Julian Barnes et sa mémoire qui danse…

Le livre s’appelle en réalité « une fille, qui danse ». Notez la virgule. Il est paru en 2011 mais vient de sortir en France. Sous couvert de roman —  une histoire avec ses multiples et exaltants rebondissements, le plus souvent inattendus — c’est une réflexion assez profonde sur la mémoire et ses déformations, la réécriture inconsciente des souvenirs, et l’assurance qu’il ne faut jamais s’y fier. Preuves à l’appui.
Arrivé à la soixantaine, Tony, à la retraite, considère ce qu’il a vécu jusque là comme très moyen, banal, voire médiocre. Elève moyen aux ambitions étroites, partenaire sexuel dérisoire, mari peu convaincant, divorcé, bon père peut-être, il revoit les années de son adolescence, la rencontre du trio de potes qu’il forme avec deux gars pas plus malins que lui, avec Adrien, d’une hauteur de vue qui les scotche, aux ambitions XXL. et bourré d’esprit. C’est un philosophe dans l’âme qui damne le pion aux profs et entre peu à peu dans leur complicité.
Tony revoit aussi sa première histoire avec une fille, Veronica, sorte de non-histoire car loupée à tous les niveaux et qui se termine assez lamentablement, avec une blessure  d’amour-propre résorbable. Un jour, il reçoit une lettre d’elle et d’Adrien lui annonçant qu’ils se sont mis ensemble. Tony leur envoie alors un mot où il fanfaronne, faisant de l’esprit sur leur couple dont il ironise la pérennité… Puis quelques temps après, il apprend qu’Adrian s’est suicidé. Mais qu’il a vécu un certain bonheur juste avant. Le suicide était une forme d’idéologie intellectuelle d’Adrian, rien de trop étonnant. Puis la vie étant ce qu’elle est, il passe à autre chose.
C’est quarante ans après que Tony reçoit un avis lui annonçant que la mère de Veronica  lui  lègue le journal d’Adrian. De nombreuse interrogations lui viennent à l’esprit… Or, pour le récupérer, il est obligé de passer par Veronica. C’est là où se joue le noeud de l’histoire, où il constate que la mémoire est traître, que les faits ne sont pas tels qu’on le croyait, que ce que l’on avait enfoui ou survolé est toujours là, de façon aiguë.
Et, au fur et à mesure des mises au point de notre héros sur ce qui s’est passé, l’histoire change, vire, se démonte, se reconstruit autrement.
C’est superbement orchestré et explicité, les remarques que fait l’auteur sur le sens de la vie, du passé, de la mort sont judicieuses et très intéressantes. D’ailleurs, ce livre a reçu le prestigieux Man Booker Prize.

Une fille, qui danse de Julian Barnes au Mercure de France, 2013. Traduit par Jean-Pierre Aoustin. 193 pages, 19€.

Texte © dominique cozette

Tout s’est bien passé pour moi aussi

Tout s’est bien passé est le titre du dernier livre d’Emmanuèle Bernheim et j’avoue que je n’avais pas trop envie de le lire, l’histoire du père qui demande à ses filles de l’aider à mourir après un accident vasculaire, merci bien ! Mais ce bouquin  était le seul à me tendre les bras sur la table des nouveautés de la médiathèque alors voilà.
Et finalement, tout s’est très bien passé pour moi aussi. Car ce bouquin n’est pas larmoyant, par la grâce du père qui était un être facétieux, cash et décidé et non pas ce vieux grabataire parcheminé dans une chambre puant l’urine qu’on pourrait imaginer. C’était un grand collectionneur d’art, homosexuel, père de deux filles et toujours marié à une femme distante, actif, mondain, sortant partout, le premier à tout connaître et tout savoir, homme de goût, connu comme le loup blanc dans tous les places to be.
Le voilà donc alité dans une clinique, le corps empêtré, la langue lourde et les doigts bloqués. En l’état de nourrisson à changer. Un corps qu’il ne reconnaît plus comme le sien et dont il veut résolument se séparer. Il a tout vu, tout vu, tout lu, il est temps de fuguer.
Pour les deux filles, c’est que de la douleur. Pour lui, c’est l’avenir radieux, la meilleure chose qui peut lui arriver. Elles doivent donc s’exécuter, trouver comment, prendre contact avec la bonne personne en Suisse, suivre les conseils d’un ami grand avocat pour ne pas se retrouver en tôle.
Mais ce dernier voyage va être tout différent de ce qu’ils avaient organisé car en France, ce genre d’opération est non seulement empêché, mais aussi durement puni par la loi. D’où des péripéties assez burlesques, complètement absurdes et pleines d’un macabre suspens.
C’est écrit de manière fluide, comme un compte-rendu fait au jour le jour, sans pathos, avec l’esprit pétillant du père qui veille au grain et que, bien involontairement, on se met à aimer !

