne marchera pas, les artistes sont frustrés, la récré est finie, les dettes sont trop énormes, le château est mis en vente, ses droits d’auteur sont saisis. Comme il n’a plus rien à lui, il prend les milliers de bandes magnétiques pour les tisser, composer d’étonnantes œuvres plastiques qu’il expose.
Une descente aux enfers qu’il endure comme il peut. Mal. Beaucoup des gens sur qui il comptait lui tournent le dos, et bien qu’il travaille encore, il sombre dans la mélancolie. Il devient invivable, sa femme s’éloigne, bref, tout s’écroule autour de lui, il n’a plus de jus pour renaître une troisième fois. Alors il se suicide. Il a 54 ans. La légende, elle, restera inscrite dans la grande histoire de la pop et ses musiques continueront à tourner. Michel Magne est devenu un mythe.
Les amours d’Hérouville est un splendide roman graphique, riche, dense, un collage palpitant où, parmi les planches de BD, s’intercalent de nombreuses photos de l’époque, articles de journaux, bouts de partoches, témoignages… Récemment, à l’occasion de cet album, sa femme est revenue sur les lieux abandonnés. Elle envisagea d’exposer tout ce qui prolonge la mémoire de ce génie incroyable. Petite vidéo ici.

Les amours d’Hérouville, une histoire vraie, de Yann le Quellec et Romain Ronzeau. 2020 aux éditions Delcourt. 256 pages,

Grandeur et décadence d'un prince

Robert Goolrick dont j’ai adoré Féroces (voir ici) nous raconte ici, dans Ainsi passe la gloire du monde (sic transit gloria mundi), la fin de sa vie, une vraie ruine, une déchéance totale. Après une vie de patachon où il était le prince des nuits, le roi des festivités, l’homme que femmes et hommes s’arrachaient, il se retrouve laminé, dans un cabanon sommaire, perclus de douleur, addict aux médocs, avec son amour de chien et se perd dans le dédale de ses souvenirs les plus fous. Rooney, le double de l’auteur, nous entraîne dans une profonde et douloureuse nostalgie avec un brio étonnant. Rien de ce qu’il écrit n’est inventé, tout a été vécu par lui ou ses proche, dit-il dans un article, et il fait bien de nous en avertir car il a passé des moments insensés avec des personnages incroyables.
