Au fou !

Joy Sorman a passé tous les mercredis pendant un an dans deux unités de soins psychiatriques qu’elle a appelés, dans son livre A la folie, le pavillon 4B d’un hôpital psychiatrique (HP). Elle a donc côtoyé « les fous », schizophrènes, psychotiques, bipolaires, suicidaires et autres inadaptés de la vie courante d’aujourd’hui. Car avant, l’idiot du village ou le crétin des Alpes  étaient non seulement tolérés mais souvent fréquentés avec bienveillance. Ce n’est d’autant plus le cas que maintenant, on te les fiche en tôle pour cause de diminution drastique de chambres dans les HP et surtout de personnel, remplacé par d’impossibles et inhumains protocoles administratifs, comme partout dans les services publics. Mais ici, c’est encore plus cruel car chaque patient a une histoire. Chaque patient a une demande. Chaque patient est atypique. Mais tant pis pour lui, pour eux. On préfère les calmer, c’est tellement facile avec la panoplie de médocs sur lesquels les labos se font du blé : ici, le « soin » est dicté par la toute-puissante « gorgone administrative ».
Mais le livre de Joy Sorman n’est pas, au premier chef, un essai critique, c’est un reportage sur ce qui se passe derrières les portes closes des HP. Ce n’est pas réconfortant, on s’en doutait un peu. D’abord, on est accueilli par cette odeur de collectivité et de macération, de légume bouilli et de détergent, de sauce refroidie et d’inquiétude. Puis très vite, on croise cette société non désirée qui se manifeste comme elle peut, faute d’avoir les mots, le vocabulaire, la distance, le recul pour pouvoir en parler comme un malade à son médecin. Chaque résident.e est un personnage, avec son mode d’emploi (le transgresser peut être extrêmement déstabilisant, voire dangereux). Toucher, ne pas toucher, répondre, ne pas répondre, ne pas demander comment ça va, ne pas entrer dans son jeu, il faut être très attentif aux codes.
Les aides-soignant.e.s sont ceux qui les connaissent le mieux mais qui, paradoxalement, ne sont pas décisionnaires. Alors qu’avant il était simple d’autoriser un malade à faire ci ou ça, une pause cigarette, sortir en ville, choses anodines, il faut maintenant demander l’autorisation en haut lieu sans garantie de réponse. Déstabilisant et contre-productif.
Il existe aussi, dans cet HP comme certainement dans les autres, une chambre d’isolement. Il accueille les personnes trop violentes, trop dissidentes, qu’on n’arrive pas à raisonner ou à calmer. Il arrive que des malades réclament d’y être enfermés pour échapper à l’ambiance trop sonore du lieu : cris, appels, phrases hurlées en boucle, choses qu’on cogne sur les murs etc.
Il arrive aussi que des malades, en général chroniques, refusent de sortir. Certains, dès qu’ils vont mieux et qu’ils sentent qu’on va les envoyer en MAS, maisons d’accueil spécialisées, structures alternatives où en principe on vit mieux, se remettent à faire une grosse bêtise pour rester au 4B. Car la force de la routine, ce n’est pas rien. Ces malades qui ont une telle demande de sécurité, ne supportent pas d’être envoyés dans un endroit où ils ne connaissent rien ni personne.
Joy Sorman nous raconte tous ces gens, envoyés parfois ici contre leur gré (je me souviens que ça s’est fait sous Sarkozy : une horreur) ou parce qu’il n’y a ni famille ni solution. Leurs grigris, leur façon de la séduire, leurs comédies, leurs caprices, leur douleur, leur mal-être. Les soignants y sont aussi décrits, métier difficile, prenant, épuisant et sans logique depuis que leur humanité ne sert à rien face au protocole. Ils font ce qu’ils peuvent, avec sincérité.
Très instructif si on aime le sujet et plutôt déprimant sur le rôle des pouvoirs sur cette partie sombre de notre société.

A la folie de Joy Sorman. 2021 aux Editions Flammarion. 280 pages, 19€.

Texte © dominique cozette

 