Tout s’est bien passé d’Emmanuèle Bernheim, 2013 aux éditions Gallimard. 206 pages, 17,90 €

Texte © dominique cozette

La première chose, sont-ce les seins ?

C’est ce que suggère la première ligne du nouvel opus de Grégoire Delacourt dans la première chose qu’on regarde : « Arthur Dreyfuss aimait les gros seins ». La suite prouve qu’il sait aussi regarder d’autres choses.
Incroyable casting pour ce livre d’action amoureuse filmé dans un lieu de brumes où vivent les blondes ! Celle qui occupe l’écran est une star planétaire, Scarlett Johansson, qui vient chercher refuge chez le jeune et beau garagiste d’un bled de la Somme, dont on tombe amoureuses car franchement quand on est une femme…
La bande-son va nous illustrer tout ça pour que le rêve s’y incarne, et si Céline Dion n’est pas notre tasse de thé, on y croise aussi Bach, Barbara, Piaf et d’autres que je ne connais pas. Scarlett nous fait la grâce de s’exprimer dans un joli français avec accent, jusqu’à ce qu’elle devienne Jeanine.
Dans ce film-livre, tous les détails de tout complètent le décor puisque décrits avec précision : les mensurations, les dates de naissance et de mort, les kilomètres, les marques des choses, les caractéristiques techniques, les nombres d’habitants, les réalisateurs ou acteurs des films , les symptômes des maladies, plus plein de  noms connus et inconnus et de références de toutes sortes. Et en cerise sur le gâteau : de la poésie.
Dans cet univers s’écrit la brève et intense passion de deux paumés cabossés issus de quatre paumés cabossés — la vie n’est pas rose en baie de Somme, surtout quand on est d’une indicible beauté comme Jeanine, sosie de la femme la plus belle du monde, et que rien d’autre que ses seins, son visage, ses jambes, sa gloire n’intéressent l’humanité. A part notre jeune héros qui voit l’intérieur des gens comme l’intérieur des machines qu’il sait déchiffrer, démonter, réparer.
Il y a du vent, de la pluie, des étangs, des mères brisées, des gens de peu, de la Ricorée, eh oui, on est chez Grégoire-la-France-du-Nord-Delacourt.
Mais il y a aussi des très grands sentiments, et le bonheur, enfin, à portée de coeur, de main, de vie. Si ce n’est qu’on saura, assez vite, que tout ça finira mal. On a beau se dire mais non, j’ai mal compris, c’est juste pour mettre du suspense qu’il nous prévient, force est de constater que l’unhappy end s’approche à vitesse grand V pour briser ce fol amour qu’ils méritaient pourtant de savourer. Pour une connerie, en plus. Une connerie qu’il n’a même pas imprimée dans son cerveau saturé d’émotion(s).

Pour finir de lire ce roman comme on regarde un film, vous pouvezvaller voir les images qui l’illustrent dans le site de l’auteur, ici. Grégoire n’est pas publicitaire pour rien !

La première chose qu’on regarde, de Grégoire Delacourt aux édtions JCLattès,  mars 2013. 264 pages, 17 euros.

Texte © dominique cozette

Si t’es pas dans le Sattouf, t’as tout raté !