Le pire et le nœud du livre, c’est sa haine pour Trump, face de citrouille et autres comparaisons orangeasses, et ce qu’il fait de son cher pays. Sa vulgarité, son absence de savoir-vivre et de la moindre culture, fric et sexe étant ses seuls obsessions. Rooney relate une soirée avec lui, avant qu’il soit élu. C’est Trump qui l’a invité et celui-ci ne s’attendait pas à de telles grossièretés d’un homme pété de fric, avec ses deux petites vierges issues d’un trafic connu des puissants, relookées, pomponnées, envisonnées, bijoutées pour faire joli, puis le mépris de Trump pour les serveurs qu’il humilie rien que pour montrer comme il est dominant. Edifiant.
Dans cet ouvrage à l’écriture brillantissime, il revient sur ses parents, riches bourgeois alcoolos (voir Féroces) qui lui ont volé son enfance et sa vie même, par le viol de son père sous les yeux de sa mère quand il était tout petit. Il s’en confesse à un curé qui, bouleversé, lui conseille d’aller détruire le lit du crime, ce qu’il fera, enfouissant les restes maudits dans la forêt puis se saoulant avec le fond de whisky de son père, mort depuis longtemps.
Il se souvient sans trêve de ses amours, sa femme qu’il aime toujours bien qu’elle l’ait quitté lorsqu’il a perdu son job si rémunérateur, et tous les garçons et les femmes qu’il a adorés, les soirées insensées de ces années-là… Sa femme de ménage amidonnait et repassait ses caleçons et il était fier de penser qu’à 27 ans, il faisait face à des pontes qui portaient des caleçons froissés. Il repense à l’hôtel, un palace, auquel il a confié des verres en cristal à utiliser à chacun de ses passage, les limousines qui attendent, tout ce qu’il a consommé de plus luxueux. Un aller et retour dans l’avion privé pour déguster des shoot à l’huître à L.A., son portrait par Mapplethorpe… Et, à côté de ces rêves enfuis, les massacres des gosses dans les écoles, les petits Mexicains que Trump enferme, le pays qui fout le camp, qui ne ressemble plus à rien.
A la fin, un de ses meilleurs amis meurt, un ami qui a tout prévu pour non seulement de grandioses fêtes de funérailles tous frais payés pour les participants dans les plus grands hôtels, avions, chauffeurs, mais cadeaux insensés aux invités. En particulier pour Rooney qui figure en bonne place sur le testament. Ah, enfin, il va pouvoir remonter la pente. Mais est-ce réel, est-ce que les médocs ne lui font pas tourner la tête ? Ne vaudrait-il pas mieux mettre fin à tout, en finir avec ce pays qui a élu un orange à sa tête, mettre un terme à ses souffrance indicibles et partir avec son chien chéri vers d’autres cieux ? Âpre et déchirant, pour ne pas dire bouleversant.

