Apeirogon, quel souffle !

Apeirogon : c’est une figure géométrique au nombre infini de côtés. Apeirogon, c’est aussi le titre du livre incroyable de Colum McCann composé de mille chapitres-paragraphes, la plupart assez courts, pour évoquer son thème central : la mort dans des attentats de deux fillettes, l’une d’Israël, l’autre de Palestine. Et autour, un patchwork d’événements plus ou moins proches, souvent très lointains de ce drame que trame l’auteur pour nous expliquer des centaines de choses qui font que cette horreur improbable ait pu avoir lieu. On en apprend, des choses. En premier lieu sur les oiseaux migrateurs dont le couloir passe par le ciel de ces pays. Plusieurs petits chapitres nous montre le vol de ces animaux, leur façon de se positionner en triangle pour économiser de l’énergie, la chasse que certains leur font, les lance-pierres qui les atteint. Car les pierres font partie de l’arsenal des armes utilisées par les gens d’ici. Et la balle qui a atteint une des fillettes. Ou un éclat d’obus, pour l’autre.
On assiste aussi, bizarrement, au dernier dîner de Mitterrand, celui des ortolans, quelques jours avant sa mort. Puis la visite de la Croix-Rouge dans un camp d’extermination, autorisée par les nazis qui vont le rendre joli et acceptable. Et plus loin, la mort dans les chambres à gaz du musicien qui a merveilleusement joué ce jour là. Il y a aussi cet équilibriste qui tend des fils entre des montagnes et des monuments, qui marche à des hauteurs vertigineuses, qui, un jour, a traversé la vallée entre les deux pays ennemis pour y porter un message de paix, mais il y a eu comme un raté avec la colombe qui ne voulait pas s’envoler, gaguesque. McCann raconte, ailleurs, la composition « muette » de John Cage, un morceau en trois mouvements totalement silencieux. Le rapport avec le livre en est le titre qui est le prénom d’une des deux fillettes disparues.
L’auteur donne des détails sur un nombre incroyable de choses, d’événements, sur des origines, des sources. On a l’impression parfois de scroller un réseau intelligent où chaque anecdote est savoureuse, brillante, instructive. mais toujours revient à la mort des fillettes et surtout à leurs pères, unis plus tard dans un association pour que cessent ces ignominies, ces guerres, les tueries d’innocentes victimes. Les pères portent la bonne parole avec d’autres parents ayant perdu un fils ou une fille, racontant leur cauchemar et tentant d’empêcher des vengeances assassines. Conférences plus ou moins bien acceptées dans certains pays.
Au milieu du livre, au chapitre 500, il existe un long chapitre 1001 où le père d’une fillette explique, lors de sa conférence, son chemin de croix pour savoir où était sa fille, morte ou pas, introuvable, puis l’effondrement. C’est comme un film, on y décrypte toutes les images et sensations terribles du père. De même pour l’autre récit, l’autre père. Ils sont réels, ce qu’on apprend est vrai, la mort des fillettes et tout ce qui contribue à les commémorer pareil. Puis les « petits » chapitre reprennent, avec une numération de 500 à 1.
Moi qui n’y connais pas grand chose dans le conflit israélo-palestinien, j’ai appris énormément de choses, de façon fragmentée et d’autant plus accessible. Chaque épisode est illustrée à hauteur d’homme, de personnes qui souffrent, ou pas, de gens qui vivent. La vie des gens, anecdotique et tellement précieuse. Le cauchemar des check-points où règne l’arbitraire d’une arrestation. Le langage des plantes entre elles pour communiquer, le « cri » des fleurs quand on les coupe, ces recherches acoustiques d’une incroyable finesse utilisée justement dans les check-points pour traquer les moindres sons…
Ce livre est une mine, il m’a passionnée, je l’ai fait durer le plus longtemps possible pour m’en repaître encore et encore. C’est magnifique, ne vous privez pas de cet immense plaisir.

Apeirogon de Colum McCann, 2020. Editions Belfond, traduit par Clément Baude. 510 pages, 23 €.
(Prix du meilleur livre étranger et prix des lectrices de Elle, entre autres.)

Texte © dominique cozette

Tout savoir sur les énergies et le climat

Le monde sans fin est une imposante BD de 200 pages issue de la rencontre entre un éminent spécialiste des questions énergétiques, Jean-Marc Jancovici, et un auteur majeur de la bande dessinée, Christophe Blain, qui traite des énergies et du climat, sujet tellement préoccupant de nos jours. Cette BD met en scène de façon très drôle le dessinateur qui pose des questions naïves auxquelles répond le scientifique de la façon la plus complète possible tout en restant très simple à comprendre.