La vie secrète des jeunes III, c’est pas du tout secret si tu prends le tromé, si tu vas dans les bars de l’est parisien et les rues alentours. C’est comme les brèves de comptoir mais en BD, une page par anecdote et les anecdotes, c’est à base de toute la faune qu’on trouve dans ces quartiers de Paris avec quelques minuscules pointes ailleurs, donc les relous principalement, souvent hallal, les tassepés, les gros nases,  les cailleras, les petites vieilles autochtones, les mômes qui braillent, les p’tits cons et les jeunes filles en fleurs hum… en fait c’est la télé-réalité la pire mais comme c’est dessiné, c’est frais d’un seul coup !
Riad Sattouf (touffe de quoi, je vous demande) a un regard cash sur la société comme on dit et sait rendre poétique ce qu’on pourrait trouver glauque ou violent. On dirait des caricatures mais non, c’est du vécu, les idiomes sont transcrits tels quels, les comportements rapportés sans analyse, bref c’est du brut de coffrage. Et c’est vrai que c’est brut ! Je ne laisserai plus ma fille — ou ma mère — prendre seule le métro ! Je plaisante, ma fille a 40 ans, chienne de vie et ma mère est morte. Chienne de vie bis.
NB : Toutes les planches de l’ouvrage sont parues dans Charlie Hebdo entre 2010 et 2012.

Quelques strips pris au hasard sur le Web…

La vie secrète des jeunes III de Riad Sattouf. L’Association 2012. Avec une couverture au rouge scintillant, c’est très joli !

Texte © dominique cozette

Scotchant, Tran !

Le livre, c’est no présent, le pendant du no future punk, et c’est à vif, tranchant, cinglant. Ça fouette la tête et met le doigt où ça saigne. Le narrateur, lui, l’auteur, Lionel Tran a 18 ans. On est en 1989 et il gerbe avec une sidérance absolue tout ce qu’il a vu (subi ?) depuis sa naissance en 71. Tout y passe, les conneries de la télé, Action Directe, la génération Mitterrand, les hippies, Davina, SOS racisme, la salsa du démon… dans un rythme étourdissant.
Le garçon, juste bachelier, comprend immédiatement qu’il ne mettra pas les pieds une deuxième fois à la fac, ni au bureau ni à l’usine. Qu’il n’a rien à voir avec rien.
Par chance, ou pas, on leur file, à lui et à d’autres sortes de rebelles comme lui, un local vitrine, où ils s’installent. Aucune règle, surtout pas. Lui, il veut écrire. Il écrit mais c’est nul. Il n’y arrive pas.
Le local, c’est vite un vrai foutoir dégueulasse, personne ne se charge de rien, le moindre effort coûte et paraît démesuré. Alors, on fait quoi ? On deale et on se dope. On picole. On fait des collages, de l’art brut. On a beau s’appeler collectif, rien n’est collectif, chacun sa merde.
Néanmoins, notre héros s’escrime, cherche à comprendre, lit des trucs trapus. S’acharne à l’écriture. Mais rien. Rien n’est bien. Ça circule autour de lui, ça passe à des trips plus dangereux, on en meurt donc.
Un jour, on va décider de faire une expo de ce qu’ils ont produit. Nettoyage, aménagement, semblant d’organisation. Qui ne va pas durer. Il va bien falloir que ça s’arrête, qu’on passe à autre chose, ça fait des années que ça dure et rien ne vient, rien ne sort, il va finir par crever s’il ne réagit pas. Alors il va récupérer une autre piaule, celle d’un junky overdosé, et se mettre en quête d’un boulot. Imprimerie. Au moins, c’est là que commencent les livres.
Ce qui m’a scotchée, ce n’est pas cette sombre histoire, elle n’est pas sombre puisqu’il va finir par y arriver,  et que son acharnement est palpable. C’est la façon acérée de raconter tout ça. C’est extrêmement percutant. Ce sont des fragments terribles de précision, ou de réalisme, ou de véracité. En peu de mots, on y est. Pas de psychologie. Juste un clin de vue sur la situation. C’est très violent, claquant et interpellant.
Voulant en savoir plus sur Lionel Tran qui publie ce livre aujourd’hui, à 42 ans, j’apprends  qu’il a franchi la porte d’un atelier d’écriture et qu’il a été sauvé (lien ici avec un de ses mentors qui lui fait raconter longuement, en détail, son cheminement). Ce bouquin n’est pas un jet, contrairement à ce que j’avais pu croire, il a été extrêmement travaillé, recoupé, raccourci, pétri, récrit, sept fois en entier, et encore démembré une semaine avant l’impression. Un travail de dingue. Et ça vaut la peine. J’ai adoré.