Ainsi passe la gloire du monde de Robert Goolrick (titre original : Prisoner) 2019. Chez 10/18. Traduit par Marie de Prémonville. 192 pages

Texte © dominique cozette

Le malheur des épouses

Les Impatientes de Djaïli Amamdou Amal a reçu, entre autres récompenses, le prix Goncourt des lycéens 2020, c’est un très bon baromètre qui révèle toujours d’excellents ouvrages. C’est le cas ici avec ce roman, sorte de document qui décrit le malheur de beaucoup de femmes du Sahel, élevées dans la tradition du respect absolu de l’homme, qu’il soit époux, oncle ou père. Une fille ne décide de rien. Si un de ses oncles a besoin de s’allier à une famille de commerçants pour faire ses affaires, il donne sa nièce à l’homme qui la réclame. Peu importe l’âge, le physique, la moralité de l’homme, la jeune fille lui doit obéissance quoiqu’il arrive. Ici, la polygamie y est banale, les familles sont sans cesse ramifiées par l’arrivée de co-épouses jeunes qui vont elles aussi procréer. De ce fait, les enfants ont des dizaines de cousins et cousines qu’ils peuvent épouser.
Dans ce livre, l’autrice qui fut mariée de force à 17 ans, répudiée et remariée, sait de quoi elle parle. Dans le livre de fiction, elle conte le sort de trois femmes proches.
Ramla a dix-sept ans, elle est amoureuse d’un ami de son frère et c’est réciproque, ils savent qu’ils vivront ensemble. Sa famille est d’accord. Mais voilà qu’un riche négociant, monogame convaincu et marié, est tombé fou amoureux d’elle en la voyant et l’a demandé en mariage. C’est un tellement beau parti qu’il serait fou de le refuser. Mais l’homme de cinquante ans, aussi riche soit-il, dégoûte la jeune fille. Elle sera cependant obligée de se soumettre et d’entrer dans la vie de cet homme en qualité de seconde épouse.
Ça se passera très mal avec la première épouse, Safira, qui a vécu confortablement une vingtaine d’année avec cet homme aimant qui a su la couvrir de cadeaux et l’emmener parfois en voyage. Safira ne supporte pas l’idée d’être supplantée dans le cœur de son époux, ne tolère pas que ses enfants, dont la fille aînée est plus âgée que Ramla, puissent un jour être spoliés de l’héritage à cause d’autres enfants. Elle est tellement malheureuse qu’elle en devient haineuse, cruelle, et fera tout pour éliminer la rivale. On découvre ici l’importance des marabouts et des remèdes magiques, des sorts jetés aux ennemis, de tout ce qui se trame pour obtenir ce qu’on veut.
La troisième,Hindou, est la demi-sœur de Ramla, elle aussi était amoureuse d’un garçon de son âge quand son oncle et son père l’ont poussée de force dans les bras du cousin le plus toxique de la famille. Il est jeune mais c’est un voyou qui fume, boit, se drogue et passe toutes ses nuits dehors. Incapable de travailler, rebelle et violent. Le mariage a lieu en même temps que celui de Ramla. La première nuit, la nuit de noce, est une épreuve terrible pour la jeune fille. Comme elle avait refusé ses avances, il se venge cruellement, il la frappe, la violente, la viole, la dézingue. Dans cette société, personne de lui sera d’aucun secours car ça ne se fait pas de se refuser à son mari. Elle a semé la honte en criant toute la nuit et ses blessures qui la contraignent à aller à l’hôpital n’émeuvent personne. Comme toutes les femmes musulmanes, elle doit faire preuve de patience. Patience est le conseil le plus courant qu’on leur assène au moindre problème comme au plus grave. Elle ne s’y fera pas, sera de plus malheureuse, son mari l’humiliera et continuera à la maltraiter, à tel point que sa grossesse et son bébé ne lui seront d’aucun réconfort. Elle sombre dans la léthargie.
Très émouvantes descriptions et analyses de ces vies de soumission vécues par des êtres qu’on infériorise, sans aucun droit sauf celui de la fermer. Si je puis dire.

