Fuck America ! Et c’est pas moi qui le dis

C’est un migrant juif allemand, ayant connu les affres du ghetto et de la shoah, qui titre ainsi son bouquin. Il s’appelle Edgar Hilsenrath et raconte, dans une transcription burlesque, l’épopée de son double : Jakob Bronsky, pauvre petit émigré juif, pitoyable, passé par l’Europe et  vivant dans les bas-fonds new-yorkais.
Il loue une chambre chez une logeuse et ne songe qu’à la première ligne du livre qu’il va écrire. Pas question de travailler « normalement », il ne fait que des extras pourris que lui fournit un bureau de placement pour clodos. Les clodos sont ses copains, et quand il peut, il s’offre une pute mais c’est jamais brillant. Son sexe le taraude, le fait souffrir, s’érigeant facilement mais sans rien pour le calmer, car il ne se masturbe pas. Les douches froides, ça ne marche pas toujours et même avec des vieilles putes hors d’âge, il éjacule trop vite. l’enfer. Les femmes blanches, c’est même pas la peine d’y penser. Le rêve américain n’est pas pour lui.
Il arnaque pas mal, vole, triche aussi pour survivre, comme il avait dû le faire dans le ghetto et lors de ses errances tragiques pendant la guerre. Et quand vraiment il n’a plus un fléchard, il bosse une nuit, pas plus. Une vraie feignasse.
Pourtant, même si c’est en partie autobiographique, le roman n’est jamais dramatique. Il a le chic du recul et de la mise en abyme, de la dérision, de la fantasmagorie. Ses dialogues sont brefs et répétitifs, comme des petits poèmes absurdes, ses préoccupations sont simples. Et lorsqu’il rêve de réussite ou d’une belle scène de cul avec une secrétaire de direction, il le décrit comme si ça arrivait. Tout ça, assez crument.
Ce livre qu’il rédige en allemand, il mettra du temps à le publier mais, en vrai et sur le tard, il y parviendra. Il en écrit deux ou trois autres, ayant tous pour thème ses tribulations. Entre Art Spiegelman pour la dédramatisation et Woody Allen pour la lose, Edgar Hilsenrath, sorte de clochard céleste, a trouvé une façon originale de raconter sa Shoah et ses dégâts collatéraux.
Interview ici en allemand de ce clochard céleste.

Fuck America par Edgar Hilsenrath aux éditions Attila. VO en 1980, VF en 2009. 296 pages. 19 €. (voir en poche, peut-être…)

Texte © dominique cozette

Un lièvre qui ne pose pas de lapin…celui de Patagonie

Le lièvre de Patagonie, c’est l’art du récit, superbement manié par Claude Lanzman, brillant, foisonnant, exubérant, généreux. J’en retardais toujours la lecture, intimidée par le bruit autour de Shoah. Mais en fait, ce livre est bourré d’anecdotes souvent très drôles, toujours très bien racontées qui font du lièvre de Patagonie un véritable  roman d’aventures, passionnant, étonnant, émouvant.
Le premier chapitre est  dur vu qu’il y narre son aversion pour la peine de mort, toutes les peines de mort, certaines auxquelles il a assisté, dont il décrit les variantes parfois atroces. J’allais dire inhumaines.
Mais ensuite, il entame le récit de sa jeunesse, son frère Jacques et sa soeur, ses années de lycée pendant la guerre, son engagement dans la résistance et le parti communiste, les amours délicates de ses parents qui se séparent, son père pour une belle Hélène, sa mère qui  les plaque pur mieux les reconquérir lorsqu’elle vit avec une sorte de magicien qui peut tout, convaincre de tout, auprès de n’importe qui, et qui sera un précieux allié lorsque « Claudie » aura besoin de soutien.
Et c’est un vrai bonheur que de suivre ses indiscrétions, d’y découvrir ses petits arrangements avec la chance.
Juif mais non pratiquant et même totalement « inculte » sur la question, il change d’identité, se retrouve en zone libre, et monte à Paris où il fera de brillantes études. C’est alors que se fonde son amitié avec Deleuze, qui devient le premier amour de sa soeur, puis qui la quitte de façon assez peu élégante. Celle-ci devient actrice, s’éprend de Sartre qui va la faire jouer dans ses pièces, puis de quelques autres avant de se suicider par chagrin amoureux.
Tout au long du livre, Claude Lanzmann nous fait part de ses coups de coeur, de ses coups de foudre irrépressibles et de ses amours profondes dont le plus fondateur fut le Castor, alias Simone de Beauvoir, avec qui il vécut de nombreuses années, en toute complicité avec Sartre. Bien d’autres aventures apparaîtront comme dans un magazine people où défilent de célèbres personnages dans les belles années de Saint Germain des Prés.
Les anecdotes abondent comme lorsque le Castor le décida pour une excursion au Mont Blanc, sans aucune préparation, en chemisette, sans chapeau ni crème protectrice ni lunettes de soleil, et le tout … en espadrilles. Une chance folle les a sauvés de la catastrophe. On apprend aussi comment il fut sauvé d’une inéluctable noyade par orgueil, pensant qu’il nageait trop bien pour respecter toute prudence.
Il se souvient aussi de ses amours abracadabrantes avec une splendide infirmière de Corée du Nord, toujours flanquée de sbires interdisant toute manoeuvre de rapprochement sauf pour un court moment.
Parallèlement, il se remémore son parcours professionnel, extrêmement riche, sa passion pour l’écriture, sa collaboration assidue aux Temps Modernes dont il deviendra directeur,  ses grands reportages bien souvent improvisés, faits avec quatre bouts de ficelles, sans bons de commande. Ses enquêtes en Israël et ses gaffes lors du shabbat car il n’y connaît rien du tout en rituels religieux, ses  voyages fréquents dans le monde, Chine et Etats-Unis en particulier, puis la naissance de son oeuvre majeure, Shoah,  film de 9 heures qu’il mit douze ans à construire. Et dont il regrettera encore, dans le livre, de nombreuses omissions.
Entre confessions intimes, réflexions sur la question politique et tribulations insensées,  ce livre est un récit unique, haletant et somptueux !

Le lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann, 2009 chez Folio 760 pages.

Texte © dominiquecozette

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