Edouard Levé, plasticien et écrivain d’une qualité supérieure, suicidé en 2007 à l’heure où sortait son livre, Suicide, sur le suicide d’un autre, fictif peut-être, a écrit en 2005 un bouquin formidable sur lui-même : Autoportrait, chez P.O.L. Il commence comme ça :
» Adolescent, je croyais que La vie Mode d’Emploi m’aiderait à vivre, et Suicide Mode d’Emploi à mourir. J’ai passé trois ans et trois mois à l’étranger. Je préfère regarder sur ma gauche. Un de mes amis jouit dans la trahison. La fin d’un voyage me laisse le même goût triste que la fin d’un roman. J’oublie ce qui me déplaît. J’ai peut-être parlé sans le savoir avec quelqu’un qui a tué quelqu’un. Je vais regarder dans les impasses. Ce qu’il y a au bout de la vie ne me fait pas peur. »
Et tout le livre est fait de courtes phrases le concernant sans vraiment de lien les unes avec les autres. Mais le portrait qui s’en dégage est le sien.
Je me dis que je devrais racheter un exemplaire de ce livre et noircir toutes les phrases qui ne me concernent pas. Ce qu’il resterait serait mon autoportrait, par Edouard Levé. La classe.
Pour en savoir plus sur cet artiste vraiment pointu, très beau portrait de Télérama ici
« Récolter, ramasser, garder le maximum de choses vues. J’aimerais pouvoir tout emmagasiner dans des entrepôts immenses où chaque objet aurait une place répertoriée. C’est ce que je fais dans mon travail, tout ce que je vois doit être reproduit, annoté et classé. Si le souvenir ne possédait pas sa trace il pourrait être oublié, tant de choses disparaissent avant même qu’on les ait retenues. »
J’ai découvert Sylvie Sauvageon au Salon Mac Paris en 2009. Son stand n’était pas loin du mien, ce qui me permettait d’aller le scruter de temps en temps. Oui, le scruter, scruter son travail de ouf qui, si on n’est pas au courant, peut ne pas accrocher l’oeil.
Comme cette oeuvre de 2,50 sur 3 mètres. Qu’a-t-elle de particulier ? Elle est entièrement réalisée au crayon de couleur. Vous imaginez le travail ! Cette image fait partie d’une petite collection de quelques autres décors aussi vastes, à l’échelle 1, plutôt désuets, qui témoignent de l’opiniâtreté de l’artiste à parfaire ce qu’elle entreprend. Ça s’appelle l’endroit du décor.
Sylvie fait des collections, de nombreuses et foisonnantes collections, commencées à une date précisée et toujours en cours. Les livres qu’elle lit, par exemple. Pour s’en souvenir. Tant pis si elle met plus de temps à reproduire à l’identique leur couverture qu’à les lire, c’est systématique. Un livre lu, un dessin au crayon de couleur.
Il y a aussi les collections d’objets, de choses vues en ville — principalement à Lyon où elle réside — ou lors de ses voyages.
Comme cette affiche sur un quai de gare, qui fait 185 x 130 :
Elle collecte des morceaux de Libé qu’elle redessine ensuite. Elle a réalisé une collection appelée « une seule image » : il s’agissait de reproduire la photo de Libé du jeune Tunisien qui s’est immolé, mettant le feu aux poudres de tout un peuple révolté. Quand elle a fini le dessin, elle l’a mis dans une enveloppe. Puis a fait le même, et la même manoeuvre. Et encore le même, jusqu’à épuisement de son intérêt. Alors, elle a sorti toutes les mêmes images pour constater qu’elles n’étaient pas vraiment les mêmes.
Il y a eu d’autres d’autres dessins gigantesques qui m’ont scotchée, comme cette caravane à taille réelle, exposée au Salon de Montrouge 2010, et aussi une imposante pelleteuse :
Toutes ces collections interminées sont triées, classées, référencées, rangées dans des boîtes elles-mêmes soigneusement classifiées. Car voyez-vous, ce que craint le plus Sylvie Sauvageon, c’est de perdre la trace. La trace de ce qu’elle a vu, lu, vécu, connu, effleuré. Rien ne doit partir dans l’oubli, tout est consigné sur le papier pour bien montrer que cet élément du monde est bien réel. C’est son disque dur. Le site de Sylvie mais aussi son blog sont passionnants car vous y découvrirez la densité de ses textes, la poésie de ses peintures du rien paysager qu’elle glane ça et là, la richesse de son obsession à saisir la vie, mine de crayon. Impressionnant !