Les Impatientes de Djaïli Amamdou Amal, 2020 aux éditions Emmanuelle Collas. 250 pages, 17 €.

Texte © dominique cozette

 

Quand le corps se souvient.

Oui, c’est le corps qui garde en lui l’histoire de tout ce que nous sommes, même bien avant la conception. Disons le secret de famille. Le corps n’oublie rien, jamais, ou alors il se mutile, pour survivre. Dans ce formidable livre l’Empreinte, Alex Marzano-Lesnevich pose des questions qui vont très loin. C’est un récit qu’elle mène sur deux fronts : celui de la justice et de son combat contre la peine de mort, via l’histoire de Rick, pédophile assumé — il a toujours demandé des soins, jamais été entendu — qui a tué son petit voisin, Jeremy, six ans, blondinet, vivant seul avec sa mère. Et celui de sa propre histoire qui y trouve une résonance obsédante puisqu’elle même fut victime d’un pédophile, son propre grand-père, qui a abusé d’elle de longues années, mais dont la mère n’a rien fait d’autre quand elle l’a su que d’éviter que le grand-père reste dormir chez eux la nuit. Omerta complète. Même auprès de sa soeur, plus tard, violée elle aussi.
Ceci posé, c’est beaucoup plus complexe que ça. Alex Marzano-Lesnevich est d’abord étudiante en droit puis stagiaire dans un cabinet d’avocats et c’est alors qu’elle prend connaissance du dossier. Un dossier de plusieurs milliers de pages, de renvois vers des tas d’articles, de vidéos de procès ou d’aveux ou de témoignages. Là, devant l’assassin du petit garçon dont on ne saura pas s’il l’a abuser avant ou après le le crime, devant l’attitude de ce Rick qui va jusqu’à proposer du café aux équipes qui organisent des battues pour retrouver l’enfant alors que son corps est caché dans le placard de sa chambre que la police a déjà visitée (!), la jeune femme va trouver qu’il mérite bien la peine de mort à laquelle il est d’abord condamné. Elle n’en revient pas d’avoir changé d’opinion. Il lui faut comprendre pourquoi. Lui est dans le couloir de la mort.
Tout va peu à peu changer. Déjà quand elle voit que la propre mère du petit répugne à ce qu’on condamne cet homme à mort. Puis quand elle semble connaître un peu plus le criminel, le comprendre, lui qui a tellement cherché à ce qu’on le soigne, ou qu’on le tue. Sur des aveux qui changent souvent, on se demande parfois s’il n’a pas tué l’enfant pour ne pas à avoir à le maltraiter… Cela va durer des années. Il va y avoir un deuxième procès où la peine sera commuée en perpétuité, puis un troisième. Le passé du jeune homme est démonté : il est né d’une femme gravement accidentée, les hanches pulvérisées, hospitalisée, enfermée dans un corset de plâtre qu’il a fallu ouvrir pour que le ventre pousse car elle voulait garder ce bébé : victime d’un accident qui lui avait volé une fillette et surtout son petit garçon chéri, Oscar, décapité. Elle a été maintenue dans le coma puis assommée de puissants médicaments incompatibles avec une grossesse. Mais il semble normal à la naissance. Cependant, la tête d’Oscar , le petit frère, est récurrent dans ses rêves, toujours, alors que les parents ont gardé le silence et que nul n’en parle jamais.
Ce qui ébranle forcément l’autrice, victime elle aussi de douloureuses résurgences gravées dans le mémoire de son corps.
Ce livre est tellement riche et subtil qu’il est difficile de le réduire à ces quelques lignes. Il est passionnant, il ouvre des portes que j’ignorais, nous emmène dans d’autres champs de réflexion, c’est un puits presque sans fond dans lequel on est aspiré. Si elle-même semble (semble seulement) être apaisée par ce qu’elle a appris sur elle-même et sa famille, si ses lésions physiques et ses blessures mentales se sont partiellement endormies, le livre s’achève alors que tout n’a pas été dit du côté de l’accusé, la préméditation, le viol ou pas, un autre ADN que le sien sur la bouche de l’enfant, etc. Il est encore en prison, occupé à se rendre utile car il adore travailler, ça l’éloigne de toutes ses mauvaises tentations. Ce qui est troublant, c’est qu’on s’intéresse avec empathie au sort de cet homme. Il a maintenant la cinquantaine, elle finit par le rencontrer : le récit s’arrête.
(NB : Le titre originel est plus fort que l’empreinte : «  the fact of a body », « la preuve par le corps ».)