No présent de Lionel Tran, chez Stock. 2012. 286 pages. (Je n’ai pas trouvé la bonne couverture sur Interne. Livre vert, sans bandeau).

Texte © dominique cozette

La force de Benameur

Oui, très fort, son dernier livre Profanes. J’y suis entrée sur la pointe des yeux car sa prestation à la Grande Librairie ne m’avait pas vraiment donné l’envie. J’ai pris le livre à la médiathèque et là, j’ai plongé. Un grand plongeon, pas de ceux qui font splash sur la chaîne du temps de cerveau disponible, ceux qui vous entraînent malgré vous vers un univers mystérieux, sensible et équivoque. Au plus profond du fragile et de l’intime.
Le héros est un vieux monsieur de 90 ans, ancien grand chirurgien du coeur , qui n’a pas digéré la mort de sa fille Claire à dix-huit ans et  le départ immédiat de sa femme qui, elle,  n’a pas compris son désir de retrouver la vie au fond de ses entrailles.
Il possède une grosse bâtisse qui aurait dû abriter une joyeuse famille mais la machine à bébés n’a plus fonctionné après la naissance de Claire. Le grand parc qui l’entoure recèle une cabane en bois, jamais rouverte, qui était celle de Claire. Il lui faudra pourtant y retourner avant le dernier grand saut.
Pour rouvrir le temps d’avant, ou percer le mystère de l’attachement, ou retrouver l’âme de ce qui a été vécu ou en retisser le lien, Octave Lassalle passe une étrange annonce pour trouver les quatre personnes qui vont, de leurs blessures jamais fermées, de leur pudeur mutique, de leur intuition secrète, l’accompagner dans la quête impossible de l’amour de sa fille, d’autant que la mère, pour le punir, a tout emporté d’elle, sauf une photo.
Tout ?
Ils l’aideront à se pencher sur le dernier vestige de Claire, comme un testament qui l’aidera, on non, à faire son deuil et vivre la toute dernière miette de sa vie.
Passionnant, attachant, original, sombre et lumineux, parfois friable aussi avec un côté éthéré dans le bon sens, comme un rêve puissant qui continue à  vivre malgré le réveil.

Profanes de Jeanne Bénameur, aux Editions Actes Sud, 2013. 280 pages.

Texte © dominique cozette

Les folles années 70/80 avec Pacaddicts

Il date de 2005 le gros pavé de plus de 800 pages qui regroupe les articles d’Alain Pacadis, le nightclubber le plus barge de l’histoire du journalisme français, mais aussi le plus fécond, le plus littéraire. Car même s’il se bourrait la gueule toutes les nuits jusqu’au coma, il écrivait sacrément bien, le p’tit père. Et il avait un beau bagage culturel.  A l’époque, je ne le suivais pas (je veux dire dans la presse, encore moins dans les virées), mais c’est drôle de retrouver toutes les  dingueries de cette époque clinquante et fêtarde, endopée et friquée, les énormes teufs du Palace, des Bains, du 7…
On y retrouve régulièrement ses potes et ses figures préférées de la nuit, Lagerfeld, Kalfon, Marc O, Bulle O., Garel, Jacno, Maria Schneider, Lio, Amanda Lear ou plus tard, Lavilliers, Tina Aumont.
Mais aussi Iggy, Buko, Andy, Burroughs, Gainsbourg dont il transcrit pour chacun d’eux des discussions-interviews-fleuves déjantées.
Il conte ses relations privilégiées avec le gratin du cinoche, de la mode, de la contre-culture, Nico et ceux du Velvet, les rockstars, les icônes punk et celles de la disco, puis du ska, la bande d’Actuel, bref de toutes les tendances qu’il attrape au gré de ses errances nocturnes, de ses shoots et de ses vomissures, de son manque et des descentes arides, ses addictions à tout ce qui fait le glitter de ces années-là, mélanges alcooliques, chimiques, toxiques, sexuels… Plus quelques articles de fantasmes trash très spéciaux qui ne pourraient sûrement plus paraître dans la presse classique de nos jours. A l’époque, c’était Façade, Libé, Palace Mag et quelques autres.
Ses chroniques prennent peu à peu la forme de journal intime où il y déverse son mal être et sa déchéance. Mais toujours d’une plume brillante.
On n’est pas obligé de tout lire, les très longs papiers sont croustillants, qui traitent de personnages littéraires, groupes musicaux, tendances nouvelles, drogues, socio des groupies…
On assiste à la soirée de vernissage du centre Pompidou avec VGE et toute la clique de ses ministres et amis présidents de Françafrique , au lancement d’endroits prétextes à de gigantesques fêtes à thèmes, généralement costumées, mariages branchés,  fiestas des fashion weeks qui ne s’appellent pas encore comme ça. L’énergumène, même en pleine déchéance physique, est toujours très sensible aux belles tenues, aux sublimes décors, à l’esthétique en général. Il cite volontiers les noms des couturiers qui ont paré les stars, les boutiques où beaucoup se sapent, les décorateurs, les peintres.
Dans la troisième partie du livre, après la mort de Fabrice Emaer, fondateur du 7 et du Palace, son protecteur, les chroniques de Pacadis s’orientent vers le compte-rendu sans trop d’intérêt avec juste l’intitulé du lieu, le prétexte de la fête et la liste des people croisés.
Ça se gâte de plus en plus avec les interviews  souvent bâclées de personnalités comme Distel, Macias, Rika Zaraï, Annie Cordy ou Line Renaud —  malgré tout le respect que je leur dois — et la décadence des toutes dernières années, quand sa route coupe invariablement celle de Jack Lang et de Monique, sa femme.