Allez, une petite récré bien méritée dans ce monde de brutes !
Hanoch Piven est illustrateur.Il réalise de super et hilarantes caricatures de gens célèbres à l’aide des tas de petits objets qui font référence à chacun d’eux. Par exemple, Ahmadinejad a un sabre en guise de nez, un fouet pour la barbe et un moulin à prière (enfin, ce genre) pour la bouche.
Comme il n’est pas chien, Hanoch, il nous explique que tout le monde peut faire comme lui, qu’il n’est absolument pas nécessaire de connaître une quelconque technique pour réussir à faire des portraits. Il nous le montre sur une vidéo sur son site. Et surtout, déroule une série de portraits étonnants dans son site. Il met aussi des apps pour iphone ou ipad à disposition pour ceux qui ont envie de s’y coller. Sans plus attendre, voyons un échantillon de son talent :
S’agirait-il de Sacha Baron Cohen mais oh! mon Dieu, avec quoi a t-il fait la moustache ? Et les yeux ???
Celui-ci avec ses missiles dans l’oeil, m’est avis qu’il n’est pas très gentil. On s’en fout, il est mort. Mort ? Oui, c’est son fils, maintenant…
Le Capital et l’Inconscient. Non, je ne parle pas des candidats à la présidentielle…
Oui, ben lui, je ne donne pas cher de sa peau à Darwin si les néocons amerlocks anti-Obama infligent aux petites têtes blondes, brunes et crêpues leur crétine théorie créationniste…
Vous pouvez trouver une foultitude d’autres portraits et caricatures d’artistes variés dans Illustration Now ! Portraits, chez Taschen, 2011. 418 pages.
Cliquez ici et vous aurez une très belle déclaration d’amour, beau travail en équipe de divers artistes, talents mis en commun pour ce petit film court mais étonnant.
Réalisé par deux poids lourds du regard sur la société, Jean Rouch, cinéaste et Edgar Morin, sociologue, ce film, « Chronique d’un été », qui a été tourné l’été 1960 a reçu le prix de la critique à Cannes, en 1961.
Ce qu’en dit Wikipedia : « Paris, été 1960, Edgar Morin et Jean Rouch interviewent des Parisiens sur la façon dont ils se débrouillent avec la vie. Première question : êtes-vous heureux ? Les thèmes abordés sont variés: l’amour, le travail, les loisirs, la culture, le racisme etc. Le film est également un questionnement sur le cinéma documentaire : cinéma-vérité et cinéma-mensonge. Quel personnage jouons-nous devant une caméra et dans la vie ? »
Les protagonistes de l’affaire interviewent des inconnus dont certains entrent dans le groupe et tissent des relations qu’ils vont rejouer devant la camera. Car les auteurs pensent qu’on se lâche mieux dans une ambiance conviviale où l’on peut manger, boire et fumer. (Ils fument tous comme des dingues).
Ce qui est remarquable, c’est la pudeur des gens sur leur vie personnelle. Rappelons que les premières émissions psy où les gens déballaient leurs problèmes sont arrivées bien plus tard et ont fait scandale ! Donc, on ne parlait pas de ça, de la relation simplement amoureuse. Affaire privée. On pouvait juste évoquer le fait que oui, « dans mon foyer » ça va bien. Et c’était pas si mal, déjà. Une des filles — sorte de Béatrice Dalle italienne stupéfiante — qui est tombée amoureuse durant le tournage se confie mais c’est très critiqué par les autres, ensuite.
En revanche, on est plus loquace sur les conditions de travail qui sont assez épouvantables dans les ateliers Renault ou autre, où le petit chef a tous les droits. Il y a des millions d’ouvriers dont la vie se résume à métro, boulot, dodo. Et peur de se faire licencier. Il y a aussi les intellos, ou étudiants (on verra Régis Debray très jeune mais on ne le saura qu’après la projo).
Où ils vivent, tous ces gens, c’est loin d’être le minimum syndical. Souvent dans des piaules minables, sans eau ni chauffage, sous les toits en général et loin de Paris, déjà. Ils se lèvent très très tôt et le soir, ne font pas grand chose. Il n’y a pas grand chose à faire à cette époque le soir, pas de télé, pas de téléphone, pas de livres de poche… Les rues de Paris sont moches, toutes noires — Malraux n’est pas encore passé par là avec sa loi sur le ravalement — , les jeunes font adultes, soucieux, leurs engagements politiques sont déçus et la guerre d’Algérie les attend, pour les envoyer dans l’horreur durant 28 mois !
