Le frère d’Edouard

L’effondrement est le dernier opus d’Edouard Louis confronté à la mort de son demi-frère, de même mère que lui, retrouvé un jour par terre, chez lui, terrassé par les abus de toutes sortes qu’il a pratiqués pour oublier qu’il était un raté et le serait toujours. Edouard Louis n’aime pas ce grand frère depuis longtemps, mais ce n’est pas réciproque. Le frère sans nom de cette histoire a toujours protégé Edouard, mal souvent, et a toujours admiré son opiniâtreté à faire des études puis sa réussite. Mais lui n’a pas su. Ses rêves étaient trop grands pour lui : il voulait briller, être célèbre. Il a quand même tenté de pratiquer des métiers qui l’auraient sorti de sa misère mentale : boucher, compagnon du devoir … Mais non seulement, il était moqué par sa famille mais surtout, il ratait. Alors forcément, il retombait dans l’alcool, le clope à outrance, la précarité.
Un homme a cru en lui mais là encore, ses retards, ses absences, ses addictions ont découragé ce chef d’entreprise qui lui a quand même offert un local pour y vivre, vous savez, les bureaux vitrés qu’il y a dans les garages. Treize mètres carrés, froid, puant l’huile de moteur puis bientôt la clope, les relents d’alcool, la mauvaise hygiène.
Contrairement à ses autres livres, Louis n’explique pas cette déchéance par un phénomène de classe mais par le rejet de ses parents et probablement la Blessure (dont il ignore tout mais qu’il subodore) qui l’a marqué à tout jamais. Pour appuyer ses tentatives d’analyse du frère, l’auteur s’est penché sur les études de psychanalystes renommés, d’où il présume de l’échec de la vie du personnage par son vécu familial.
Pour raconter ce frère qu’il n’a plus voulu voir durant des années, E. Louis a contacté ses proches notamment les femmes avec qui il a eu des histoires suivies. Oui, quand il buvait, il devenait très violent, raison pour laquelle elles l’ont fui. Mais la dernière femme parle au contraire de sa gentillesse, de sa tendresse, ce qui confère au personnage une mosaïque de sentiments.
Et puis on voit l’auteur dans sa famille, pour l’enterrement, chez la mère dans la Somme avec ses frères et sœurs et leurs dissensions, leurs réactions, leurs liens en fait.
Une sale histoire narrée qui commence ainsi : « Je n’ai rien ressenti à l’annonce de la mort de mon frère; ni tristesse, ni désespoir, ni joie, ni plaisir. » Tout est dit, sauf que c’est encore mieux dit dans le livre.

L’effondrement par Edouard Louis, 2024 aux éditions du Seuil. 240 pages, 20 €.

