Camus-Casarès, c'est l'amour à la page

Et des pages, il y en a près de 1450 dans l’édition Folio de leur Correspondance qui s’étale de 1944 à 1959, Camus étant mort dans un terrible accident de voiture le 4 janvier 1960. Comme quoi, dès le début, on sait que ça se finit mal, hélas.
Leur rencontre a lieu grâce à leur passion pour le théâtre. Lui écrit des pièces, elle est comédienne. Elle a vingt ans, il en a trente. C’est le jour de débarquement qu’ils se lient. Ils s’adorent immédiatement. Mais lui est marié (pour la seconde fois) et sa femme, Francine, a dû rester en Algérie pendant la guerre. Mais lors de son retour en octobre 44, les deux amants se séparent. Pour se retrouver par hasard boulevard Saint Germain en 1948. Ils ne se quitteront plus jusqu’à la mort tragique de l’écrivain. Pour autant, ils ne vivront pas ensemble. Camus tient à honorer son engagement marital et paternel, il a deux enfants et, même si Francine est assez vite au courant de cette passion qui détruit son couple, il s’efforce de rester avec elle, du moins auprès d’elle. Elle souffrira vite de dépression sévère. Maria, quant à elle, ne poussera jamais son amant à quitter son foyer, bien au contraire, elle ne supporterait pas de faire du mal à Francine et aux enfants. Néanmoins, du fait de leur métier qui les emmène partout, des relations communes qu’ils tissent, les amoureux ont l’occasion de passer de grands moments ensemble.
Les lettres étant livrées telles quelles, à la suite, et leurs retrouvailles (comme leurs conversations téléphoniques) ne sont pas relatées. On peut sauter trois mois entre deux courriers si on ne prend pas garde aux dates, sans qu’il y ait une indication de ce saut dans le temps. C’est la seul petit reproche que je ferais. A nous de deviner ce qu’il s’est passé entre eux à ces occasions. Les lettres sont assez explicites pour nous éclairer sur leurs états d’âmes.
Parfois, on y sent poindre une certaine lassitude, c’est le cas en 1950, lorsque Camus est soigné pour tuberculose dans une maison près de Grasse. Trois longs mois sans se voir car non seulement Francine est là, bien que de de façon très discrète, mais en plus Maria abat un travail de dingue de son côté : elle est tous les soirs au théâtre Hébertot où elle joue Dora dans Les Justes, de Camus avec notamment Serge Reggiani, elle enregistre chaque jour des pièces pour la radio, ce qui se faisait beaucoup dans ces années-là. Elle a aussi de nombreuse rencontres avec la presse, les auteurs ou réalisateurs, elle doit lire des manuscrits et des scenarios et elle s’occupe aussi de son père, un ex-ministre espagnol réfugié à Paris depuis l’avènement de Franco. Il est très malade. Ce qui n’empêche pas cette jeune femme pleine de ressource de lire abondamment, notamment La Recherche (où elle s’étonne et demande à Camus si Proust ne serait pas pédéraste car parfois il écrit comme une femme, voire comme une tante) et beaucoup d’auteurs russes. Elle passe aussi beauoup de temps la nuit et dans la journée pour répondre à son amant qui la harcèle pour savoir tout ce qu’elle fait en détail, il a terriblement peur se retrouver sans lettre le matin. Lui-même n’est pas de reste et produit beaucoup de son côté. En outre, ils tiennent chacun un journal dont on ignore la teneur. (Belle époque où l’in n’écrivait pas des textos en abrégé).
C’est passionnant car on les voit vivre. Aimer, attendre, patienter, se mettre en colère, désespérer… Elle ne se gêne pas pour, le traiter d’imbécile, « bête comme un lavabo », car il mal interprété son propos. On assiste à l’exercice de leurs métiers, on est dans les coulisses du théâtre, ou dans un voyage de tournée pour des conférences, on découvre leurs démêlées avec des personnalités, souvent Hébertot, ou les sociétaires de la Comédie Française où est entrée Maria (et qu’elle quittera) puis Jean Vilar… Beaucoup de personnages apparaissent de drôles de façon.
Ce qui est impressionnant, bouleversant, c’est leur volonté tenace de tenir un amour qui aurait vite fait de s’abîmer eu égard aux difficultés de rencontre. Ou à la souffrance de la jeune femme qui imagine l’autre intimité de son amant, la présence des enfants, le fait que Francine puisse avoir accès à une vie très banale avec lui comme se promener, alors qu’elle-même en sera privée à vie. Mais elle s’habitue à cette frustration.
Au fil de ce courrier abondant, les caractères se dessinent. Camus, souvent malade, isolé dans des maisons en Provence ou en altitude, doute beaucoup de lui-même et de son travail, on sent qu’il peine bien qu’il produise énormément, et porte une voix plaintive sur le sort qu’il fait subir à son amoureuse du fait de sa situatin maritale. Détestant Paris et les mondanités (même le Nobel ne semble pas l’émoustiller plus que ça), il se sent mieux dans le beau midi de la France, le Lubéron particulièrement où l’emmènent ses amis les Gallimard. Il finira par trouver la maison idéale à Lourmarin, qui reste la légendaire maison de Camus bien qu’il l’ait achetée quelques mois avant sa mort. Il n’en aura pas beaucoup profité. Par ailleurs, il voyage beaucoup et ce qu’il préfère, c’est parcourir l’Algérie, son beau pays où vit encore sa très chère mère.
Casarès, quant à elle, a un caractère bien trempé. Elle n’a peur de rien, se fout de la gloire, adore Paris où elle travaille principalement et où elle sort avec ses nombreux amis, mais cultive un amour particulier pour la Bretagne qu’elle retrouve dès qu’elle peut, nageant très sportivement et se roulant nue dans le sable mouillé. Elle est toujours sur la brèche, s’ennuie peu, c’est rare qu’elle se retrouve seule. Elle se couche très tard, se lève très tôt, avale des livres, fait parfois la fête et partage avec Camus une forme de rejet de l’entre-soi. Elle a aussi pas mal d’humour *.
Tous les deux entretiennent le feu de la passion, son incandescence car sans cet amour, il leur semble impossible de vivre. Dans ces textes écrits spontanément,  ils ne sont pas avares de descriptions de lieux, d’odeurs, de gens, de diverses sensations et fluctuations de leur mental que nous partageons avec gourmandise.
J’avais pensé lire une partie du livre, arrêter au bout de 300 pages pour un autre livre, puis le reprendre par ci, par là. Mais je n’ai pas pu m’en détacher d’une page. Ces deux amoureux m’ont secouée, leur amour m’a prise aux tripes, leur volonté farouche de s’aimer jusqu’à la mort a eu raison de quelques lassitudes. Eux-mêmes se lassaient parfois d’écrire toujours cet attachement alors qu’ils auraient pu le déguster sans un mot si la vie avait été plus favorable.
La lettre de Camus du 30 décembre 1959 commence ainsi : « Bon, c’est ma dernière lettre… ». C’était la dernière lettre de l’année avant son retour à Paris. Mais ça fait bizarre de lire ça quand on sait qu’il va se tuer en voiture quatre jours plus tard.
Ce livre est une somme extrêmement émouvante, une preuve peut-être que loin des yeux n’est pas loin du cœur et que la routine aurait peut-être interdit ce profond atteachement. Enfin, je dis ça…

