Un arrangement bien compliqué

Elia Kazan a écrit l’Arrangement. Puis il a fait un film qui s’appelle pareil. On dit éponyme. Je ne l’ai pas vu mais je doute qu’il restitue le foisonnement de ce roman d’une densité extraordinaire.
Pour moi, l’histoire a commencé lorsque j’ai vu ce triste et magnifique film de sa femme Barbara Loden, Wanda, la fuite d’une d’une femme désespérée dans un paysage et une aventure non moins désespérés. Une superbe dérive. Ce film m’a laissé de profondes traces de mélancolie, il est devenu culte, comme on dit, mais n’a pas eu de succès à sa sortie. Barbara Loden est morte d’un cancer.
Ensuite, j’ai lu l’admirable livre de Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, poignant, (voir mon article ici). Et depuis, de loin en loin, je recherche l’Arrangement de Kazan, où il relate, romancée, une grande partie de sa vie, notamment ses rapports avec sa femme et ses péripéties avec une de ses maîtresses dont il tombe fou amoureux. Pour le malheur de tout le monde. Je voulais approcher, moi aussi, Barbara Loden, d’autant plus qu’ensuite, Kazan a réalisé le film dans lequel il raconte leur histoire mais que, horrible frustration, il fait jouer le rôle par une autre alors que Barbara EST le rôle, qu’elle joue admirablement bien. J’apprends que Barbara Loden n’en peut plus de ce mari terriblement macho et que Wand lui permet de le fuir.
Ce que raconte l’Arrangement, c’est tous les petits arrangements que fait le narrateur pour vivre sa vie comme il l’entend. Il suppose que tout le monde en fait autant, qu’il est impossible de vivre sans mentir, sans tricher. Les 200 premières pages sont consacrées à sa maîtresse et sa femme, l’ accident (suicide inconscient ?) qui le fait réfléchir, ses nombreuses rechutes lorsqu’il rompt et qu’il n’aura de cesse de réitérer. Puis arrive la partie sur le père de Kazan, un grec exilé qui a fait de bonnes affaires en vendant des tapis puis qui a tout perdu. Kazan raconte par le détail les liens plus ou moins lâches et douteux qui le lient à sa famille, ses frères, sa belle-sœur, leurs avocats. Il n’arrête pas de tout larguer, son job hyper bien payé de publicitaire (cf Mad men), sa femme, sa maîtresse, son deuxième job hyper bien payé de chroniqueur cynique. Il n’arrête pas de se détruire par l’alcool, la violence, la mésestime de soi etc. Impossible de résumer cette épopée touffue…
Mais le drôle, c’est que j’ai écumé les librairies pour trouver ce bouquin, épuisé (refusant de céder à Amazon) et que j’ai fini par dénicher chez une jeune bouquiniste installée devant Notre-Dame de Paris encore fumante, qui elle-même venait de trouver ce livre dans un carton, dont elle ne savait quel prix lui accorder. Je lui ai proposé 20 euros qu’elle a acceptés.
Il me reste à voir le film de Kazan pour boucler la boucle…
Et surtout de vous recommander encore le livre de Nathalie Léger, il est vraiment formidable !

L’Arrangement d’ Elia Kazan 1967. Traduit par Marie-France Watkins, 1969 chez Stock, épuisé. 476 pages.

Texte © dominique cozette. Photo de Kazan et Barbara Loden sur Internet

Sacrée robe blanche !