Texte © dominique cozette

Jacaranda

Après avoir fait un malheur avec Petit Pays, l’auteur-compositeur-interprète Gaël Faye nous régale avec Jacaranda, son deuxième roman tout aussi passionnant, couronné par le prix Renaudot.
Comme vous le savez peut-être, Gaël Faye est fils d’une Rwandaise et d’un Français, c’est un métis, ce qui a de l’importance dans ce livre où il est considéré comme un petit blanc lorsqu’il est au Rwanda. Difficile de s’intégrer. D’autant plus qu’il est né en France où sa mère s’est réfugiée en 1973, quand sévissaient déjà de sordides émeutes entre les différentes populations.
L’histoire commence lorsque Milan a douze ans, il est en sixième, il ne connaît rien de ses origines car sa mère n’en parle jamais, mais là, en 1994, le génocide explose dans tous les médias et le gamin, malgré toutes ses questions, n’aura aucune réponse concernant son pays d’origine, la vie de sa mère et même sa famille restée là-bas .
Arrive alors chez eux, sans qu’il y soit préparé, Claude, un gamin, il a le même âge mais est tout petit, il porte un gros pansement sur le crâne, il est effrayé et n’arrête pas de pleurer. Milan le prend sous son aile, il est trop heureux d’avoir comme un petit frère dont il faut s’occuper attentivement, d’autant plus qu’il ne parle que sa langue. Mais un autre jour, toujours sans qu’on l’ait prévenu, Claude n’est plus là. La mère dit qu’il a dû rentrer au pays pour être auprès de sa famille. Sans autre explication. Milan est dévasté.
Puis les parents divorcent. Milan a alors seize ans et sa mère a décidé d’aller enfin au Rwanda avec lui visiter sa famille (dont elle se garde bien de parler). Sur place, Milan revoit Claude qui est devenu jeune homme, plutôt bien dans sa peau et qui parle français. Comme la mère est partie voir sa grand-mère et son arrière grand-mère pendant toutes les vacances, Milan vit assez librement avec trois lascars qui boivent de la bière, stockent des disques et des livres au « Palais », endroit où l’un d’eux, Sartre, recueillait les orphelins. Ce lieu est toujours très vivant, plein de jeunes qui aiment faire la fête et s’enivrer. Milan commence a tisser des liens forts avec toutes ses rencontres et la tante chez qui il dort. Elle vient d’avoir un bébé, une petite fille qui aura de l’importance dans sa vie.
L’histoire nous entraîne dans la suite de la vie de Milan qui devient un homme. On commence à apprendre en même temps que lui l’histoire du pays colonisé, la cause des massacres, et la difficulté de vivre pour ses habitants, tueurs, victimes ou rescapés, condamnés à se réconcilier dans une paix de façade. Quatre générations joueront un rôle dans la construction mentale de la mythologie de notre héros.
Dès de début on s’attache aux personnages, sauf à la mère qui reste fermée pratiquement jusqu’au bout. On se réjouit des liens entre Milan et les jeunes Rwandais mais on se remémore forcément la terrible cruauté des tueries passées.
Au fait, le jacaranda est un arbre puissant, flamboyant, qui tient une belle place dans cette histoire.

Jacaranda de Gaël Faye, 2024, aux éditions Grasset, 228 pages, 20,90 €

Texte © dominique cozette

L’Amérique de Douglas Kennedy

En quatrième de couverture, le dernier livre de Douglas Kennedy, Ailleurs chez moi, est présenté ainsi (extrait) : Lors d’un salon littéraire en France, alors qu’il déjeune avec quelques écrivains locaux, Douglas Kennedy est apostrophé par l’une des convives qui lui lance qu’elle le trouve  » plutôt raffiné pour un Américain « .
Piqué au vif par ce qui n’était en somme qu’une flatterie maladroite, Douglas s’interroge : être américain, c’est quoi ?
Le début d’une quête sincère à la poursuite du grand mystère de l’âme américaine. Du New York d’après-guerre à une petite ville texane trumpiste, de souvenirs d’enfance en réflexions politiques, d’anecdotes hilarantes en citations littéraires, de notes de jazz en films inoubliables, un voyage étourdissant, passionnant, édifiant, drôle, émouvant, avec un guide de luxe : Douglas Kennedy himself…

Et c’est vrai que ce livre est passionnant, Kennedy raconte bien son pays d’origine dans le prisme d’anecdotes plus ou moins personnelles. Puisqu’il vit souvent ailleurs qu’à New-York, principalement en France, en Grande-Bretagne ou a Berlin, son regard est affuté par cet éloignement, cette distance qui lui permet un meilleur aperçu des sujets qu’il traite ici par thématiques : le New-York de son enfance, l’université, le jazz dont il est un vrai spécialiste, la religion, le puritanisme, la politique bien sûr et la crainte du retour de Trump (ça y est), le conformisme, les deux grands partis qui s’imbriquent souvent l’un dans l’autre. Et puis il nous conte ses visites dans des petites villes qu’il a choisies pour leur « bas coût » et où l’on peut acheter une maison à 30 000 dollars, ou leur folklore comme la Nouvelle Orléans d’où tout est parti, le jazz, la fantaisie, la tolérance envers les gays…
Je ne me sens pas apte à développer plus avant ce voyage très varié que j’ai entrepris avec lui et qui m’a donné beaucoup de plaisir. C’est un peu court comme critique me direz-vous mais il y a des jours où la paresse me terrasse, et qu’y puis-je.