Une séquence drôle se passe à Saint Trop car Rouch trouvait que le film était tristouille. Et là, une starlette insensée, taille de guêpe,sosie cheap de Bardot, nous donne sa petite leçon de vie : c’est la mode de dire qu’on s’emmerde, à Paris, à Saint Trop, partout, mais elle, elle s’amuse bien, on la prend en photo, elle fait du ski nautique, elle profite joyeusement… une blonde qui finalement, n’est pas si conne. (je me souviens qu’effectivement pour faire bien, il convenait d’être « blasé ». Ça n’a pas tellement changé).
Alors quoi ? Tous ces gens qui affirment qu’on était des petits vernis, si on les envoyait vivre ces années-là, ben ils feraient une drôle de tête ! Je vous le dis en face…
Je vous ai parlé il y a peu de Roan-Jim Sévellec, artiste qui fait des boîtes ahurissante. C’est ici.
En fait, je viens juste de recevoir les photos qui vont avec. Vous verrez, c’est sidérant. Je vous rappelle que l’expo est prolongée jusqu’au 25 février. Voir adresse ci-dessous.
Encore une artiste incroyable ! Imaginez une immense pièce habitée d’une sorte de toile d’araignée gigantesque finement réalisée et impénétrable. Deux lampes placées pendant le « tressage » figurent un double coeur qui bat. Cette installation a nécessité une centaine de pelotes de laine noire et trois jours pleins à deux personnes, l’artiste et son assistant. C’est impressionnant de technicité, vous pouvez d’ailleurs voir la video ici.
Et quand c’est fini, vous demanderez-vous peut-être comme je l’ai fait ? Hé bien on détruit tout, voilà. Et si une institution ou un collectionneur a acheté l’oeuvre, elle sera entièrement refaite selon la géographie de l’endroit.
Pour ceux et celles qui, comme moi, sont abasourdis par le long travail de persévérance que représentent de tels installations, allez-voir cette installation exemplaire. En bonus, vous découvrirez une seconde oeuvre près de ce labyrinthe : une boîte en plexiglas qui contient une poupée prise dans les rets de laine plus fine, sorte de miniaturisation minutieuse de l’oeuvre monumentale.
Chiharu Shiotsa est née au Japon en 1972 et travaille à Berlin. Elève de Marina Abramovic, elle s’est nourrie du travail de Louise Bourgeois et Ana Mendieta. Elle a participé à de nombreuses manifestations internationales notamment la dernière biennale de Venise, elle a exposé à la Maison Rouge en 2011 et travaille aussi à des décors de théâtre.
Ce ravissement des yeux se trouve à la galerie Templon, à deux pas de Beaubourg. Et aussi du BHV où l’on peut acheter de la laine, des clous et des agrafes pour tenter de composer sa propre toile chez soi. Bon courage !
La minutie semble sans limites pour Ronan-Jim Sévellec qui confectionne des sortes de maquettes — le terme manque de poésie — d’espaces à vivre, vieux salons, ateliers, boucheries, toilettes de brasserie avec un réalisme sidérant. Réalisme dans la patine du temps, le fourbi témoignant de la vie présente, l’usure des objets, les traces au sol et aux murs, les carrelages ébréchés, la crasse aussi… Parfois, on a envie de dire « range ta chambre » devant tant d’accumulation.
J’ai découvert cet artiste dans Artension de ce mois et, bluffée par la double page représentant un atelier, j’ai couru à la galerie Antonine Catzeflis, à deux pas de l’église Saint-Roch ou de Colette qui a exposé aussi cet artiste cet hiver, et là, je suis tombée en catatonie devant son travail de fou. On peut passer une heure à détailler chaque boîte tant il y a de détails malgré l’extrême petitesse des objets : un mm pour un tube de peinture, et il y en a des dizaines…
Le plus étonnant, c’est l’ambiance poétique qu’il se dégage de chaque boîte car chacune possède son éclairage qui lui vient d’une verrière, d’une fenêtre ou de lampes. La galeriste m’a montré des photos de nombreuses créations dont il est impossible de croire que ce sont des petits décors. Il y a des bains avec serviettes mouillées jetées là, des lieux d’aisance où les minuscules objets de ménage sont restés en plan : balai, chiffon, Ajax ou javel, c’est stupéfiant, une boucherie avec des taches de sang dans la sciure…
Si vous avez envie de vous émerveiller, allez passer quelques moments dans les boîtes de Sévellec, vos petits neurones de l’art vous diront un grand merci !