Nightclubbing, chroniques et articles 1973-1986 d’Alain Pacadis aux Editions Denoël. 2005. 836 pages.

Texte © dominique Cozette

 

 

Heureux les heureux, OK, mais moi ?

La question primordiale que je me pose après lecture du livre de Yasmina Reza est : Est-ce un bon  livre ?
Au début, après quelques chapitres, je me disais :  elle s’est pas cassé le tronc ! Oui, ça semble facile ces petites saynètes enfilées les unes derrière les autres sans rapport entre elles apparemment.
Erreur : elles concernent toutes des personnes qui ont un lien, dont on parle ici et là, dont il est question ailleurs ou dont une facette s’annule avec le point de vue d’après.
C’est vrai qu’elle aurait pu éviter de compacter chaque saynète en un bloc sans respiration. Pas de retours à la ligne, pas de paragraphes, ça n’aide pas toujours à comprendre qui parle ou qui pense même si ça fait joli.
Je vous donne un truc mais vous en faites ce que vous voulez surtout si vous avez une super mémoire contrairement à moi : notez la composition des familles ou des relations sur une fiche, ça aide à rendre le bouquin savoureux. Car l’écriture de YR est une belle écriture. Son observation des gens, des couples, est aiguisée, voire cruelle. Ses petites scènes de la vie domestiques sont jouissives.
Heureux les heureux, d’après une citation de Borges, est un livre du jour, bobo et parisien mais sans arrogance, le manque de lien fort entre les protagonistes fait qu’il s’oublie aussitôt lu, mais après tout, on s’en fout. C’est un livre de train, de métro même, qui atteint les meilleures places dans la liste des best-sellers, c’est quand même mieux que Musso et comparses.
Fabienne Pascaud, de Télérama, l’a aimé, Patrick Grainville, dans le Figaro, traite YR de Becket en bigoudis, un blogueur de L’Express la place au sommet de son art ainsi que Jean Birnbaum du Monde des Livres pour qui c’est le plus beau texte. Ailleurs, les avis sont partagés…
Heureux les heureux de Yasmina Reza chez  Flammarion 2013. 186 pages.

Texte © dominique cozette

Nashville chrome, belle musique !