Ailleurs chez moi de Douglas Kennedy, 2024 aux Editions Belfond, traduit par Chloé Royer. 260 Pages, 22 €

Texte © dominique cozette

Y a du Duras dans l’air de Fabienne Périneau

Oser sortir et crier est un roman bouleversant de Fabienne Périneau. Il est catégorisé roman mais en fait c’est sa vie d’actrice en gros mais pas que, qui naît de sa rencontre avec une pièce de Marguerite, Agatha, jamais jouée car MD ne veut pas. A dix-huit ans, Fabienne force pour rencontrer MD et la convaincre qu’elle est Agatha. Et elle a même le jeune comédien avec qui elle va former le couple frère-sœur. Tellement convaincante que MD leur ouvre la voie. La pièce va se jouer avec succès.
Et la vie continue. Après des amours heureuses ou moins, lui revient en mémoire, comme débloqué, l’inceste que lui a fait subir son frère du milieu. Et c’est exactement l’histoire de la pièce qu’elle n’avait pas comprise ainsi : elle n’y avait vu qu’un amour impossible. Alors elle se met à détester Duras, la pièce…
Une rencontre qui semble formidable se fait : un homme attentionné, certes qui vit un peu à ses crochets et a des goûts de luxe, mais très amoureux d’elle. C’est en fait un pervers jaloux qui la met sous son emprise, lui prend son argent, l’emprisonne. Période très noire.
Je ne m’étalerai pas sur tout ce qu’elle dit dans ce livre (qu’on peut écouter dans le blog En marge de France Inter avec Giulia Foïs.
Mais quand un autre homme entre dans sa vie, un homme qui la convainc de porter plainte contre ce frère qui a brisé la petite fille qu’elle était, le chemin se fait dans sa tête. Elle commence à en parler dans sa famille, ses frères et sa mère, mais ça ne passe pas du tout : on ne gâche pas une famille ainsi, c’est une vieille histoire etc… Le garçon reste le chouchou de la mère et plus personne ne veut recevoir cette fille qui raconte des choses qui fâchent. Ce qui ne l’empêche de porter plainte et se brouiller définitivement avec les siens.
Le livre n’est pas pleurnichard, il parle beaucoup de théâtre, de personnes avec le prénom et l’initiale du nom (faciles à retrouver), il est bourré d’anecdotes, il est passionnant.
(Fabienne a depuis rejoint des assos sur le défense des femmes…)

Oser sortir et crier de Fabienne Périneau, 2024 aux éditions Récamier. 224 pages, 20€.

Texte © dominique cozette


La femme de ménage

La femme de ménage est un thriller habilement agencé par Freida McFadden. Un sacré thriller. Dès le prologue, on est au courant : il y a du pas beau à voir à l’étage et le narrateur ou la narratrice a du souci à se faire.
Puis le roman démarre, trois mois avant cette fâcheuse découverte. Millie réussit un entretien d’embauche pour être femme de ménage chez une femme adorable, Nina, mariée à un riche homme superbe, sympathique et ils ont une fillette, exécrable… très mal élevée, qui fait tourner Millie en bourrique avec des caprices insupportables, sous les yeux indifférents de sa mère. Sa mère qui a aussi des comportements glauques avec « la bonne » alors qu’elle peut être si gentille la plupart du temps.
Millie ne peut pas se rebeller. Avant d’être entrée dans cette superbe maison, elle dormait dans sa voiture. Elle était sortie de prison, une peine de dix ans mais on ne sait pas pourquoi, et était sous contrôle judiciaire. Au moindre problème, hop, de nouveau au mitard. Elle n’en mène donc pas large mais est forcée de s’en accommoder même si sa chambre est une sorte de placard au grenier, qui ferme à clé de l’extérieur uniquement et dont la fenêtre ne peut s’ouvrir…
A la ville, des rumeurs courent sur cette mère qui serait folle (facile à croire vu son comportement) et aurait tenté de tuer sa fillette qu’elle adore. Une fillette toujours habillée de superbes robes blanches à fanfreluches sans aucun rapport avec la vie que mènent les autres fillettes.
Il y a aussi un jardiner, très bel homme qui ne parle pas anglais et n’a pas le droit d’entrer dans la maison. Encore une fois, bien que séduite, Millie se tient à carreau, malgré l’envie d’un petit câlin après un désert sexuel de dix ans.
Quant au mari, il est adorable, même avec elle, même quand sa femme est méchante. Il tente d’arrondir les angles, il la regarde de façon appuyée car oui, elle est jeune et belle même si elle fait attention à ne pas en jouer, à rester transparente.
Enfin, il y a cet immense problème : il rêve d’enfants, la petite fille n’étant pas sa fille, mais hélas, sa femme ne peut plus en avoir…
La tournure que prend cette histoire, cruelle, est absolument pétrifiante et inattendue. Malgré quelques passages un peu faciles au niveau crédibilité, l’autrice nous emmène dans une aventure implaccable dont il est difficile de s’échapper tant qu’on ne sait pas comment ça va se résoudre. Brrrr…