L’empreinte d’Alex Marzano-Lesnevich, 2017. Traduit par Héloïse Esquié. Aux éditions 10/18. 456 pages. Couronné de nombreux prix.

Texte © dominique cozette

Mais qui est l'explosive Zoé Sagan ?

On ne sait pas qui est Zoé Sagan. Elle a d’abord écrit Kétamine, l’an dernier, dont le résumé de quatrième de couv est : « C’est en attendant la fin que tout a commencé. En attendant l’éclipse de mon esprit. En attendant un rêve au besoin pressant d’être réalisé. Le 4 septembre 1998, jour de ma conception. Sous le nom de code de Zoé Sagan. J’ai aujourd’hui 21 ans et je suis officiellement la plus vieille intelligence artificielle féminine du XXIe siècle. Une intelligence artificielle originellement programmée pour communiquer avec les dauphins et qui a fini par évoluer grâce à la formule moléculaire de la kétamine. »
Puis Braquages [data noire] cette année. Je n’ai pas lu le premier, il fait partie d’une trilogie, mais d’après ce que j’en ai appris, il est du même tonneau que ce second : Zoé Sagan se présente comme une Intelligence Artificielle (AI) créée pour flinguer le système. Une sorte de Robin des Bois qui va dézinguer l’indécente fortune  ou train de vie destructeur de certains dont le plus cité est Bernard Arnault. Son arme : c’est une braqueuse de data. De données. Elle récolte tout sur tous, elle détient des infos lourdes, louches, odieuses, pourries, comme autant de bombes qu’elle peut dégoupiller quand elle le veut. Moi, face à ce livre, je me sens comme une poule devant un couteau, l’œil rond et hagard, le cortex parsemé de points d’interrogations, le désir de savoir.
Zoé se présente comme une jeune femme de 21 ans qui connaît les plus grands, les tutoie, les fréquente et n’ignore rien de leurs travers. Elle est mêlée par exemple à l’affaire de la quéquette de Grivaux, elle a servi d’intermédiaire, a été citée à comparaître, a été « défendue » par Juan Branco qu’elle dit n’avoir jamais rencontré. Autre exemple : pour fêter la sortie de Kétamine, qui est une bombe aussi, elle a infiltré le mariage topissime de Sasha Zhukova avec le milliardaire Stavros Niarchos, Sasha lui ayant demandé d’en faire un récit cash, que Zoé a intitulé Vanity Fake, booklet de luxe à envoyer à tous les invités, dans lequel tout sera dit, révélé. Etaient invités entre autres Xavier Niel, Ivanka Trump, Diane de Furstenberg, les Beckham, Gwineth Paltrow… j’en passe. Une histoire insensée. Des sommes folles, des stations entièrement privatisées, les jets privés, tout ça. Elle flingue.
Dans son collimateur, à part les gâcheurs de l’univers archi trillionnaires, il y a celles qu’elle appelle les connasses du 8ème arrondissement. Et chaque fois, je me régale de leurs caricatures, de leur style de vie (une vraie rubrique de chroniqueur rigolo) — certes, je ris jaune quand j’y retrouve une de mes caractéristiques — leur goût absolu du luxe qu’elles décomplexent en donnant à des œuvres.
Il y a dans ce livre des tas de choses dont je vérifie la possible véracité avant de l’écrire ici : Albert Camus aurait été tué par le KGB avec l’aval de l’Etat français. Non pas un accident de voiture mais un assassinat.
Il y a beaucoup d’autres événements, éléments, histoires mais aussi le déshabillage récurrent de Bernard Arnault, comment il se fait du pognon sur notre dos avec sa Fondation payée par nous et comment il profite du système qui finalement est créé pour lui. Elle raconte un autre milliardaire qui a fait fortune en vendant des milliards de tonnes de plastique qui étouffent maintenant les océans, et tout notre quotidien, jusqu’aux pots de bébés… Un qui en prend pour son grade aussi, c’est Luc Besson et ses penchants pour les très jeunes filles qu’il épouse à quinze ou seize ans. Zoé demande à Maïwenn de parler pour faire « sauter la banque ».
Bon, je ne sais pas comment parler de tout ça. Un détail quand même qu’on devine très vite : elle est pour les Gilets Jaunes bien sûr. Bref, si ma piètre approche vous branche, allez voir ses publications sur Face Book, ça vous donnera une idée du ton du livre et de sa matière. Comme on le devine, il a été interdit de critique un peu partout et par tous, sachant que ceux qu’elle attaque sont ceux qui tiennent les médias. Mais elle se sent plus forte qu’eux, ça va tomber, elle en sait trop…
En tout cas, c’est très plaisant à lire même si on peut se demander où est le complot,  et s’il y en a un. Les gossips sur les gens de la haute et les potentats sont toujours très distrayants.
(J’espère juste que cette critique très médiocre ne va pas inciter Zoé à pomper mes data !)

Braquages [data noire] de Zoé Sagan, 2021 aux éditions Bouquins. 336 pages, 20 €.