Correspondance (1944-1959) par Albert Camus et Maria Casarès,  2017. Aux éditions folio. 1470 pages, 15 euros.

* Un passage amusant de Maria en 1956 : « Après je me suis promenée deux heures durant pour rentrer enfin avec les pieds déchirés d’ampoules. Je suis allée dîner avec une camarade — petite persane élevée en France et mariée en Angleterre — chez Martinez, un restaurant espagnol très élégant, très ennuyeux et sinistre, où l’on mange mal. Enfin, je me suis habillée en grand tralala, et je suis allée prendre Monique (Chaumette), Vilar, (Jarre) et Wilson pour finir la semaine en gaieté dans un night club. Malheureusement, la joie est rationnée dans ce pays. Il a fallu pour entrer dans cet endroit de plaisir remplir feuille sur feuille, montrer nos papiers, payer, devenir membre, mettre une cravate et enfin quand nous sommes arrivés à être dans la salle il était déjà minuit moins dix et l’on est venu nous prévenir qu’à minuit on nous enlèverait la bouteille de whisky et à minuit et demie les verres. Vilar a sorti sa pipe mais on lui a interdit de fumer. Pour aller danser sur la piste j’ai pris un chemin parmi les tables mais un garçon est venu me dire que ce n’était pas celui-là qu’il fallait prendre. »

Texte © dominique cozette

Social media & sharing icons powered by UltimatelySocial
Twitter