J’avais adoré un livre de Nathalie Léger sur Barbara Loden, Supplément à la vie de Barbara Loden, ex-femme de Kazan, tellement écrasée par lui qu’elle avait fait un film (devenu culte) totalement déprimant et magnifique sur la fuite d’une femme qui n’en peut plus. (mon article ici, qui m’a donné vraiment envie de le relire). Nathalie Léger écrit sur les femmes, surtout celles qui s’en sortent mal. Ici, dans La robe blanche, il est d’abord question d’une plasticienne italienne de 33 ans, Pipa Bacca, qui a entrepris une performance originale : porter la paix dans les pays qui avaient connu la guerre, en se vêtant d’une robe de mariage et en partant en stop. Accueillie avec bienveillance par les chauffeurs et dans ses étapes, elle finira violée, assassinée et nue dans le fossé d’un petit bled d’Istambul, trois semaine plus tard (La façon dont s’est comporté l’assassin très vite retrouvé est hallucinante !)
Ce qu’évoque Nathalie Léger, c’est la symbolique de la robe de mariée, l’attente très souvent déçue des femmes lorsqu’elles la portent. D’ailleurs, je ne l’ai pas compris tout de suite, mais la mère de l’autrice à qui elle a raconté son projet de livre, et chez qui elle demeure, fait une demande expresse à sa fille : profiter de ce récit de robe blanche pour y raconter son expérience, la sale expérience de son mariage. Elle ressort d’ailleurs la robe et l’enfile pour la convaincre. Effectivement, le jour du mariage, le futur mari lui annonce que c’est pas elle qu’il aime mais une femme mariée. C’est un joueur, un irresponsable qui laisse femme et enfants croupir dans la merde alors qu’il s’amuse ailleurs. Puis il décide de la quitter et réussit à gagner le procès du divorce en ayant convaincu tous les amis et même les cousins de sa femme de plaider contre elle, femme et mère plutôt exemplaire, d’où une humiliation non digérée.
Pour appuyer cette thématique, Nathalie Léger cite et décrit de multiples œuvres d’artistes concernant la robe blanche, le mariage parmi lesquelles Marina Abramovic, Marie-Ange Guilleminot, Niki de Saint-Phalle, Jana Sterbak…
Belle réflexion d’une romancière qui écrit court mais extrêmement dense et délicat.