Jean-Marc Jancovici : « Cela faisait longtemps que me trottait dans la tête l’envie de « sortir » de l’essai classique – genre où j’ai fait quelques tentatives – pour faire bénéficier le message d’un talent artistique (pas le mien ! quand je dessine une vache on dirait un chien ; je suis incapable de faire un accord à la guitare et je chante comme une casserole) pour le rendre plus accessible. Et donc quand Christophe Blain, que je connaissais évidemment de nom, m’a contacté pour me demander si j’étais tenté par une BD, j’ai du hésiter un quart (un dixième ?) de seconde avant de répondre par l’affirmative avec un enthousiasme de gamin à qui on demande s’il veut aller jouer dehors. Après 2 ans de gestation, quelques fous rires et quelques coups de stress, le bébé est donc là : 1,4 kilos et 196 pages (en couleurs s’il vous plait). J’espère évidemment que cet album permettra de toucher des gens qui n’ont jamais lu d’essai sur le sujet, et jamais vu une conférence de votre serviteur. »

Une somme passionnante sur les questions qu’on se pose sur les énergies fossiles ou renouvelables, les EPR, le charbon, les éoliennes, les fausses infos sur les produits/énergies qui se disent « verts », et la réaction de la nature, représentée ici par une immense femme gironde pleine de cheveux.
Un livre absolument nécessaire. Pensez à l’inscrire dans votre liste de cadeaux de… noël (arghhhh tout ce gâchis en énergies pour un nombre incalculable d’objets qui finiront souvent à la poubelle)

Le Monde sans fin de Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain, 2021 aux Editions Dargaud, 196 pages, 27 €.

Un très beau Femina

S’adapter de Clara Dupont-Monod est un livre superbe, sensuel, charnel, au plus près du ressenti d’un être privé de tout sauf de l’audition, de l’olfaction et du toucher. C’est un enfant, l’enfant c’est son nom ici, qui naît dans une famille où vivent déjà l’aîné, appelé l’aîné, et la cadette, idem. L’enfant, au bout de trois mois, est avéré handicapé profond. Son système nerveux atrophié empêchera tout développement, maturation, progrès etc. Il ne parlera pas, ne marchera pas, ne verra pas non plus. Eternel bébé dépendant des autres, il bouleversera la vie tranquillement heureuse de ces gens des Cévennes, proches de la nature. Ce qui, finalement est une « petite » chance, car grâce à elle, l’enfant pourra connaître des sensations que lui dispensent l’aîné. Il a pris tellement en charge ce petit frère qu’il cherchera toujours et par tous les moyens comment lui prodiguer des moments de bonheur. Et la nature, les odeurs, le vent, le chant des oiseaux y seront pour beaucoup. Un jour, malheureusement, il faut songer à placer l’enfant car il devient lourd et on ne peut plus s’en occuper à la maison. L’aîné va alors connaître un profond chagrin, rythmé par la joie de retrouver son petit chéri les jours de vacances.
Il y a donc la cadette. Elle aurait bien aimé avoir un petit frère normal, jouer avec lui, c’est une gentille fille. Elle adore son grand frère, l’aîné, mais celui-ci ne le lui rend plus, tant il est absorbé par l’enfant. Alors, tout au long des quelques années de vie de celui-ci, son comportement va changer. Elle aussi doit s’adapter à cet être qui a totalement changé l’atmosphère, accaparant sans le vouloir l’attention de tous. Elle deviendra rebelle, puis évoluera en prenant de la maturité.
Et puis, quand l’enfant aura disparu, naîtra un petit dernier, par hasard, sans avoir été voulu. Lui aussi sera marqué à vie par le petit fantôme qu’il n’a non seulement pas connu mais dont on refuse de parler. Une omerta douloureuse qui peut aussi produire des incidences tragiques sur le développement d’un enfant. A moins que…
Ce roman est magnifique car il met en jeu un équilibre ténu, flottant, entre diverses personnes — l’entourage et le voisinage y étant pris à parti — par la venue d’un être différent, absent, sans réaction vis à vis d’eux, à part quelques brefs éclairs de joie qui ne justifient pas tant de sacrifices. Mais auxquels on s’astreint, c’est un fils, un frère, un être, il a aussi le droit d’être ici. Cerise sur le gâteau si je puis dire : la description poétique et plaine de fraîcheur de l’environnement cévenol, petites bêtes, plantes, odeurs dans lequel nous plonge l’autrice de cette histoire d’une extrême sensibilité.
Je suis heureuse que ce livre ait été couronné par le prix Femina, il le mérite formidablement.