Plusieurs photos reçues plus tard : ici
Une sorte de folie terriblement productive s’est emparée de Yoyoi Kusama, depuis son âge tendre, depuis qu’elle eut une hallucination de pois rouges alors qu’elle était à table. Validée par un psychiatre, cette folie devint l’emblème de son art qu’elle exerça principalement à New-York, dans les années 60, où elle explosa littéralement. C’est un travail de fourmi, sans relâche, qu’elle entreprend en créant de gigantesques peintures obsessionnelles, des Infinity Net, d’abord blanc puis en couleur, sans début ni fin.
Elle devint aussi une performeuse opiniâtre qui en appelait à la presse dès qu’elle se produisait avec ses modèles, souvent nus comme elle ou peints de pois, ou encore vêtus de ses créations textiles à caractère orgiaque.
Bien que très provoc, Yayoi exprime sa peur/hantise du sexe par la confection de myriades de sculptures phalliques souples, en tissu rembourré, dont elle tapisse murs, barques, mobilier, pièces entières. On a tous vu celles qui jaillissent du sol comme de superbes tentacules rouges à pois blanc ou réciproquement.
Il y a aussi ces espaces fermés, boîtes tapissées de miroirs qui renvoient à l’infini ses formes molles à pois mais aussi des petites étoiles qui changent de couleur : c’est magique de s’y recueillir !
Suite à des problèmes personnels aigus, Yayoi Kusama rentre à Tokyo en 73 et se fait admettre en hôpital psychiatrique pour s’y faire soigner. Depuis, elle y demeure et travaille régulièrement dans son atelier voisin. Elle réalise de grandes peintures très graphiques, très colorées, ainsi que de nombreuses autres choses car c’est une artiste protéiforme qui alterne films, romans, poésie…
Yayoi Kusama, née en 1929, a exposé dans de prestigieux musées. Une infime partie de son travail (150 oeuvres) forme une importante expo- rétrospective à Beaubourg jusqu’au 9 janvier, attention, c’est demain !, avant de partir à la Tate Modern de Londres puis au Whitney Museum de New-York.
Une expo hallucinante, variée, joyeuse, délirante, totalement frappadingue. Courrez-y !
Yayoi Kusama au Centre Pompidou jusqu’au 9 janvier. Lien ici.
Du très lourd ! Impressionnant ! Je parle des sculptures de Baselitz que je viens de voir au Musée d’Art Moderne de Paris. A coup de hache et de tronçonneuse, il nous découpe dans des troncs gigantesque des portraits de personnages bruts, vaguement peints d’une ou deux couleurs, voire recouverts d’un tissu imprimé, et toujours énormes : têtes de femmes et d’hommes d’un mètre vingt minimum, personnages de deux mètres cinquante qui vous toisent avec un certain humour. Les derniers sont des autoportraits où il porte une casquette avec inscrit « zéro » dessus et où le sexe pointu jaillit du short trop large.
Baselitz est né en 1938 à Deutschbaselizt, en Saxe, dont il empruntera le nom car il s’appelle Hans-Georg Kern. Son père, instituteur et bon citoyen, inculque l’idéologie nazie aux jeunes enfants et ainsi, Georg sera enrôlé dans les jeunesses hitlérienne dès 43. Par la suite, cette expérience totalitaire n’aura de cesse de l’interroger, Baselitz se défendant d’en porter une part de responsabilité vu son très jeune âge.
Jeune homme, il commence par peindre des paysages et des natures mortes, la pipe au bec, et se fait virer de son école d’art plastique pour manque de maturité socio-politique. Il décide de passer à l’ouest. Et y reste.
Gros scandale en 1963 qui va le lancer : pour sa première grande expo dans une galerie du centre très bourge de Berlin, il affiche un tableau intitulé « la grosse nuit foutue » qui représente un jeune garçon se masturbant. Tableau saisi, procès pour outrage aux bonnes moeurs, sa réputation d’artiste provoc est faite.
En 75, il innove en peignant ses portraits à l’envers, tête en bas, un moyen de « se libérer » du tableau.
C’est en 80 qu’il brandit la tronçonneuse pour des oeuvres qu’il expose à Venise. Il est définitivement un immense artiste.
Il serait dommage que vous laissiez passer cette gigantesque et formidable exposition. C’est au MAM jusqu’au 29 janvier 2012.
(En revanche, je ne vous conseille pas les cookies de la cafèt, secs et durs comme des copeaux).