Texte © dominique cozette

La maman d'Edouard Louis

Combats et métamorphoses d’une femme n’est pas défini comme un récit ou un roman. Rien n’est dit. Il y a pourtant une photo personnelle au milieu de livre où l’on devine qu’il s’agit de sa mère, son père et peut-être Eddy, un peu grassouilles tous les trois, dans un intérieur très modeste, toile cirée, butagaz, deux pendules au mur de chaque côté de la fenêtre, et des bibelots un peu partout. Ebauche de sourire, la photo est prise au flash, la mère a de longs cheveux sur les épaules, des yeux très cernés, le père a l’air d’un bon bougre, le môme est de profil dos, comme s’il était au piquet. Une autre photo à la fin du livre : un très gros plan de la mère, tête penchée, regard souriant, moue incertaine comme si elle laissait passer de la fumée de cigarettes. Cette dernière a été retrouvée par Eddy, il dit qu’elle a vingt ans, qu’elle est peut-être heureuse. Lui ne l’a jamais vue sous ce jour.
Sa mère voulait faire une formation mais elle s’est retrouvée enceinte, le mec l’a épousée, elle avait 16 ans quand l’aîné est né, ils en ont eu un deuxième, puis, fatiguée déjà de vivre à longueur de temps avec un mari bourré et violent, elle s’en sépare. Elle rencontre alors son deuxième mari. Et là naît Eddy Bellegueule. Trois enfants à la maison, un mari qui gagne peu et qui passe son temps au bistro, ça recommence, l’enfer. Bien sûr, elle n’est pas heureuse, elle craint aussi ce mari qui n’est pas gentil. C’est au taiseux. Sauf quand il y a des voisins. Alors, il humilie sa femme, l’appelle la grosse en pouffant. Le fils aîné grandit et devient un pilier de bistrot et un voyou, souvent convoqué chez les flics. Le mari, lui, est victime grave d’un accident de travail, il est à moitié infirme, obligé de rester chez lui, ce qui n’arrange rien. Comme l’auteur dit dans le livre : ils sont passés directement de la pauvreté à la misère.  Pour faire bouillir la marmite, elle trouve un travail : laver les vieux et les impotents. Puis un jour, elle se trouve à nouveau enceinte. Le mari refuse qu’elle avorte. Elle ne conduit pas, elle habite un village, pas moyen de se débrouiller. Voilà que naissent deux jumeaux, un gars et une fille. Cinq enfants, la fin de tous rêves. Et pourtant.
De son côté, Eddy vit son propre enfer. Etre pédé, disons maniéré, c’est très mal vu. Il est le souffre-douleur de l’école. Sa mère, même, n’est pas contente d’avoir un garçon comme ça. Son père l’inscrit au sport pour que ça passe. Mais il travaille bien, le gosse. Alors, il doit continuer ses études à Amiens. Sa mère doit l’accompagner au lycée et lui a honte d’elle. Elle fera très attention à se montrer sous son meilleur jour. Mais quand on est de la classe la plus basse, sans considération pour soi-même, on ne sait pas s’y prendre. Parfois, les fils surprennent la mère qui a mis un disque de sa jeunesse et qui danse en chantant : elle a l’air rayonnant à ce moment. Mais les garçons la trouvent ridicule, ils l’empêchent même d’être gaie quelques minutes. Comme Edouard l’a dit dans une émission : les enfants sont des vrais fachos pour leurs parents, ils refusent tout changement.
Une fois ce fils parti, avec qui elle partageait quelques moments, ainsi que ses aînés, sa mère va se décider à décider de sa vie. A part le dernier fils rivé sur sa console et qu’elle a peine à laisser (elle le fera quand même sous les injonctions d’Eddy), elle quitte ce foyer maudit. Elle se débrouillera avec les instances sociales pour être logée et trouver du travail. Elle peut s’intéresser à elle, se maquiller. Et là, elle rencontre un homme qui vit à Paris, il est gardien d’immeuble.  Tout au long de cette deuxième partie de vie qui commence à 45 ans, elle va remonter dans l’échelle sociale, trouver le bonheur, la fierté et le respect d’elle-même. Grâce à son fils qui est devenu connu, elle aura même la visite de Catherine Deneuve chez elle. Elle n’en revient pas elle-même de sa transformation.
C’est un livre court et incisif. On y comprend très bien le complexe de classe que ressentent « ces gens-là », la honte d’être ce qu’ils sont, le mépris des autres. C’est d’autant plus dur quand on est une femme sans ressources. Edouard Louis qui n’avait pas vraiment de tendresse pour sa mère durant son enfance a compris cette problématique. Il est ému de la voir s’épanouir même si c’est modeste : elle lit; bon ce sont des romans d’amour, mais elle lit. Et elle projette qu’avec ce nouveau compagnon, quand il sera à la retraite, ils iront visiter la France en caravane.
Ce qu’il énonce surtout c’est que le rapprochement qui s’est produit entre eux deux a non seulement changé l’avenir, mais aussi remodelé leur passé. Dans lequel il peut recueillir, aujourd’hui, quelques fragments de tendresse.