La femme de ménage de Freida McFadden, 2022. Traduit par Karine Forestier. Aux éditions J’ai Lu. 416 pages, 8,60 €

Texte © dominique cozette

De l’Irlande à Brooklyn

Brooklyn est le deuxième roman de Colm Toibin, auteur du très prisé Le Magicien. Il raconte une histoire palpitante située dans les années cinquante, qui commence dans un bled irlandais où vit Ellis Lacey, avec sa mère, sa grande sœur Rose, une belle femme qui travaille, joue au golf mais surtout, rapporte l’argent à la maison. Les trois frères sont partis travailler à Londres. La jeune Ellis ne trouvant pas d’emploi, est engagée chez une femme qui tient un commerce, une sale patronne qui profite de la situation de pauvreté de ses employés. L’avenir est peu joyeux quand une de leurs relations, un prêtre qui vit à New-York, propose à la jeune fille de l’y rejoindre car là, il y a du travail pour qui est sérieux. Il connaît une logeuse chez qui elle pourra s’installer en toute sécurité. Entre le désespoir de quitter sa famille et l’espoir de gagner de l’argent pour l’aider, Ellis balance. La traversée en paquebot en troisième classe vaut son pesant de vomi (oui oui). A New-York, elle travaille comme vendeuse dans un grand magasin, souffre du mal du pays, ne se livre pas. S’ennuie le soir car n’aime pas les autres filles qui partagent la pension. Ni la propriétaire qui les surveille toutes d’un peu près.
Puis en acceptant d’aider le prêtre à organiser une grande fête de noël pour les pauvres, elle fait des rencontres. Notamment celle d’un jeune homme qui l’invite à danser, un Italien (ce n’est pas très bien vu) qui a « malgré tout » de bonnes manières et sait la charmer en douceur. La relation devient sérieuse alors qu’elle doit retourner en Irlande pour de graves raisons familiales. Avec ce un voyage en bateau d’une semaine, on n’y va pas comme ça ou on en revient pas d’un saut de puce. Elle va devoir rester en Irlande quelques temps pendant lequel il va se passer des événements qui vont orienter le destin de la jeune fille.
On se promène dans ce livre à une époque sinistrée où les filles et les femmes commençaient à vouloir s’émanciper. Rien n’était pourtant gagné et l’étau autour d’elles toujours bien serré.
Beaucoup de suspense dans cette histoire assez lente, très descriptive mais dont on bout de connaître la suite. Ce livre a été écrit en 2009. Mais une suite vient de sortir, qui s’intitule Long Island et se passe vingt ans plus tard, j’ai hâte de l’acheter, j’attends juste qu’il soit en poche car mon budget bouquins n’est pas illimité.

Brooklyn de Colm Toibim (2009), traduit par Anna Gibson, au Livre de Poche. 380 pages, 8,90 €.