La peau de l’ours

Dernier opus de Joy Sorman, la peau de l’ours est une fable. Elle y conte l’histoire d’un être hybride et sans nom dont la voix intérieure fera de lui le narrateur. Après sa découverte.
Tout commence dans un petit village avec l’adoration d’une jeune fille très belle, très gaie, par tous les hommes du coin. Autour rôdent quelques ours, respectueux d’un accord tacite pour la sauvegarde des villageois, parfois rompu par la mort d’un gamin suite au geste un peu brutal d’un plantigrade.
Suzanne mène un troupeau dans des alpages puis disparaît. On la cherche, le troupeau est là, intact, même pas trace de loup ou d’un autre prédateur. Rien.
En fait, l’ours, l’énorme ours, a eu un coup de foudre et l’a enlevée, entraînée dans sa grotte. Pendant trois ans, il l’a gardé là, derrière une énorme pierre qu’il roulait pour l’empêcher de sortir quand il s’absentait. Un jour, des chasseurs l’ont entendue, l’ont délivrée — évidemment, elle ne ressemblait plus à rien, la pauvre — et ont découvert horrifiés le fruit de leurs amours, un petit être mi-homme, mi-ours. La femme coupable est enfermée dans un ccouvent, on laisse le petit monstre traîner jusqu’à ce qu’un montreur d’ours l’achète. En grandissant, il prend du poil de la bête puisqu’il n’a plus rien d’humain, physiquement.
Commence alors pour lui , définitivement déraciné, une vie sans grandes joies, qui le conduit, de ventes en reventes, dans des petits cirques, dans des arènes où il doit jouer sa vie contre celle d’autres bêtes féroces, sur la mer où il voyage avec des tas d’autres bêtes exotiques capturées pour le plaisir de gens riches, et dont la moitié va crever, de traversées de déserts brûlants, puis dans un énorme cirque installé aux abords d’une grande ville où il se sent finalement bien. Pendant un certain temps. Au bout de ce temps, il est racheté puis exposé dans une fausse nature cimentée comme la fosse du zoo où il s’ennuie terriblement. Jusqu’à une drôle de rencontre, brève et intense, qui décidera de la fin de sa vie.
Avec ce livre, Joy Sorman continue de fouiller la frontière entre l’homme et la bête, et si cette bête-là n’en veut pas à l’homme de la traiter ainsi, elle est reconnaissante à la gent féminine de toujours sentir ce petit quelque chose qui fait de lui un être à part. Roman très original.

La peau de l’ours de Joy Sorman chez Gallimard. 2014. 160 p. 16,50 €.

Texte © dominique cozette

Rupture à la gare du Nord

On sort du métro gare du Nord et on suit la masse direction grandes lignes.
Les yeux pleins de larmes, j’y fais : les gares, c’est bien l’endroit le plus triste du monde.
Lui, sans se laisser troubler : Est-ce que tu sais si, là tout de suite, on est dans un lieu RATP ou SNCF ?
Le rat ! Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? Tu crois que ça va me consoler ?
Lui, calme : Non,  mais comme ça tu sauras : Pour savoir si c’est la RATP ou la SNCF, faut regarder le sol. Noir c’est la RATP, blanc la SNCF.
Tellement foutage de gueule que j’y dis : T’façon, dès que tu seras parti, je me jette sous le train.
Il se marre : Et comment qu’tu feras, grosse bête ? faudrait déjà qu’tu coures achement vite, et avec ces godasses !
Quoi, mes godasses ? Des compensées. Hautes. Très belles. En daim fauve.
Il ajoute : tu sais combien y a de gens qui se suicident sous les trains et les tromés, par an, en France ? 400 ! Dont 10% dans la zone nord.
Avec moi, ça fera 401, j’y rétorque. Et puis je me mouche. Je suis moche, j’ai le nez rouge, les doigts gluants, je rentre dans la catégorie des femmes plaquées, ça fait redoubler mes pleurs. Et je me mets à crier de désespoir. Il me plaque la main sur la bouche, je le mords, il me traite de chienne, se barre en courant. Je cherche un flic pour porter plainte, après tout ce mec me vole mon bonheur. Mais le planton me dit : Vot’ voleur, il a agi inside ou outside ?
J’y fais mais quoi, qu’est ce que ça change ? Ça va me le faire revenir ?
Y m’dit que ça change tout : inside, c’est les flics de la gare, et y en a pas bézef, 27 plus 5 gradés, et qu’avec le nombre d’incivilités…
De quoi ?
De crachats, si vous voulez, z’ont pas de temps avec ça. Mais si c’est outside, dans la cour, faut aller au commissariat du Xème. Feriez mieux de vous calmer.
On peut même pas s’assoir, dans vot’ gare…
Normal, on veut pas que les clodos prennent souche…
Mon mec est revenu, y me dit qu’y s’est trompé d’horaire, que du coup il reprendra le même TGV mais demain et est-ce qu’il peut rester dormir « avec moi » cette nuit.
J’y fais : y a pas que des TGV, dans cette gare. Y a aussi des TER, des Corail, des Transilien, le Thalys, l’Eurostar, et les Intercités.
Y me regarde d’un drôle d’air.
J’y dis : Le bordel pour gérer une  panne sur la voie ! Parce que tu sais quoi ? Y z’ont les mêmes droits, tous ces trains vu que les voies sont à tout monde !
Et ? (qu’y m’fait, en suspension dans la voix).
Rien, juste pour que tu saches que moi aussi, je l’ai lu, ce bouquin de Joy Sorman ! Et que figure-toi qu’il n’y a que deux agents pour patrouiller dans cette immensité  ! T’imagines ? 2 pékins !
Comme il a réponse à tout : Les suppressions de poste, je suppose. Alors ? Pour ce soir ? Tu me gardes ?
Je le reluque et d’un seul coup, il me paraît moche avec ses yeux de blaireau et ses crans dans les cheveux. J’y dis : ben non, c’est plus possible, j’ai fait valider ton départ, je devrais dire ta désertion, par mes services internes qui m’ont dit OK, on supprime son poste. Et basta. Voilà, désolée. Y a plus de triple A !  Casse-toi pauv’con !
Je vais quand même pas ruiner le reste de ma belle jeunesse pour un taré qui collectionne les Pif Gadget et les CD de  Doc Gynéco !

