Se perdre, oui, pour se perdre…

Se perdre est un livre d’Annie Ernaux emprunté à ma petite bibliothèque de l’été. En fait ce n’est pas réellement un livre, c’est la transcription mot pour mot du journal qu’elle a tenu lors de son histoire avec S., le diplomate russe, en 1988. Elle en avait tiré Passion simple, sous la forme romancée habituelle. Puis quelques années plus tard, retrouvant ce journal, elle décide de le publier tel quel, sans ajout ni retrait. Je dois dire que c’est calamiteux, c’est ça qui est intéressant. Imaginez un peu : elle a 48 ans, elle est mince, grande, sérieuse, reconnue voire célèbre, intello. Lui est très grand, blond, russe, marié à une petite femme grassouillette, il porte des slips et des tricots de peau russes hideux, il garde toujours ses chaussettes pour faire l’amour, il est quasi inculte, il boit comme un trou, fume comme un pompier et se damne pour tout ce qui est bling bling. Il a une grosse voiture, un costard St Laurent, une cravate Guy Laroche. Il est beaucoup plus jeune qu’elle, il travaille à l’ambassade …

Ils se rencontrent lors d’un voyage littéraire à St Pertersbourg car il accompagne un cheptel d’écrivains. Le dernier soir, ils font l’amour. Puis, comme il est basé à Paris, ils se revoient. Elle habite à 40 km, à Cergy, et quand il vient la retrouver, l’ayant prévenue par téléphone, il reste en général quatre heures et ils ne font que l’amour. Boire et grignoter. Il est plein de désir, elle-même en meurt tellement elle n’attend que ça, et lui ne demande qu’à se perfectionner dans l’art de la baise. Sodomie, fellations, positions, longues caresses bucco-génitales, Annie ne nous passe rien. C’est d’une indécence totale, non pas ce qu’ils font, mais le fait qu’elle ne vit que pour ces moments intimes et jouissifs qui la rendent d’autant plus malheureuse après qu’elle ne se sent pas aimée. Elle guette tous les signes qui pourraient lui faire croire qu’il a une réelle affection pour lui mais rien. Elle passe ces deux ans à pleurer à chaudes larmes tellement elle est malheureuse. Elle suppose même vers la fin — il vient moins souvent — qu’il a une autre maîtresse en plus de sa femme à qui il fait souvent l’amour.  Mais on n’en saura rien. Elle devient indifférente à tout le reste, plus rien ne la touche, son moteur est à l’arrêt, l’écriture est impossible, à part ce journal qui la remet en situation.
Ce journal est donc une litanie de gémissements tragiques, de ressassement dramatique vaguement perlés de petits pics de joie lorsque la relation lui laisse encore une trace de complicité. C’est cru, je ne parle pas des séances car elle ne décrit pas dans le détail ce qui s’y passe, mais de la misère dans laquelle elle semble se complaire comme si elle était réellement maso (c’est moi qui pense ça), on a l’impression qu’elle érige sa douleur VS son désir violent et permanent en totem massif et écrasant. Durant toute cette affaire, elle ne prend plaisir à rien (à rien d’autre que les rapports), ne fait rien, met plus de six mois à rédiger un pauvre article, ne sort pas avec des ami.e.s (en a t-elle seulement ?), même ses fils (qui sont adultes) l’embarrassent quand ils passent, l’empêchant de se concentrer sur ce mal d’amour qui la ronge. J’oublie de le dire : dans ces années-là, il n’y a pas d’internet ou de mobiles et comme la femme de S. est sa secrétaire à l’ambassade (où Annie se rend car elle est souvent conviée à des soirées culturelles), elle ne peut pas téléphoner. Elle est donc réduite, comme n’importe quelle midinette soumise, à attendre qu’il la contacte. Le plus dur c’est qu’il ne lui dit pas vraiment quand il sera rappelé à Moscou, et toujours elle craint qu’il ne la préviendra même pas lorsqu’ils déménageront.
Cette femme, par ailleurs brillante, se laisse voir sous un jour pathétique, extrêmement dévalorisant, c’est une loque névrosée, sa soumission odieuse, flagrante, ne mènera à rien. Elle le sait puisqu’elle l’a déjà vécu  avec les autres (elle en fait référence et compare ses douleurs). La fin est d’ailleurs encore plus pénible que le début puisque, comme S. vient de moins en moins, elle raconte ses rêves dans son journal.
Mais c’est intéressant.

Se perdre d’Annie Ernaux, 2001 aux éditions Gallimard. 296 pages. 110 fr. 16,77 € . Et chez Folio.

Texte © dominique cozette

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