Texte © dominique cozette

Le romantisme érotique d’Emma

Il ne s’agit pas d’Emma Bovary mais d’Emma Becker qui avait eu le cran de passer un an dans une maison close pour y écrire un livre sur la prostitution. Que je n’ai pas lu. Elle ne manque pas de cran non plus, cette belle autrice pour évoquer, au jour le jour, sa passion amoureuse dans Le Mal joli. Une passion amoureuse axée d’abord sur le désir pour la queue (je ne travestis pas ses mots) de son nouvel amant, un beau noble de St Germain des Prés, coureur de jupons, de coups d’un soir, comme elle, et écrivain comme elle. Ce qui est bien pratique pour se trouver des plages de rencontres, signatures, festivals de livres, etc… et s’envoyer en l’air avec une fougue absolument délirante. Absolument délirante, parfaitement.
Antonin, son amant, entretient une relation un peu lâche depuis cinq ans et est père d’une ado. Emma, plus contraignant, est mariée et mère de deux enfants en bas âge. Pas très pratique tout ça d’autant plus qu’elle vit dans le Sud.
C’est elle qui le cherche au début et elle le trouve. Peu à peu, l’attrait de leurs corps dont ils ont libéré toutes les digues d’inhibitions laisse une place grandissante à des sentiments plus profonds, des manques douloureux pour l’un comme pour l’autre, surtout l’été où lui s’exile dans son île mexicaine pendant deux mois et demi. Deux mois et demi ! Mais quel enfer ! Le mari d’Emma est peu présent mais elle-même se rend bien compte qu’elle néglige totalement ses petits tellement la pensée pour l’autre est envahissante.
(NB pour ceux qui picolent, c’est un livre de bourrage de gueule dans presque toutes les rencontres. Ça décomplexe un peu).
Donc un bouquin assez marrant parce qu’elle s’en donne à cœur joie de décrire certaines pratiques sexuelles, notamment celles qui tournent autour du cul si je puis m’exprimer comme elle, lavements, introduction au ralenti de la verge puis son goût pour l’anulingus dont elle ne nous prive en rien. Un vrai tuto ! Son amant en redemande, il frôle le priapisme pathologique, bref ils n’arrêtent pas. Et puis elle nous livre aussi des théories sur les meilleurs coups qui sont plutôt de droite (à vérifier, mes amies), nous dévoile les personnages typiques du monde éditorial et ses problèmes avec le pet. Voilà, c’est lâché. On peut dire aussi que c’est bien léché (ah ah que je suis drôle !). C’est donc un livre intéressant, distrayant, instructif mais avec quelques longueurs / langueurs quand le monsieur est dans son île. Les SMS sont un peu longuets. Mais ça passe crème comme on dit chez sodomites bretons (ah ah, mais qu’est-ce que j’ai aujourd’hui ?). Le Masque et la Plume en ont fait leurs choux gras.

Le mal joli d’Emma Becker, 2024, aux éditions Albin Michel. 416 pages, 21,90 €.