En résidence une semaine à la gare du Nord en mai 2011, Joy Sorman nous livre quelques secrets, infos et surprises découverts dans cet immense espace qu’est la gare du Nord. Petit bouquin (80 pages) sympa et instructif. « Paris Gare du Nord par Joy Sorman, à l’arbalète gallimard, 2011. Achevé d’imprimer à Mayenne… il n’est pas dit où il a été commencé d’imprimer. Va savoir, Edgar ! (Dunord !)

Texte et tableau © dominique cozette

Toit toit mon toit !

Joy Sorman, dans son livre Gros Oeuvre (2009) raconte 13 habitations.  Précaires, artistiques, mobiles, bricolées qui posent la même question : c’est quoi, habiter ?
Elle y parle de  Sam qui a passé 27 ans à construire sa maison seul,  au soleil du sud, afin d’y être père et qui a utilisé les meilleurs matériaux pour qu’elle dure le plus longtemps possible.
Elle y livre le défi selon lequel il fallait construire sa maison en une nuit pour qu’elle vous appartienne.
Elle vous décrit comment on vit dans un mobil home dans la friche de la Goutte d’Or ou dans les capsules japonaises toutes faites.
Elle nous apprend ou nous rappelle la folle aventure de Jean-Pierre Raynaud, très grand artiste contemporain, qui a cessé d’aimer sa femme le jour où ils ont emménagé dans la maison  qu’ils avaient faite ensemble pour y accueillir les futurs enfants : ils se sont séparés , et il a tout refait au cordeau, il a maçonné tout le mobilier, obturé les fenêtres et a tout recouvert, tout, de carrelage blanc. Il y a vécu. Parallèlement, en tant qu’artiste, il est devenu célèbre. Sa maison étant alors considérée comme une œuvre, il l’a fait visiter. Mais ça l’a vite dégoûté, toutes les souillures des gens sur ses carreaux blancs. Il a alors tout repeint  en kaki et a entouré sa maison de barbelés pour en interdire l’accès. Son entourage appréciant moyennement, il l’a de nouveau repeinte, tout en blanc et s’est installé à Paris, laissant tout tel quel. Quelques années plus tard, il y est revenu et a tout détruit, tout réduit en gravats qu’il a placés dans des pots pour en faire  … des oeuvres d’art.
Joy Sorman décrit aussi l’horreur à Sangatte, comment on y traite les migrants, comment ils sont contraints de vivre dans les bois.
Puis elle demande à passer une nuit dans la salle du comité central du parti communiste. On lui accorde une nuit mémorable.
Elle évoque la vie de Samir, ouvrier spécialisé dans les toitures, qui habite en clandestin dans les Sonacotra de chantier. Il y trouve son confort et parfois il y emmène une fille admirer les toits de Paris.
Elle imagine la suite de la vie de Grisélidis Real, la célèbre prostituée militante : elle aurait acheté un camping-car Mercedes avec un confort insensé, et elle y ferait quelques passes avec un vieux client, dans le plus grand chic.
Elle nous fait découvrir deux jeunes qui fabriquent des cabanes à base de palettes et de cartons, qu’ils installent près des sorties de métro pour qu’on les voie bien. Et qui sont vite récupérés par des sans logis et transportées dans des lieux plus discrets.
On rencontre GMT, un artiste découpeur de maisons qui fait des trous de formes variables dans les maisons ou les immeubles abandonnés. Et aussi un soldat allemand qui vit dans un bunker sur une plage normande
Enfin, elle nous raconte comment un collectif réussit à monter un projet avec les échafaudages Layher. Au début, ils font une sorte de jeu de meccano entre deux immeubles, puis une idée germe : pendant deux mois, 450 volontaires vont s’installer par trois dans des sortes de cases suspendues qu’ils vont construire et aménager avec le matériel fourni, un pack d’affaires défini, plus quelques objets personnels. Aucune intimité d’où nombreux échanges de partenaires, problèmes de proximité et de bruit difficiles à régler puisqu’il n’y a pas de chef, mais une belle aventure de jeunes l’espace d’un été.
Original.

Texte © dominiquecozette d’après le livre de Joy Sorman.
Peinture © dominiquecozette

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