S’adapter de Clara Dupont-Monod, 2021. Editions Stock. 172 pages, 18,50 €

Texte © dominique cozette

Deux Deborah Levy d'un coup

Les petits livres de Déborah Levy, je les ai découverts récemment et je m’en régale. Après l’article que j’ai fait sur le tome 2 de ses mémoires, Le coût de la vie (lire ici), je vous soumets un léger compte-rendu du tome 1 et un roman Sous l’eau. Pourquoi ? Parce que je n’ai pas eu le temps de le faire avant, tout simplement. Et je n’ai pas trop de temps pour développer.
Donc le premier tome de ses mémoires qui s’intitule Ce que je ne veux pas savoir (pas est en italique), parle de son enfance, lorsqu’elle vivait en Afrique du Sud, à Johannesburg précisément, sous l’apartheid, lorsque son père a été enlevé par une police très dure, qui torture et tue, et surtout ne donne pas de nouvelles. C’était le jour où il avait exceptionnellement neigé et que son père et elle avaient construit un bonhomme de neige. Ce dernier restera le symbole de la violence de cette disparition. Elles fuient dans un premier temps à Majorque, pour quelques années puis s’installent en Angleterre. Ce livre n’est pas stricto sensu une autobiographie car il relate surtout de nombreuses anecdotes qui ont émaillé la vie de l’autrice. Ça commence par des larmes qui surgissent systématiquement lorsqu’elle emprunte un escalator. Un jour, elle décide de retrouver le modeste hôtel de Palma qui les accueillit jadis car elle a besoin de retrouver cette solitude pour y confier ses histoires. Ses anecdotes qui sont parfois étranges et toujours originales. (Pardon pour ce manque de détails, mais le livre est vraiment super intéressant).
L’autre livre, Sous l’eau, est un petit roman dont l’histoire se situe à Nice, une sorte de huis-clos dans une villa très chic qu’ont louée des Anglais, dont le pater familias est un homme de lettres célèbre, afin d’y passer des vacances. La première chose qu’ils voient, dans le jardin, c’est un corps qui flotte dans l’eau verte de la piscine. Ce corps appartient à une sorte de foldingue très souvent nue, souffrant de bipolarité. Elle se trouve là pour rencontrer le grand poète anglais qu’elle idolâtre et dont elle veut absolument qu’il lise son poème. L’homme recule devant la demande mais pas devant le charme de la demoiselle. Elle s’appelle Betty Finch, sort avec l’espèce de gardien à dreadlocks, et se dit botaniste. Beaucoup de personnages excentriques dans cette histoire, un barman sosie parfait de Mick Jagger qui ne pense qu’à lui sauter dessus, une ado de quatorze ans qui dort parfois avec elle dans une chambre sans fenêtre et très sale, un couple équivoque etc…
Très plaisant à lire avec ces caractères louches et inquiétants.

Sous l’eau de Deborah Levy, 2011 (Titre original Swimming Home), préfacé par Chantal Thomas, traduit par Pierre Ménard. Chez Points. 190 p., 6,80 €.

Ce que je ne veux pas savoir, 2020 (Titre original Things I don’t want to know), traduit par Céline Leroy. Editions du Sous-sol. 138 p., 16,50 €.