Belle plume américaine, Rick Bass retrace dans ce livre l’histoire d’un immense groupe tombé aux oubliettes, the Brows, un frère et deux soeurs, qui grimpèrent au top des tops dans les 50’s avec, pour grand copain et fiancé… Elvis, encore débutant. Le livre n’est pas la restitution plate des dates, des faits. C’est beaucoup plus que ça, c’est un bouquet d’émotions et d’ecchymoses du coeur, plusieurs vies revues à l’aune de ce qui en fait le matériau : les sentiments. Et ils sont d’une grande richesse dans cette famille nombreuse — d’autres enfants y sont nés — vivant  de la forêt et de leur scierie. Il se trouve que Rick Bass, l’auteur, est un écrivain bûcheron et que le coeur qu’il met à cet ouvrage n’est pas étranger à sa passion de la coupe.
Très tôt, les voix des trois aînés sont repérés. Larges d’esprit, les parents les encouragent à suivre la voix artistique en participant à de nombreux radio-crochets. C’est là que le grand méchant loup les bouffe tout crus : il leur fait signer une décharge de tous leurs droits et bien que le groupe et les chansons que compose Maxine, l’ainée, soit toujours en tête des ventes, ils ne touchent pas un radis et dorment dans leur voiture alors que le producteur véreux se pavane dans les palaces.
Elvis, jeune glandu vocal, admire ces voisins à voix d’or et devient copain comme cochon avec la famille, accompagnant le groupe et chantant avec eux, partageant pêche à la truite et BBQ. Et s’éprenant de la plus jeune. Leur immense succès s’appelle « the three bells », il s’agit des « trois cloches » d’Edith Piaf à la sauce soul. A écouter sur leur page ici. (Il paraîtrait que Lennon venait juste d’en enregistrer sa version quand il a été assassiné).
Souvent, par manque d’argent, ils viennent se refaire à la scierie où le frère guitariste laissera deux doigts, leur père une guibolle, et un autre frère la vie. Peu à peu, ils se dispersent, et se retrouvent. Ils remboursent la fausse dette du véreux voleur mais d’autres styles musicaux ont pris la place. La vague Beatles —  avec le premier batteur desquels ils ont bossé — finissent de balayer leurs espoirs de grand retour. La jeune soeur a préféré un médecin de campagne a moitié sourd au King, le frangin annonce à Maxine que le groupe doit se dissoudre et Maxine, après un mariage calamiteux, se retrouve seule avec ses questionnements sur la gloire loupée, le bonheur raté et la retombée dans l’anonymat. Elle s’afflige de ce que les Brown n’ont pas un film sur eux et décide, à son grand âge, d’y remédier.
Formidable épopée superbement écrite comme tous les Rick Bass, qui nous conte l’Amérique profonde amoureuse de musique.

Nashville Chrome de Rick Bass 2010,  chez Christian Bourgois en 2012. 380 pages.

texte © dominique cozette

Les souris dans un labyrinthe c’est toi, c’est moi.

On nous manipule ! On nous dirige ! On nous oblige ! On nous contraint ! Partout ! Jusque dans l’intimité, on nous exhorte à nous comporter comme ça a été décidé en haut lieu. On nous a mis de la musique dans les hyper pour qu’on achète plus, on n’a mis que quelques caissières pour qu’il y ait une petite file d’attente — trop serait démotivant, pas assez serait dévalorisant — on a supprimé les guichets de la poste et c’est nous qui faisons tout le boulot mais dans un espace tellement plus sympa qu’on aime ça. On laisse les cuisiniers des Mc Do visibles pour leur mettre la pression en nous donnant l’impression que c’est nous qui contrôlons. Mais si l’on s’attarde à table, un petit système se met en place pour nous virer plus vite que ça.
On créé des endroits pratiques en voiture, zones commerciales et lotissements afin de ne pas nous entraîner sur d’autres voies que celles de la consommation, on fait des routes avec ronds-points, c’est vrai que c’est commode et plus safe mais il n’y a plus moyen de stopper quelque part sauf à aller dans les endroits faits pour. On ouvre tous les espaces, il n’y a plus de confidentialité dans les échanges, donc moins de conflits possibles. Dans les open spaces, l’intimité a disparu pour le grand confort du supérieur hiérarchique qui craint moins le dilettantisme, le favoritisme, la triche. A la place, l’anonymat,  le manque de relationnel, de repères, le bruit : donc l’insécurité.
Tout se brouille partout, l’espace comme le temps. Il n’y a plus de bureau ou d’horaires, de lieu de loisir ou de commerce, nous sommes dans la bulle imaginée par les maîtres du grand ordonnancement planétaire !
C’est un petit bouquin qui a le mérite de nous faire réviser toutes les notions sur l’organisation sociale avec une solide documentation. Et qui nous fait rire de celui ou celle qui dit :  je suis libre !

Par Elisabeth Pelgrin-Génel Des souris dans un labyrinthe, décrypter les ruses et manipulations de nos espaces quotidiens, réédition 2012, à la Découverte Poche.

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