Extraordinaire lambeau !

Philippe Lançon a été touché gravement au visage lors de l’attentat de Charlie. Il en parle souvent dans ses articles avec force détails sur sa reconstruction. Ne pas s’attendre à retrouver ces séquences dans le livre même s’il y raconte ses descentes au bloc, les ratages de greffes et autres énormes inconvénients comme les souffrances dues aux multiples tubes, la salive qu’on ne peut pas endiguer et qui coule, les cauchemars, l’impossibilité de parler etc… Dans ce gros livre bourré de consolations tirées de ses lectures (du classique) et des musiques dont il inonde ses lieux de soin (du classique et un peu de jazz), il s’applique à définir ce qui fait que sa vie d’avant n’est plus reliée à cette nouvelle existence. Il s’efforce de recréer le lien pour tenter d’être le même homme qu’avant. Il ne l’est plus, il sait qu’il ne le sera jamais plus. La communication qu’il maintient avec ses proches, familles, amis, professionnels, n’est pas un gage de reconnaissance du personnage qu’il a été. Mais il fait avec. Les personnes qui comptent le plus pour lui sont sa chirurgienne, une femme très sérieuse qui n’a aucune intention de s’épancher sur sa douleur et se refuse à toute complicité (garder de la distance est une façon pour les soignants débordés de ne pas tomber dans le burn out ou la dépression), la psychologue, la kiné. Il a aussi beaucoup d’empathie pour les gardiens de sa sécurité.
En bref, non, ce n’est pas possible, en bref. C’est une avalanche ininterrompue de ses avancées dans ce monde nouveau, leur description au plus fin, à l’os j’allais dire alors qu’on lui a greffé le péroné pour fabriquer sa mâchoire, habillé du « lambeau » de chair qui donne titre au livre. Outre le dévouement sans faille de son frère qui est là chaque jour, Lançon nous raconte comment sa relation avec son amoureuse s’est considérablement dégradée. Parce que rien n’est à sa place. Le malade n’a plus de pouvoir, de personnalité, il doit louvoyer pour se faire bien traiter par l’équipe, ne pas se plaindre à tout bout de champ, faire confiance même si un élément de son visage se casse la gueule. C’est pour cela qu’il s’aide de la littérature, de la musique. Songez qu’il a perdu la jouissance de tous les autres plaisirs, même de l’odorat. Il ne peut ni manger ni boire. Prendre une douche relève de l’exploit. Mais il s’efforce de marcher dans le couloir, ou dans le jardin des Invalides où il se rééduque. Penser que les choses qui l’ont perturbées après la fusillade c’est son téléphone qu’il n’a pas pu attraper et qu’il n’a jamais récupéré, son sac avec toutes ses affaires, carnets, livres, son bazar, qu’il a serré contre lui dans l’ambulance, et pendant longtemps, son vélo accroché à un poteau. Les images traumatisantes, bien sûr qui lui pourrissent les nuits. L’invasion de son esprit sur son corps, en permanence, ou comment concilier ses morts avec ses vivants quand on a un pied dans chacun de leurs territoires, comment pacifier son ancien et son nouveau moi, comment apprivoiser la souffrance quand on est la souffrance etc.
Même s’il évoque parfois le moment où il l’écrit, soit en 2017, la description de son quotidien de patient s’arrête la nuit de la tuerie du Bataclan, alors qu’il s’est rendu pour la première fois à New-York pour retrouver son amie.
Livre d’une richesse et d’une intimité effrayantes, superbement écrit, qui s’empare profondément de nous.

Le lambeau de Philippe Lançon. 2018 aux éditions Gallimard.  510 pages, 21 €.

Texte © dominique cozette

Et les blessés ? Bof, les blessés…

La gueule arrachée, Philippe Lançon fait partie des rescapé de la tuerie de Charlie Hebdo. Chaque semaine, il continue à écrire dans Charlie, oh pas pour se faire plaindre. N’empêche, en suivant la lente reconstruction de son visage et de sa mâchoire en charpie, il nous donne à voir ce que les rescapés d’attentats endurent pendant de longs moi et souvent de longues années. Un sacré chemin de croix. Et vous savez quoi ? Rien n’a été prévu pour eux dans la « joyeuse » foire aux commémorations diverses. Il le dit dans son dernier article, il dit ça pour montrer comment lui et les autres, ces gens-là, les blessés, les rescapés, les survivants, ni morts ni vivants donc coupables de quelque chose, ont disparu de la mémoire collective, des listings, des gens intéressants, broyés une deuxième fois, méprisés, humiliés car, pour ceux qui l’auraient désiré, ils auraient été obligés de réclamer une petite part de survivance, une modeste présence. Ah, merde, revoilà les pleureurs, les quémandeurs !
Lançon est sobre, il n’a pas mis de colère dans son article, c’est moi qui le fais. Hier, dans C à vous, le seul blessé du stade de France (où il y a eu un mort), gravement blessé, regrette amèrement cet oubli « on est traités comme des chiens », dit-il les larmes aux yeux, comme si on n’existait plus. On ne lui a rien proposé à lui non plus. On les oublie, on les traite avec désinvolture, c’est d’une violence inouïe.
Lui, Philippe Lançon, qui passe le plus clair de son temps à l’hosto pour des greffes, des transplantations, des opérations de ravalement et de restauration, n’aurait pas eu envie d’aller commémorer le 7 janvier.
Mais on ne lui a rien demandé, on ne l’a invité nulle part, il n’a donc rien refusé. Il n’a pas envie d’en parler encore et encore, il a besoin de calme, de tranquillité et de jolies choses. Alors, avec son frangin et deux potes, il est allé à Trouville manger des moules, boire du vin et du champagne, sentir le vent ensoleillé de la plage, à côté d’une affiche de Savignac  pour un festival de l’humour où il était écrit « ils sont tous venus. On ne les oubliera pas ». Ça l’a beaucoup fait rire, affirme t-il, entre deux bouchées de tarte aux pommes qu’il peut enfin manger.
Ce très bel article n’est pas en ligne, alors lisez-le dans le Charlie de cette semaine.

Deux personnes dont les filles sont mortes le 13 novembre, ont créé une association, 13 novembre: fraternité et vérité (lien article du Monde ici) pour toutes les victimes des attentats, qu’elles soient blessées, proches, oubliées…

texte © dominique cozette. Affiche © Savignac

 

 

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