Combats et métamorphoses d’une femme d’Edouard Louis. 2021. Aux éditions du Seuil. 122 pages, 14 €

Texte © dominique cozette

Du sexe ! Du sexe !

Dans ce très beau livre Sexus animalus tous les goûts sont dans la nature, écrit par Emmanuelle Pouydebat et superbement illustré par Julie Terrazzoni, on en apprend de bien belles sur la gent animale. D’abord sur leur pénis. Oui, car le premier organe de reproduction étudié par les scientifiques est le pénis. Pour la foufoune, on commence seulement à s’y mettre. Quant au clito… Oui, les bébêtes ont un clito. Et savent s’en servir.
Donc le pénis. Il y a autant de formes et de types de pénis chez les bêtes que d’espèces. Certains sont deux fois plus grands qu’eux, d’autres sont acérés comme des X-acto pour transpercer madame (qui n’apprécie pas mais construit des mécanismes de défense (de défonce ?)), ou en tire-bouchon chez le canard, violeur et harceleur de première. La vipère péliarde en possède deux, l’échidné à nez court (sorte de cousin du hérisson) a quatre glands, le tapir de Malaisie en a un aussi mobile qu’une trompe, d’autres ont un sexe détachable, voire comestible, et beaucoup, notamment chez nos cousins poilus, un os. Et pas que les singes, d’ailleurs  : avouez que c’est bien pratique ! Le morse, par exemple, jouit si je puis dire d’un « dard d’amour », autrement dit baculum, d’une soixantaine de centimètres ! Malheureusement, celui des ours polaires a tendance à s’affaiblir et donc à se briser à cause de la pollution.
Tout cela est stupéfiant, très drôle à lire, enfin, parfois, on plaint les pauvres femelles qui se tapent des pénis à épines, ou les pauvres mâles qui se font violer, oui oui. Et puis il y a des rapports qui durent des heures, des heures. Et des ruses de la nature pour empêcher les rivaux de déposer leur sperme chez la femelle. Beaucoup d’elles les entreposent, d’ailleurs, dans une spermothèque et les utilisent plus tard. Alors, question paternité, ça complique les choses.
Pour les pratiques sexuelles, nous n’avons rien inventé. Tout ce que font les humains préexiste chez les animaux. Quand nos amis réacs disent que les relations homosexuelles sont contre-nature, ils n’ont rien vu, en fait. Beaucoup d’entre eux changent de sexe, les partouses sont partout, les tromperies, les violences, les doux câlins, la masturbation seul.e ou en groupe sans but de reproduction, avec ou non un sex toy, la prostitution (un service contre un coït), la polygamie, la polyandrie, les violences faites aux mâles pour choisir le plus costaud, les accouplements interminables qui peuvent se solder par la mort du partenaire, la fellation et le cunni, la castration et bien entendu l’orgasme… tout existe.
Ce livre est une mine d’enseignements, avec de très belles planches de dessins. Il donne à réfléchir sur la diversité étonnante de la nature et incite aussi à prêter plus d’attention à des petites bestioles qui méritent toute notre admiration.

Sexus animalus tous les goûts sont dans la nature, d’Emmanuelle Pouydebat, illustré par Julie Terrazzoni. 2020 aux éditions Arthaud. 184 pages, 19,90 €.

 

 

DATABIOGRAPHIE, UN OLNI.