Texte © dominique cozette

Un drôle de célibataire

Un célibataire, roman d’Emmanuel Bove datant de 1930, est ressorti sur les tables de nos libraires chéris. Je dis ça parce que oui, j’adore les libraires, les librairies, les rayonnages, les tables bien fournies de mes commerçants préférés. Je ne pourrais pas vivre loin d’elles, je peux visiter plusieurs librairies dans la même journée, j’ai des cartes de fidélité quand c’est possible, bref, je suis comme une gourmande devant un étal de pâtisseries luisantes, colorées, parfumées qui font saliver rien qu’à les regarder. Heureusement, les livres ne font pas grossir !
Donc je repère ce joli petit ouvrage très moderne, tout orange avec des petits personnages stylisés représentant quatre couples et un homme, alors, en souvenir des Bove que j’ai appréciés il y quelques temps, je me rue sur celui-ci que depuis, je retrouve partout.
Un célibataire n’est pas parmi ses écrits les plus connus mais il vaut le jus. Si on a apprécié Mes Amis, glauque certes, mais aux phrases courtes, on se délectera ici des longues phrases et périphrases expliquant le mental de ce bonhomme pas très sympatoche qui se prend pour qui. Il se prend pour un mec désirable auquel les femmes ne peuvent que succomber.
Ce monsieur a de la ressources, il s’est enrichi assez vite pour pouvoir couler des jours heureux dès la cinquantaine sur la Côte d’Azur. Précisément à Nice. Il refuse de se voir comme un vieux garçon malgré quelques manies et le refus de se réjouir des surprises de la vie. Il déteste qu’on sonne chez lui quand il n’attend personne. Il a une femme de chambre à qui il s’adresse sans douceur. Il s’est fait des amis, principalement des couples dont il courtise les épouses. Tout ceci respire la grande bourgeoisie avec ses codes, ses secrets, ses sous-entendus. Du chabrolien avant l’heure.
Alors qu’il courtise la première femme dans le livre, il croit saisir une sorte de complicité malsaine entre son mari et elle et, tout parano qu’il est, les quitte sèchement pour les punir. Et là, devant nos yeux ébahis, il élabore tout une théorie alambiquée sur les sentiments, et ce sera ainsi tout au long du livre pour notre plus grand plaisir.
Pour se venger, il va trouver une autre femme, pensant rendre la première jalouse, mais cette autre femme a eu vent de l’histoire et ne comprend pas du tout les récriminations de son hôte. Après, il en trouvera une autre, encore une façon de se venger, une très jolie femme (mariée) tellement gentille qu’il croit qu’elle se fiche de lui. Et il adoptera de nouveau un comportement de goujat incompréhensible. Cet homme haïssable n’est hélas pas un personnage du temps passé, on en rencontre comme ça souvent, genre les mâles blancs dominants bouffis d’orgueil et d’arrogance. C’est assez drôle de voir évoluer de tels olibrius. Sans compter que le style légèrement suranné de Bove se laisse apprécier comme un bon vieux cognac (hum, je n’en bois pas) dans un bon vieux fauteuil de cuir d’une bonne vieille bâtisse aux parquets cirés… En plus, ce petit livre est petit, léger, choupinet et pas cher. Pourquoi se priver de ce plaisir ?

Un célibataire d’Emmanuel Bove. 1930 avec une préface de Didier da Silva, bovophile. Aux éditions de l’arbre vengeur. 210 pages, 8€.

Texte © dominique cozette

Feu

Sortie de la deuxième sélection Goncourt mais encore dans celle du Renaudot, à ce jour, Maria Pourchet mérite d’être couronnée. Son livre Feu m’a conquise. Pourquoi Feu ? Pour moi c’est clair, il s’agit de feu au cul dans lequel se consume l’héroïne Laure pour Clément. Ce feu n’est pas vraiment justifié, ils ne sont pas faits pour s’aimer. Laure, la quarantaine, prof d’université, est mariée sans histoire avec un médecin, ils ont deux filles dont la première, Véra, ado véhémente, est née d’une erreur de jeunesse, ils vivent dans une jolie maison. Clément bosse à la Défense, il est trader dans une banque qui va mal, la porte de sortie lui fait de l’œil, son boulot ne l’intéresse pas, la seule chose qui l’intéresse c’est son gros chien, trouvé, qu’il a appelé Papa pour emmerder sa mère. Il n’attend rien de personne ni de lui-même, encore moins de la vie. Quant à l’amour…
Les chapitres alternent. Laure se raconte à la deuxième personne. Elle se voit tomber amoureuse de cet homme, peut-être parce qu’elle aussi a besoin d’une étincelle pour la rallumer. Avec son mari, c’est routine et compagnie, sa grande fille fait la révolution en chiant dans les plats de je ne sais plus quel raout, alors oui, il faut que quelque chose de fort lui arrive. D’ailleurs, quand elle sort des rails, il arrive qu’elle entende  sa mère lui faire la morale ou sa grand-mère s’ébaubir.
Clément n’est carrément (et définitivement) pas prêt. Il baise quand il veut et qui il veut, il est suffisamment bien de sa personne pour arriver à ses fins pour des coups d’une nuit ou des relations tarifées, et ça lui convient. Mais Laure s’agrippe à lui. Alors oui, un jour ils baisent vite fait dans des hôtels, dans la voiture, où ils peuvent. La première fois,  il tombe en panne. Elle s’en fiche, comme les femmes en général. Après ça marche mieux. A part ça, rien d’autre, ils échangent via leurs smartphones, parfois elle le quitte brusquement parce qu’elle ne se sent pas désirée, parfois c’est lui, fuir le bonheur avant qu’il s’installe.
Raconté comme ça, c’est pas très palpitant, c’est l’écriture qui l’est. Les fioritures. Les descriptions. Ce qu’ils font ou ne font pas, leurs satellites, mari et enfants, patron et collègues, parents etc. Et c’est très incisif, jusqu’à la frustration de ne pas s’étendre plus, parfois. D’ailleurs, on ne peut pas dire que ce soit réjouissant, cette ambiance, rien de cool ou de drôle ou d’émouvant. L’autrice dit qu’il s’agit d’une histoire d’amour, je trouve qu’il s’agit plus d’une histoire de désir, de palliatif à leur vie sans relief.
Je ne sais pas comment vous convaincre que ce bouquin est super, tant pis, il y a des jours où je manque d’entrain. Désolée. Ce livre est pourtant super !