Texte © dominique cozette

La Petite Bonne

Très très beau livre de Bérénice Pichat qui nous conte trois jours de La Petite Bonne chez les Daniel, dans les années 30. Les Daniel, un couple de bourgeois mariés depuis longtemps. Lui, Blaise, a été grièvement blessé lors de la Grande Guerre et, malheureusement, un chirurgien s’est acharné à l’opérer plutôt que de laisser à sa belle mort. Ce que le pauvre homme ne cesse de ressasser. S’il le pouvait, il s’enverrait ad patres, il possède un Lebel mais comment faire quand on est mutilé de partout, plus de bras, plus de jambes ? Ne parlons pas de son visage, fracassé, horrible, dégoûtant, qui lui interdit les visites, il fait trop peur. Sa femme ne l’a pas quitté, elle s’efforce d’être la femme parfaite d’un grand malade dépendant, de s’occuper de lui avec application. Mais sans grande tendresse.
La Petite Bonne vient travailler régulièrement chez eux. Alors Blaise, un jour, demande à sa femme d’aller re-vivre enfin, prendre du plaisir chez leurs anciens amis lors d’un week-end de chasse. Et la Petite Bonne, qui n’a pas de nom, s’occupera de lui. Blaise ourdit un plan fondé sur la présence et la docilité de cette petite personne qui ne l’a jamais approché. Ancien pianiste, il croupit dans sa pièce, le regard vers l’extérieur, sans rien pour le distraire. Elle voit que son dos.
L’épouse, de son côté, ne passe pas du si bon temps que ça, elle a perdu l’habitude, elle attend trop de ce moment de liberté et puis ses amis, bof.
Pendant ce temps, les deux handicapés (la bonne l’est socialement, consciente de sa place) doivent s’apprivoiser. Il faut bien qu’il mange, qu’il soit propre… C’est cette situation incongrue entre deux êtres incompatibles qui va créer un improbable échange qui va bouleverser le mari et sa vision de la vie.
La forme de l’écriture est originale, majoritairement en vers libres, c’est la partie de la Petite Bonne, des pensées simples, courtes. Quand il s’agit d’un des personnages du couple, retour à la prose, plus sophistiquée, avec des adjectifs, des adverbes, des phrases longues, classiquement bourgeoises.
Belle histoire qui laisse un goût d’amertume mais ravit les papilles du cerveau (oh la la !)

La Petite Bonne de Bérénice Pichat, 2024 aux éditions Les Avrils. 270 pages, 21,10 €

Texte © dominique cozette

Jaenada est de retour

La désinvolture est une bien belle chose est le titre du dernier livre, dernière enquête de Philippe Jaenada, phrase tirée d’un livre dont j’ai oublié la référence. Cette fois encore, après toutes ses recherches sur des disparus, Jaenada s’attaque à une autre histoire : ayant vu la photo de « gosses » (des ados de 16/18 ans) attablés dans un café de Saint Germain des Prés et avoir appris que la très belle Kaki, 18 ans, s’est défenestrée alors que la vie lui souriait — tout le monde l’adorait et elle vivait un bel amour dans un petit hôtel avec un soldat américain sous les yeux duquel elle s’est suicidée — il veut en savoir plus. Cela lui a rappelé la Ballade du Café triste (autre titre emprunté) de Modiano qui a lui aussi fréquenté cette sorte de havre de gentillesse appelé Chez Moineau. Un petit café crade, moche, minuscula, avec un couple qui accueillait à bras ouverts tous ces petits moineaux affamés, gais et existentialiste. Il veut en savoir plus, Philippe, on le connaît, il fouille, il farfouille, il a une armée d’informateurs bien placés, même dans la police, pour retrouver TOUT ce qui concerne un personnage.
Et c’est ce qu’il va se passer dans ce livre de 496 pages. Ça commence à Dunkerque où il avait déjà enquêté sur Pauline Dubuisson (La Petite Femelle), celle qu’avait jouée BB dans la Vérité, qu’avait trahie Clouzot en en faisant une excitée. Donc, il est avec sa femme dans cette ville et au lieu de rentrer avec elle à Paris, il décide de faire le tour de France par les bords, d’abord par la côte et quelques villes balnéaires, ensuite par des villes frontières.
Le livre est très fouillis. Et très fouillé. L’auteur s’enregistre puis c’est rejeté ainsi sur le papier. C’est l’impression que j’en ai. S’y côtoient les résultats de recherches que lui envoient ses collaborateurs/trices, ses impressions sur la ville et les anecdotes que tout ça lui évoque.
Concernant le café et Kaki, on va y rencontrer quelques pointures de l’époque, notamment Guy Debord qui fréquentait la même bande. Il est aidé aussi par un livre de photos qui a immortalisé toute la clique. Au fil des pages, la famille de la jeune fille va être retrouvée, et c’est pas du nanan, enfance difficile etc… ! jusqu’aux pages finales où il ira sur sa tombe retrouvée. Quelle opiniâtreté pour avoir déniché tous les détails de la vie de ces gens soixante-dix ans après. Incroyable. Mais parfois fastidieux.
Là je recopie un avis qui exprime ce que je veux dire : Étant pourtant une inconditionnelle de Philippe Jaenada, je dois cependant avouer que j’ai été à deux doigts de renoncer à ma lecture, tant les personnages étaient nombreux, les références à d’autres tout aussi nombreuses, et même le conseil de l’auteur nous invitant à ne pas s’embêter à retenir tous les noms ne m’a pas complètement convaincue. J’ai dû persévérer encore un peu et ne l’ai pas regretté tant, petit à petit, j’ai été captivée et émue par ce roman psycho-géographique, et me suis prise d’affection pour ces émouvants Moineaux et particulièrement pour cette magnifique Kaki représentée sur la très belle photo de couverture du roman.
Oui, un livre passionnant quand on apprécie ce genre et qu’on aime Philippe Jaenada, ce qui est mon cas.