Un autre ouvrage assez marrant, néanmoins inclassable, qui ressemble plus à un exercice de style qu’à un texte littéraire quoi qu’il ne manque pas de paragraphes éclairants sur des fragments de vie de l’auteur ou fragments d’époque. Mais la plus grande place est donnée à des graphiques, des camemberts, des tableaux de stats exprimant la personnalité/les comportements de Charly Delwart en matière de famille, de sport, de religion, de vie amoureuse etc… ce qui nous permet d’en apprendre un peu sur nous-mêmes. Comme il est dit en quatr!éme de couv, Charly Delwart a toujours eu question à tout. Est-ce à dire qu’il n’aurait réponse à rien ? Rien n’est moins sûr. La preuve, c’est qu’on apprend beaucoup de choses, on explore des curiosités, on réfléchit à des sujets qui nous étaient étrangers et c’est plutôt bien. En plus, c’est drôle.

Databiographie de Charly Delwart. 2019.  352 pages aux éditions J’ai Lu. 7,90 €

 

 

 

Texte © dominique cozette

Je préfère ne pas

Je préfère ne pas n’est pas mon actuel état d’âme mais le titre du nouvel opus d’Alain Schiffres. I would prefer not to en exergue, sous-titré Bartleby. Sinon, il est écrit aussi que l’auteur est adepte de l’évitisme, sorte de paresse ou de proscrastinationnisme, si on veut. En réalité, railler l’époque actuelle en tâchant de ne pas faire avec. Schiffres nous amuse tout au long du livre de faits de société plus ou moins ridicules, d’inventions technologiques idiotes, de tics sociétaux délétères. On ne sait pas, du coup si c’était mieux avant, mais je m’éclate en lisant ces chapitres sans titres (ça manque) où, par exemple, il imagine comment, derrière le message téléphonique de son labo d’analyses nous assurant que tout est mis en œuvre pour rendre notre attente agréable, tout le monde arrête tout pour récurer le carrelage, le patron va d’un bureau à l’autre, enjoignant le personnel de rester à notre disposition car nous sommes un vieux client, il faut remettre la musique de Morricone, et puis non, plutôt les horaires du labo, et la secrétaire  se transforme en Charlize Théron pour nous offrir une voix humaine, et pendant ce temps, les patients saignent, les tubes à essais sont renversés tellement l’urgence est forte, mais vous raccrochez quand même, au bout de vingt minutes. Deux hommes viennent alors sonner pour s’excuser de leur manque de personnel actuel etc…
Schiffres évoque aussi le temps qu’il nous aura fallu pour inventer la valise à roulettes mais qu’il faudra encore pour qu’elle devienne silencieuse. La manie des Américains, dans les films du moins, à baiser debout contre un mur ou une porte. La manie des interviewés récurrents de produire des citations,  de Montaigne, Héraclite, Swift… à chaque question, tac, une citation. Le temps qui passe qui vite VS les minutes de silence qu’on ressent comme interminables. La triste disparition du Quid en 2005 avec l’apparition du numérique sauf que le Quid ne tombait jamais en panne. La touche Sixième sens du four encastrable qui se mêle de tout concernant la façon de cuisiner, rendant insupportable cette occupation.
Le livre commence ainsi : « Je ne vous dirai pas l’âge que j’ai, mais mon dernier gâteau d’anniversaire ressemblait à une retraite aux flambeaux filmée par Leni Riefenstahl ». Avouez qu’on ne peut que prendre du plaisir à picorer cet ouvrage dont la promesse du début est tenue jusqu’à la fin où, avisant la pancarte informant que la pelouse est en repos hibernal (sic), Schiffres se prend à rêver d »être gazon car, si vous avez bien suivi, ce monsieur, ex journaliste, sociologue toujours impertinent, a pour position préférée celle du dormeur du val. Bref un régal.

Je préfère ne pas d’Alain Schiffres, 2021 aux éditions du Dilettante. 128 pages, 15 €.

Texte © dominique cozette

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