La robe blanche de Nathalie Léger 2018 chez P.O.L. 140 pages, 16 €

texte © dominique cozette

Supplément (indispensable) à la vie…

Supplément à la vie de Barbara Loden, on en parle énormément car il vient de recevoir le prix des lectrices Inter. Je voulais le lire dès sa sortie mais il avait disparu de la médiathèque. Il était sur ma liste et puis, au fil des interviews de Nathalie Léger, son auteure, c’est devenu une envie pressante. J’avais vu le film Wanda quand il est ressorti en France il y a peu et j’avais été soufflée par l’ambiance qui s’en dégageait. Et par ce que j’avais lu sur Barbara Loden, sa réalisatrice- interprète, deuxième femme étouffée par son géant d’époux, Elia Kazan, dont elle a voulu, par ce film, s’affranchir.
Le film, d’abord : du noir et blanc sale, triste, déprimant. L’histoire d’une femme qui, sans préméditation, quitte son foyer, mari et enfant, bigoudis sous le foulard, sac en skaï blanc, pas d’argent. Puis qui fait une rencontre pas terrible. Etc. Allez le voir. L’idée de ce film est venue à Loden en lisant un fait divers : une femme, Edna, accepte de devenir complice d’un gangster à la manque pour braquer une banque. Il fait une liste très conne des choses à faire, ouvrir la porte, démarrer la voiture etc, mais elle rate une étape, se perd et lorsqu’elle arrive pour cueillir le gars, il est raide mort, tué par les flics. Elle est arrêtée et condamnée à 20 ans. Et elle remercie le juge pour cette sentence qui la met à l’abri de la vie, d’elle même, des décisions à prendre.
La passivité qui fait accepter beaucoup de choses, notamment par les femmes, semble être la trame du propos.
Donc Barbara Loden récrit une histoire brodée sur ce fait divers. Le tourne. Il sort en 70, un bide aux Etats-Unis où elle est prise à parti, forcément, par les féministes. Puis peu à peu, une « cultisation » de cet improbable objet cinématographique. En 1980, Barbara Loden meurt d’un cancer. On peut dire que c’est parce qu’elle n’a pas assez pleuré. Mais elle a fait beaucoup d’autres choses, en douce. Elle s’est beaucoup ennuyée, elle est partie tôt de son enfance pour jouer les pin-up de grande surface puis apparaître dans de petits rôles, et quelques autres, plus grands. Kazan la débusque à 25 ans, il en a 50, elle ne couche pas le premier soir. Je passe sur ce qui est dans le livre. Il l’épouse quand même plus tard, sinon, elle le quitte. Ils ont un fils qui ne voudra pas coopérer avec Nathalie Léger lorsqu’elle fera ses recherches.
Dans l’Arrangement, c’est d’elle qu’il s’agit. Son portrait, sa vie, par Kazan. Puis il va tourner l’histoire. Le problème, c’est qu’il ne va pas prendre sa femme qui EST le personnage pour l’incarner mais une autre actrice.
Tout cela s’imbrique dans l’esprit de Nathalie Léger quand on lui demande de rédiger une fiche cinéma sur cette femme. Elle ne pourra pas résumer la vie de Barbara Loden dans une page, il lui faut rencontrer cette femme, morte certes mais vivante quelque part. Hélas, peu d’écho, peu de bienveillance, des anciens du films ne veulent plus rouvrir cette page.
Alors, que reste t-il à dire ? Rien. Enormément. Car Barbara Loden, Edna, Wanda, et probablement Nathalie, c’est nous. C’est aussi la mère de Nathalie qui erre dans un centre commercial sans âme comme Wanda dans son paysage minier, l’horrible impression de ne rien faire de sa vie, de ne rien être de valable, de n’avoir aucune valeur et dont la seule puissance pour réussir à exister est de se laisser flotter, de ne pas lutter, de fuir nulle part, de rencontrer n’importe qui, de ne pas s’opposer au désir de l’autre.
Ce livre est passionnant car il génère de nombreuses réflexions sur tout : la vie, la mort, l’amour, le féminin, le corps, le mariage, la solitude, le désir, le viol. J’ai eu envie de souligner… toutes les phrases car toutes sont importantes. Nathalie Léger, pour illustrer certains propos, convoque Marguerite Duras, Emilie Dickinson, Virginia Woolf, et aussi des images, une femme d’un tableau de Hopper.
Il y a des passages hors sujet qui sont pile dans le sujet en même temps. Un long paragraphe où Nathalie qui a rendez-vous avec un jeune homme pour un document explique pourquoi elle n’aime pas les jeunes hommes. « je n’aime pas leur fraîcheur, leur raideur ou leur grâce, leur pétulance spermatique, leurs mains d’enfant.  Je regarde les jeunes hommes, je les regarde sous la ceinture, je les regarde très attentivement, je les détaille mais je ne les aime pas, on les fait rire facilement, c’est agréable, je fais rire celui-ci facilement, c’est agréable et ennuyeux, je ne voudrais pas mourir en compagnie d’un jeune homme. »
Sur la dynamique homme-femme : « L’homme que j’aimais m’avais reproché un jour ma passivité supposée avec d’autres. C’était dans la cuisine, au moment du petit déjeuner, il me dit avoir peur de cette façon propre aux femmes en général et à moi en particulier, pensait-il, de ne pas savoir ou ne pas vouloir s’opposer au désir encombrant des hommes, de se soumettre follement à leur demande. On dirait qu’il ne sait pas combien il est difficile de dire non, d’affronter la demande de l’autre et de la refuser — difficile et peut-être inutile. Pourquoi ne sait-il pas la nécessité parfois impérieuse de se couler dans le désir de l’autre pour mieux s’en échapper ? »
A lire absolument, 150 pages écrites gros mais dense, intense et sans aucun signe inutile.

Interview de Nathalie Léger ici.

Supplément à la vie de Barbara Loden par Nathalie Léger, 2012, chez P.O.L 150 pages imprimées dans la Nièvre.

Texte et dessin © dominique cozette

 

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