Feu de Maria Pourchet, 2021, aux éditions Fayard. 360 pages, 20€.

Texte (lamentable) © dominique cozette

Angot angoisse

Encore un livre sur l’inceste qu’elle a subi, de longues années, avec de longues pauses, mais que la puissance paternelle continue à imposer vaille que vaille, même lorsqu’elle est adulte et mariée, que son mari est au courant, qu’ils sont dans la même maison. Ce que veut la jeune Christine pas encore Angot ou déjà écrivaine ? Des relations « normales » avec un vrai papa, cet homme marié ailleurs qu’elle découvre à l’âge de treize ans et qui entreprend d’en faire sa chose dès le début. Il y va piano mais sano, et elle, petite, ignorante, admirative de ce monsieur si bien, si beau, si important, il est au Conseil de l’Europe et parle une trentaine de langues, ne cesse de l’aimer follement malgré ses glissements destructeurs. Toujours, lorsqu’ils se voient, elle lui fait promettre de ne pas la toucher mais c’est plus fort que lui, il continue d’avancer dans le corps de sa fillette, inventant des jeux sexuels qu’elle a « la chance » de vivre, la sodomisant sans vergogne car il est persuadé que c’est une expérience fantastique de l’être par lui, son père adoré.
Christine Angot a déjà raconté cela mais la nouveauté, ce n’est pas la description chirurgicale des agressions qu’elle passe sous silence mais leurs résultantes des années plus tard. Ses pathologies diverses, boulimie, anorexie, impossibilité d’avoir une ambition de vie. Elle est cassée de l’intérieur. Ses relations sexuelles sont généralement catastrophiques ou douloureuses. Elle s’est mariée à un homme patient, élégant, intellectuel et compréhensif mais après quelques années de relations calamiteuses, il a du mal à savoir s’il l’aime toujours. Pourtant, il est là et lui promet de toujours l’aider quoi qu’il arrive. Pourtant, il ne se battra pas contre le père quand il œuvrera jusque sous son toit, il laissera faire, pensant que c’est l’attitude séante.
Quand la mère de Christine, remariée,l’apprend, elle est immédiatement atteinte de salpingite.
Ce qu’Angot réussit dans ce livre, c’est l’analyse de l’inceste comme processus de destruction de la victime : « L’inceste est une mise en esclavage. Ça détricote les rapports sociaux, le langage, la pensée…vous ne savez plus qui vous êtes, lui, c’est qui, c’est votre père, votre compagnon, votre amant, celui du côté de la mère, le père de votre sœur ? L’inceste s’attaque aux premiers mots du bébé qui apprend à se situer, papa, maman, et détruit toute la vérité du vocabulaire dans la foulée. »
Il faut voir comment elle s’est décidée à porter plainte juste avant la limite de prescription de viol sur mineur, dix ans après la majorité. A 28 ans, donc. Elle a raconté toute l’histoire à un policier mais lorsqu’il lui apprend que, faute de preuve tangible, il pourrait y avoir un non-lieu, elle ne supporte pas. Un non-lieu, ça voudrait dire que rien de tout ça n’a existé, c’est impossible que tout cela disparaisse sans laisser de traces, à part sa propre destruction.
Ce livre devient donc très intéressant à partie de la deuxième partie, ce qu’on ne sait pas des viols subis, les raisons qui font que majeure, elle recommence malgré ses efforts à céder à son père, ce qu’il se passe dans sa tête, la souffrance qu’un tel inceste génère. Même si on n’est pas fan de la personne, on peut apprécier ce que son histoire nous laisse entrevoir sur le drame de ces enfants abusés.