La désinvolture est une bien belle chose de Philippe Jaenada, 2024 aux éditions Mialet-Barrault. 496 pages, 22 €

Texte © dominique cozette

Un super (vieux) Murakami

J’ai relu Au sud de la frontière à l’ouest du soleil (vous parlez d’un titre !) que j’avais complètement oublié (c’est pour ça que je fais mes articles) de Haruki Murakami, qui date d’avant le smartphone, on n’a plus l’habitude de lire des histoires contemporaines sans cet accessoire envahissant.
C’est une histoire tendance sentimentale avec un chouïa d’érotisme, beaucoup de suspense, énormément d’états d’âme et des personnages extrêmement bien campés. Imaginés, plutôt. On les voit tellement ils sont bien représentés.
Le héros nous livre ses amours marquantes. Et ça commence à l’école, quand il devient ami avec une fillette qui comme lui est enfant unique, ce qui est rare et mal vu des autres enfants à cette époque, ce qui les rapproche, d’autant plus qu’ils sont voisins. Les parents de Shimamoto-san, la fillette, sont amateurs de jazz et les deux pré-ados ne cessent d’écouter les standards dans le salon. Ils sont extrêmement proches, lui est l’amoureux innocent de la gamine, c’est un sentiment très fort. Hélas, ses parents déménagent et bien qu’ils ne soit pas très loin, il ne va pas la revoir, par manque de confiance en lui, peur d’être rejeté.
Puis au lycée, il tombe amoureux d’une jeune fille dont il a été attiré comme jamais, mais il va mal se comporter, elle va en souffrir, il n’est pas fier de lui. Le temps passe, il fait des études de lettres, exerce un travail sans intérêt dans une maison d’édition, petite vie sans envergure. Il n’a pas de grandes ambitions, il pense souvent aux deux filles qu’il a le plus aimées il y a déjà des années. Puis rencontre celle qui deviendra sa femme.
Là encore, c’est une attirance irrépressible qui le lie à cette femme. Il l’aime vraiment. Ils ont deux fillettes. Son beau-père, un entrepreneur pété de tunes, l’aide à se reconvertir. Il monte alors un café, un bar de jazz, puis un deuxième. Il n’ira pas plus loin malgré le succès, cela lui suffit.
Un beau jour, Shimamoto-san se pointe au bar ce qui va bouleverser sa vie. Ils ont 37 ans, tous les deux et des souvenirs très prégnants. Que va-t-il se passer ? C’est tout le suspense de ce livre où le héros se torture avec des tas de regrets, de questions, de pensées coupables, de raisonnements, de frustration, d’envies, de désir.
C’est une histoire terriblement intéressante où l’on ressent les pensées d’un homme en proie à un inoubliable amour en lutte lui-même avec l’amour présent, celui pour sa femme et ses enfants, tout ce qui germe dans sa tête, la folie de l’attente de cette personne qui ne viendra peut-être jamais. Un homme torturé par les spéculations, les fantasmes, le mystère…

Au sud de la frontière à l’ouest du soleil de Haruki Murakami, 1992. Chez 10/18. 260 pages, 8€.

Texte © dominique cozette

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