Quand le corps se souvient.

Oui, c’est le corps qui garde en lui l’histoire de tout ce que nous sommes, même bien avant la conception. Disons le secret de famille. Le corps n’oublie rien, jamais, ou alors il se mutile, pour survivre. Dans ce formidable livre l’Empreinte, Alex Marzano-Lesnevich pose des questions qui vont très loin. C’est un récit qu’elle mène sur deux fronts : celui de la justice et de son combat contre la peine de mort, via l’histoire de Rick, pédophile assumé — il a toujours demandé des soins, jamais été entendu — qui a tué son petit voisin, Jeremy, six ans, blondinet, vivant seul avec sa mère. Et celui de sa propre histoire qui y trouve une résonance obsédante puisqu’elle même fut victime d’un pédophile, son propre grand-père, qui a abusé d’elle de longues années, mais dont la mère n’a rien fait d’autre quand elle l’a su que d’éviter que le grand-père reste dormir chez eux la nuit. Omerta complète. Même auprès de sa soeur, plus tard, violée elle aussi.
Ceci posé, c’est beaucoup plus complexe que ça. Alex Marzano-Lesnevich est d’abord étudiante en droit puis stagiaire dans un cabinet d’avocats et c’est alors qu’elle prend connaissance du dossier. Un dossier de plusieurs milliers de pages, de renvois vers des tas d’articles, de vidéos de procès ou d’aveux ou de témoignages. Là, devant l’assassin du petit garçon dont on ne saura pas s’il l’a abuser avant ou après le le crime, devant l’attitude de ce Rick qui va jusqu’à proposer du café aux équipes qui organisent des battues pour retrouver l’enfant alors que son corps est caché dans le placard de sa chambre que la police a déjà visitée (!), la jeune femme va trouver qu’il mérite bien la peine de mort à laquelle il est d’abord condamné. Elle n’en revient pas d’avoir changé d’opinion. Il lui faut comprendre pourquoi. Lui est dans le couloir de la mort.
Tout va peu à peu changer. Déjà quand elle voit que la propre mère du petit répugne à ce qu’on condamne cet homme à mort. Puis quand elle semble connaître un peu plus le criminel, le comprendre, lui qui a tellement cherché à ce qu’on le soigne, ou qu’on le tue. Sur des aveux qui changent souvent, on se demande parfois s’il n’a pas tué l’enfant pour ne pas à avoir à le maltraiter… Cela va durer des années. Il va y avoir un deuxième procès où la peine sera commuée en perpétuité, puis un troisième. Le passé du jeune homme est démonté : il est né d’une femme gravement accidentée, les hanches pulvérisées, hospitalisée, enfermée dans un corset de plâtre qu’il a fallu ouvrir pour que le ventre pousse car elle voulait garder ce bébé : victime d’un accident qui lui avait volé une fillette et surtout son petit garçon chéri, Oscar, décapité. Elle a été maintenue dans le coma puis assommée de puissants médicaments incompatibles avec une grossesse. Mais il semble normal à la naissance. Cependant, la tête d’Oscar , le petit frère, est récurrent dans ses rêves, toujours, alors que les parents ont gardé le silence et que nul n’en parle jamais.
Ce qui ébranle forcément l’autrice, victime elle aussi de douloureuses résurgences gravées dans le mémoire de son corps.
Ce livre est tellement riche et subtil qu’il est difficile de le réduire à ces quelques lignes. Il est passionnant, il ouvre des portes que j’ignorais, nous emmène dans d’autres champs de réflexion, c’est un puits presque sans fond dans lequel on est aspiré. Si elle-même semble (semble seulement) être apaisée par ce qu’elle a appris sur elle-même et sa famille, si ses lésions physiques et ses blessures mentales se sont partiellement endormies, le livre s’achève alors que tout n’a pas été dit du côté de l’accusé, la préméditation, le viol ou pas, un autre ADN que le sien sur la bouche de l’enfant, etc. Il est encore en prison, occupé à se rendre utile car il adore travailler, ça l’éloigne de toutes ses mauvaises tentations. Ce qui est troublant, c’est qu’on s’intéresse avec empathie au sort de cet homme. Il a maintenant la cinquantaine, elle finit par le rencontrer : le récit s’arrête.
(NB : Le titre originel est plus fort que l’empreinte : «  the fact of a body », « la preuve par le corps ».)

L’empreinte d’Alex Marzano-Lesnevich, 2017. Traduit par Héloïse Esquié. Aux éditions 10/18. 456 pages. Couronné de nombreux prix.

Texte © dominique cozette

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