Le voyage dans l’Est, de Christine Angot. 2021. Editions Flammarion. 216 pages, 19,50 €

texte © dominique cozette

 

Un tesson d'éternité

Un tesson d’éternité, voici encore un titre de Valérie Tong Cuong qui ne s’imprimera pas dans ma mémoire si réticente tant il n’illustre rien du livre. C’est son tout dernier roman que j’ai dégusté avec plaisir. J’aime sa façon de raconter ses histoires, de peindre ses personnages, de planter ses décors, même si le fait d’entendre chanter les cigales dans les pinèdes des Landes m’a un peu surprise mais vérification faite, elles y ont bien colonisé ce pays merveilleux.
C’est là que vivent un couple et leur grand fils. Anne, issue de modeste classe, parents petits commerçants pauvres, a tout fait pour le cacher et adopter les rituels, manières et marques réussite de la bourgeoisie installée. Elle a une pharmacie dans la bourgade voisine et y emploie une jeune femme. Elle doit son mariage avec Hugues, beau parti, famille riche, à sa beauté. Assez dilettante, il s’occupe des affaires culturelles de leur village. Le club de tennis très sélect dont ils sont membres constitue un lieu important de rencontres de la caste. Ils ont un fils en terminale, Léo, sans histoire, bon esprit, déjà inscrit à l’école de son choix avant même les résultats du bac.
Ils sortent avec leurs pairs, des personnes chics, importantes, dans un entre-soi agréable au bord de l’océan, des piscines des uns et des autres. La belle vie quoi.
Jusqu’au jour où les gendarmes viennent tambouriner à leur porte, à l’aube, et embarquent Léo. Mais qu’a donc t-il fait ? Il a tapé sur un flic pour défendre une amie par eux maltraitée. Et est devenu le héros des réseaux sociaux qui aiment casser du keuf. Bref, c’est un dangereux trublion. Les parents n’y croient pas, ce n’est pas grave, c’est un petit dérapage, une erreur de jeunesse comme tout le monde en a commis, une paille. Mais non. Justement, on est en pleine crise de révolte nationale, Gilets Jaunes ou autre, et il faut mater les rebelles. Pas de chance, ça tombe sur lui. Et ça tombe grave. Et c’est alors que tout l’univers cocooneux d’Anne explose en miettes.
Cela la renvoie à son passé calamiteux, lorsqu’elle était la proie préférée d’une sale bande de nases qui lui ont fait subir toutes les humiliations possibles, jusqu’aux viols, bien sûrs, et qu’ils appelaient la pisseuse. Elle se sent redevenir cette pauvre chose victime d’événements  qui lui échappent. Dans le milieu qu’elle fréquente, aucune compassion, au contraire. Quant à son mari…Elle entre dans un cauchemar.
Valérie Tong Cuong nous montre le chemin de croix que représentent, pour les parents non aguerris comme pour un jeune nanti, la garde à vue puis la mise en examen et la prison, comment s’y faire respecter quand on est un blanc-bec. Et de l’autre côté, l’épreuve du parloir pour les familles, la honte, la réputation définitivement ternie.
C’est drôle, si je puis dire, tous ces romans de rentrée qui traitent des différences de classes, de la quasi impossibilité à se faire une place dans la bourgeoisie bien pensante quand on vient d’en bas. Ce livre le montre avec grand talent.

Un tesson d’éternité de Valérie Tong Cuong. 2021 aux Editions JC Lattès. 300 pages, 20 €

Texte © dominique cozette

 

Les voix de Maylis

Maylis de Kerangal que j’aime énormément sort ici un nouvel opus intitulé Canoës composé d’une très longue nouvelle centrale, Mustang, et de sept autres récits plus ou moins courts sur le thème de la voix qu’on ne retrouve cependant pas toujours ou très subtilement.
« En mars 2020, précise l’autrice à la fin de son recueil, alors que je commençais à écrire sur la voix humaine, des bouches ont brusquement disparu sous les masques, et les voix se sont trouvées filtrées, parasitées, voilées ; leurs vibrations se sont modifiées et un ensemble de récits a pris forme. »
Personnellement, je préfère les romans, j’aime m’installer dans une histoire qui dure, m’acclimater aux ambiance, faire peu à peu connaissance avec les personnages que Maylis est si douée à créer. N’empêche que ce livre est très plaisant par la magie de l’écriture de l’autrice, sa façon de nous balancer dans un lieu, ici aux Etats-Unis, dans le Colorado pour la novela. Elle part rejoindre son mari Sam installé là avec leur gamin Kid, tous deux parfaitement acclimatés à l’american way of life alors qu’elle va mettre plus de temps à s’y faire, un peu trouillarde pour se déplacer car elle n’a pas le permis. Elle va le passer avec une drôle de nana qui profite de son boulot de monitrice pour charrier des gros sacs de linge qu’elle doit repasser le soir chez elle et rapporter ensuite à qui de droit. C’est pendant une de ces haltes que l’héroïne trouve un gun dans la boîte à gant de la voiture et ne sait plus comment le remettre en place…
D’autres nouvelles racontent une grosse fiesta pour cause de réussite au bac avec la permission de crier de la part des parents. Un veuf qui durant cinq ans n’a jamais réussi à effacer la voix de sa femme sur le répondeur, ce qui met tout le monde mal à l’aise, et l’idée de sa fille pour l’exhorter à le faire. Un enregistrement de voix très diverses dans le studio de deux sœurs maniaques des tessitures qui castent à tour de bras toutes les voix qu’elles peuvent. Les retrouvailles de deux copines dont l’une, qui bosse maintenant à la radio, a perdu « sa voix de chiotte » pour une autre voix plus consensuelle…
Tout ça est bien agréable à lire même si je ne suis pas convaincue à cent pour cent du format des récits.

Canoés par Maylis de Kerangal, 2021 aux éditions Verticales. 170 pages, 16,50 €

Texte © dominique cozette

Mon mari

Je ne vais pas vous parler du mien, de mari,  mais de celui que Maud Ventura décrit dans ce livre au titre éponyme. Jadis, j’avais commis « ma femme », fièrement publié chez Grasset, où je débinais, en tant que mari, les exigences d’icelle qui voulait un chien, puis un bébé, puis travailler etc.
Ici, ce n’est pas du tout ça : cette narratrice de femme est tellement amoureuse de son mari qu’elle est tétanisée par le fait qu’il ne semble l’aimer autant qu’elle. Si elle lui prend la main en regardant la télé, il la lui retire cinq minutes plus tard. Quand il rentre du boulot, il ne l’embrasse pas à pleine bouche. Il ne lui offre aucun cadeau matériel (qu’elle pourrait garder) mais des séjours à Venise, des voyages etc. Quand ils ont fait l’amour, il lui tourne le dos et s’endort aussitôt. Bref, elle a un mari parfait qui gagne très bien sa vie, qui l’a épousée malgré son niveau social modeste, qui s’occupe parfaitement des enfants et des fêtes d’anniversaires de ceux-ci, qui leur fait des gâteaux, qui est fidèle même s’il dévore d’autres femmes des yeux, qui est beau. Ils ont une très belle maison et des amis formidables mais… elle n’est pas si heureuse qu’on le croit.
D’ailleurs, à chaque fois que son mari commet une faute, elle le note dans son carnet et lui attribue une peine, genre elle lui cache son portefeuille ou ses clés de voiture, ne l’embrasse pas pendant trois jours etc… Le meilleur de l’histoire, c’est qu’elle le trompe. Non qu’elle ait particulièrement envie d’un autre homme, quoique ça change, mais à chaque fois, son mari lui fait l’amour comme s’il flairait un danger.
Bon. J’entends partout dire que c’est roman hilarant. Non, pas vraiment. Il est même parfois répétitif et nous ramène dans les années cinquante aux USA où les femmes devaient être  parfaites, soignées, avec la bonne couleur de cheveux, la robe qu’il faut, le maquillage adéquat. Au second degré, c’est assez drôle surtout que… l’épilogue est totalement inattendu : c’est la vraie trouvaille du livre. C’est un premier roman, tout est pardonnable !

Mon mari de Maud Ventura, 2021 aux éditions de l’Iconoclaste. 360 pages, 19 €

Texte © dominique cozette

 

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